– « Là, maintenant ? » Demanda le garde, l’air ébahi.
– « Oui. »
Habituellement, selon les pratiques courantes au sein de la noblesse, il aurait dû laisser l’ambassadeur se reposer quelques jours et organiser un somptueux banquet pour l’accueillir. Tout au moins aurait-il mieux valu prévoir un rendez-vous pour le soir. Cet homme représentant le Roi de Graycastle, il devait, dans la mesure du possible, être reçu avec les égards dûs à son rang.
Mais Jean ne pouvait plus attendre. S’il n’avait pas plu, il se serait de lui-même rendu sur le quai pour rencontrer au plus vite cet ambassadeur. Une flotte aussi énorme ne manquerait pas, en effet, d’attirer l’attention des deux familles et si l’une d’entre elles prenait contact avant lui avec Graycastle, les choses risqueraient de se compliquer.
À cette pensée, le Baron dit au garde :
– « À propos, faites savoir à la délégation de Graycastle que je suis la seule autorité dans la Baie des Sédiments. »
– « Bien monsieur. »
Mais une fois le garde parti, Jean regretta son impulsivité. Il n’aurait peut-être pas dû dire qu’il allait le recevoir immédiatement. Et si l’ambassadeur préférait respecter la tradition et attendre quelques jours avant de prendre contact avec lui ?
Jean se reprochait sa vanité : il aurait dû agir plus simplement.
Et pourquoi fallait-il qu’il pleuve juste au moment où il aurait voulu sortir ?
Le baron se sentait misérable.
Cependant, à sa grande surprise, le garde revint une heure plus tard, porteur d’une bonne nouvelle :
– « Ils arrivent, Monsieur! »
– « Conduisez-les immédiatement dans mon salon », ordonna jean en se levant.
Le Baron ne tarda pas à rencontrer l’ambassadeur de Graycastle.
Il était accompagné d’une dizaine de personnes, dont la moitié étaient des soldats qui restèrent à la porte. Les autres étaient en tenue officielle : Jean se dit qu’il devait s’agir d’assistants ou de clercs. Au centre se tenait celui qui devait-être l’ambassadeur.
Le Baron nota au passage que leurs manteaux, aux couleurs vives et fraîches et qui n’étaient faits ni de fourrure, ni de cuir, devaient être imperméables car tous secs malgré la pluie battante.
Visiblement, la rumeur selon laquelle Graycastle produisait bon nombres d’articles étranges était vraie.
Cependant, Jean fronça les sourcils à la vue de l’ambassadeur : de toute évidence, c’était un Mojin. Comment un barbare, généralement traité comme un esclave, pouvait-il représenter la noblesse de Graycastle ?
Le Baron dissimula sa surprise et étendit les mains avec un sourire chaleureux.
– « Je suis le Seigneur de la Baie des Sédiments qui, comme vous avez pu le voir, est une ville magnifique et prospère, un endroit merveilleux pour vous reposer. Puis-je savoir ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? »
Il s’exprimait sur un ton si humble et si courtois que même un Duc l’aurait accueilli avec quelques politesses.
Mais le Mojin restait de marbre.
– « Je suis Hache-De-Fer, Commandant de la Première Armée », répondit-il, imperturbable. « C’est moi qui dirige cette opération. Épargnons-nous les mondanités et venons-en aux faits. Les royaumes Wolfheart et de l’Éternel Hiver ne seront bientôt plus qu’un champ de bataille. Je suis ici sur l’ordre de Roland Wimbledon, Roi de Graycastle, Chef du clan Mojin et des Plaines Fertiles, pour sauver la situation. »
– « Mais de quoi, Diable, parlez-vous ? » S’exclama Jean Bate qui n’y comprenait rien et se demandait ce que pouvait bien vouloir dire “Chef” et où se trouvaient les Plaines Fertiles.
L’ambassadeur était-il en train de menacer de guerre ces deux royaumes ? Pourquoi ne tentait-il pas de négocier au préalable ?
Comme il ne trouvait pas ses mots, Zum prit la parole :
– « La Première Armée ? Serait-ce l’armée qui a vaincu l’Église ? »
– « En effet », acquiesça Hache-De-Fer.
« Monsieur Hache-De-Fer, s’il est évident que nous ne voulons pas de guerre au sein du Royaume, la décision ne nous appartient pas, car il se trouvera toujours des gens pour résister. Si vous parveniez à les persuader, cela pourrait-être évité », poursuivit Zum.
Jean hocha vigoureusement la tête, ravi de voir la manière dont s’y prenait son greffier.
Les Porte de Pierre Rouge et les Tusk seraient contraints de se battre. Alors qu’il jetait un regard triomphant à Hache-De-Fer, il fut surpris de voir dans ses yeux une lueur de sarcasme.
– « Vous n’avez pas le choix », répondit calmement le Commandant. « Lorsque l’ennemi sera là, c’est toute la race humaine qui sera en guerre, une guerre qui a déjà commencé dans un endroit inconnu de vous. Vous avez certainement entendu des rumeurs au sujet de l’Église, de la Divine Volonté et de l’attaque d’une race étrangère. »
Jean Bate en resta bouche bée. En tant que Seigneur d’une ville portuaire, il en avait, en effet, entendu parler par les marchands marins. Cependant, ces rumeurs infondées, si elles faisaient l’objet de discussions publiques, ne pouvaient constituer un véritable débat diplomatique. Mais au ton de l’ambassadeur, Jean se rendit compte qu’il parlait sérieusement.
– « Malheureusement, tout cela est vrai », conclut Hache de Fer d’un ton calme mais ferme.
Au même moment, on entendit au-dehors un bruit de tonnerre.
– « Wow, sont-ils tous faits de fer ? » Demanda Petit Futé en s’appuyant contre les solides clôtures.
– « Le fer rouille. À mon avis, ils ne sont pas humains », répondit White en essuyant son cheval et ses vêtements trempés. « Qui, ayant un peu de bon sens, resterait ainsi sous la pluie ? Il faut être fou! »
En moins d’une heure, des centaines de personnes descendue des navires avaient pris le contrôle du port. Tandis que les colporteurs, devant la tempête, se dispersaient, ces hommes installaient leurs tentes au milieu de la place. Quelques instants plus tard, la moitié du quai était couverte d’abris vert foncé.
Les hommes de Graycastle avaient également installé des obstacles en forme de tube aux intersections et sur certaines portions de routes surélevées. Quoique ces tubes ne ressemblassent pas à des armes, ils brillaient sous la pluie et donnaient à White une sensation nauséeuse.
Chacun de ces “tubes” était gardé par des soldats. Si tous portaient une cape imperméable, il était impossible de rester totalement sec par un temps pareil. Les violentes rafales de vent projetaient la pluie dans toutes les directions et White pouvait sans peine voir l’eau couler dans le cou des soldats et tremper leurs vêtements.
Cela devait être très inconfortable.
La baie étant humide et pluvieuse toute l’année, le Seigneur avait fait construire de nombreux abris dans la zone des quais. Mais visiblement, ces soldats, dressés comme des rochers dans leurs manteaux brillants, ne les avaient pas remarqués.
« Les hommes de Graycastle sont fous… », se dit White.
– « Hmm…bizarre », marmonna Petit Futé.
– « Quoi donc ? » Demanda White d’un ton bourru.
– « Regardez ces cargos, puis ceux qui restent à l’extérieur du port », répondit le jeune. « Ces derniers sont tous des trois mâts mais leur est peu profond. »
– « Leur tirant d’eau ? De quoi parlez-vous ? »
– « C’est en quelque sorte une évaluation du poids de la cargaison », répondit Petit Futé d’un ton dédaigneux. « Même déchargés, ces navires s’enfoncent encore plus profondément que les voiliers qui attendent hors du port. Qu’est-ce qu’ils mijotent ? Serait-ce une manipulation délibérée pour exagérer leurs forces ? »
– « Mais que voulez-vous dire ? » S’enquit White, impatienté.
– « Qu’il est possible que ces navires soient vides », répondit le jeune garçon en baissant le ton.
Lorsque Hache-De-Fer eut terminé son récit, Jean Bate mit un moment à se ressaisir.
Il venait d’entendre la longue et lointaine histoire des guerres entre humains et Diables, d’apprendre que ce conflit avait lieu tous les quatre cents ans et que cette fois, il était très possible que l’ennemi envahisse l’intérieur des terres en passant par la Chaîne des Montagnes Infranchissables.
– « En êtes-vous certain ? » Demanda le Baron.
D’après ses souvenirs, le Royaume de l’Éternel Hiver était ceinturé d’immenses chaines montagneuses et de falaises abruptes. Comment les Diables pourraient-ils passer par là pour envahir le pays ?
– « Non », répondit Hache-De-Fer en haussant les épaules. « C’est d’ailleurs pour cela que j’ai emmené ici une équipe de reconnaissance. Si nous voulons défendre ce continent, il va falloir nous unir sans quoi, l’humanité sera exterminée. »
Le Baron eut soudain le sentiment étrange d’être en plein cauchemar. Son secrétaire et ses gardes ressentaient certainement la même chose.
Il s’éclaircit la voix :
– « Bon, en supposant que vous disiez vrai, pourquoi le Roi vous a-t-il envoyé ici plutôt qu’au Royaume de l’Éternel Hiver ? »
« Nous l’avons fait, ne vous inquiétez pas. Si nous sommes ici, c’est très simple : nous voulons préserver le plus de monde possible de cette guerre, qu’il s’agisse d’hommes libres, d’esclaves, de réfugiés ou de vagabonds. » Hache-de-Fer marqua une courte pause avant de poursuivre : « En revanche, les nobles devront faire leur choix. Si vous coopérez, nous vous rendrons vos terres, vos propriétés et vos titres à notre départ mais si vous tentez de nous empêcher d’agir… »
Jean ravala sa salive.
« Vous deviendrez alors un ennemi aux yeux de la Première Armée », conclut froidement le Commandant.