Jean Bate ne voulait vraiment pas se faire l’ennemi du Roi de Graycastle.
Bien qu’il n’ait jamais rencontré ce monarque, il avait beaucoup entendu parler de lui et de son armée qui avait vaincu les Guerriers du Châtiment Divin, le Royaume de Wolfheart et terrassé l’alliance aristocratique du Royaume de l’Aube en une journée à peine. Roland Wimbledon avait unifié son royaume en six mois et d’après les rumeurs, il était même intervenu dans le coup d’État survenu sur l’Île du Grand-Duc.
Mais rien de comparable au fait d’apprendre que, dans le courant de l’année passée, l’armée de Graycastle avait combattu les Diables. De la part d’un autre Seigneur, il aurait eu peine à le croire mais comment réfuter une information qui lui venait du Commandant de l’armée en question ?
Quoi qu’il en fût, il n’avait aucun moyen de le vérifier par lui-même.
De l’avis de Jean, le plan du Roi de Graycastle était un peu trop irréaliste, voire insensé. S’il avait revendiqué le trône du Royaume de Wolfheart, il aurait aussitôt fait alliance avec lui mais en vérité, ce que voulait le Roi, c’était délocaliser toute la population des deux royaumes, que ce soit par mer ou par voie terrestre. Si la plupart des nobles n’avaient que faire de leurs sujets à partir du moment où cela leur rapportait, évacuer toute une ville était une toute autre histoire car cela représenterait une énorme chute de la production alimentaire, des impôts et de l’industrie.
Aussi invulnérable qu’elle puisse être, la Première Armée ne pouvait pas déclarer la guerre à tous les nobles du Royaume de Wolfheart! Sans le soutien des habitants, la logistique militaire serait compromise. Par ailleurs, le fait de vouloir s’en prendre à deux pays en même temps lui semblait incroyablement prétentieux.
Après un long silence, Jean Bate dit d’une voix feutrée :
– « Je ne comprends pas très bien pourquoi le Roi agit ainsi. Si jamais les Diables n’empruntent pas la Chaîne des Montagnes Infranchissables et que nous soutenions le Roi de Graycastle, nous perdrons des hommes, des terres agricoles, des villes et des mines. Je crains fort que nous ne puissions faire face à pareille perte. »
– « Je n’ai pas de réponse à cela. En tant que Commandant de la Première Armée, mon devoir est de mener à bien la mission que Sa Majesté m’a confiée. Ceci dit… si vous venez à la Cité Sans Hiver, vous comprendrez. »
– « Très bien. Une dernière question cependant alors », dit le Baron en s’humectant les lèvres. « Vous avez dit que les nobles pouvaient prendre leurs décisions. Et si je décidais de vous accompagner ? »
Hache de fer acquiesça, puis désignant un clerc qui l’accompagnait, répondit :
– « Je vous présente Rémy, fonctionnaire chargé de l’immigration au Bureau Administratif de la Cité Sans Hiver. Il va vous tout vous expliquer. »
– « Bonjour, Monsieur le Baron, vous allez donc devenir citoyen du Royaume de Graycastle », dit ce dernier en feuilletant une pile de documents. « Je puis d’ores et déjà vous dire que Roland Wimbledon est un Roi bienveillant qui jamais ne maltraitera quiconque ayant apporté sa contribution au royaume. Graycastle est régi par une série de lois selon lesquelles les nobles perdent tout pouvoir féodal et ne peuvent plus transmettre leurs terres par héritage. Cela dit, étant donné votre expérience en matière de gestion, vous pourrez rejoindre le Bureau Administratif et assumer le poste de Gouverneur local ou contribuer à l’expansion du territoire de Sa Majesté, dans les Plaines Fertiles par exemple. Il va de soi que si les Quatre Royaumes ne sont pas envahis par les Diables, vous pourrez, si vous le désirez, continuer à gouverner la Baie des Sédiments, voire une plus large région car à mon avis, tous les nobles ne choisiront pas de se rallier à nous. »
Il a fallu près d’un quart d’heure à Remy pour lire tous les documents, qui détaillaient en effet tout l’aspect prospectif d’une politique qui, visiblement, avait été mûrement réfléchie. À l’écouter, Jean Bate se dit que jamais il n’aurait pu rédiger un document aussi complet. Son auteur devait être un ministre exceptionnel.
En bref, cette proposition portait essentiellement sur le fait d’échanger des intérêts à court terme contre des bénéfices à long terme. Il ne dépendait que de lui de devenir bien davantage que le Seigneur d’une baie.
Si, en temps normal, Jean aurait pris le temps de bien réfléchir avant de rendre sa décision, la situation dans laquelle il se trouvait ne lui en laissait pas le loisir.
Par ailleurs, ce qu’on lui proposait valait mieux que d’être assassiné par l’une ou l’autre des deux familles.
D’après lui, il faudrait un à deux ans pour évacuer les deux pays. Il pourrait donc, pendant ce temps, continuer à gouverner la Baie des Sédiments sans avoir à les redouter.
Il prit une profonde inspiration et répondit :
– « Je souhaite m’allier au Roi de Graycastle. »
– « Judicieuse décision », commenta Hache-De-Fer, impassible, comme s’il connaissait déjà sa réponse. « Vous pouvez d’ores et déjà émettre un ordre administratif pour commencer l’évacuation. Nous avons à votre disposition une équipe de professionnels pour vous aider. »
– « Si vite ? » Demanda le Baron, surpris.
– « Oui, nous ne restons pas longtemps. La Première Armée quittera le Royaume de Wolfheart pour l’intérieur dans les trois jours. »
Jean Bate eut un moment d’hésitation.
– « Mais…Les chevaliers des familles Tusk et Porte de Pierre Rouge ne vous le permettront pas. Si je doute qu’ils opposent une résistance ouverte à Graycastle, ils pourraient interférer avec votre opération en attaquant les patrouilleurs postés dans le port. »
Il était d’autant plus gêné de révéler cette vérité qu’une heure auparavant, il avait dit à Hache-De-Fer qu’il était le seul dirigeant Bai des Sédiments. Cependant, il devait soulever le problème au cas où les deux familles viendraient à apprendre qu’il était de connivence avec Graycastle et décideraient de semer le trouble. Par ailleurs, il voulait voir si Hache-De-Fer tiendrait sa promesse. »
Mais la réponse de ce dernier, à nouveau, le surprit :
– « La Baie des Sédiments étant la clé de ce plan d’immigration, je ne permets à personne de le contrecarrer aussi, nous laisserons une centaine de personnes ici après le départ de la Première Armée. » Le Commandant fit signe à l’un de ses assistants qui quitta immédiatement le salon. « J’ai fait quelques recherches sur ce royaume avant de venir et je ne laisserai à personne l’occasion de nous résister ou de nous jouer des tours par-derrière. Nous allons prendre des mesures pour éliminer ces obstacles potentiels. »
– « Vous voulez dire… »
– « Attendez de voir et vous serez convaincu », répondit Hache-De-Fer en se levant. « Ne vous inquiétez pas. Ces menaces qui vous inquiètent auront bientôt disparu. »
– « Il pleut toujours aussi fort » fit remarquer Petit Futé en tendant la main.
– « Dans ce cas, que faites-vous encore là ? » Demanda White en massant sa jambe endolorie.
– « Je ne veux pas être trempé. Par ailleurs, ces abris sont pour tout le monde. Je resterai aussi longtemps que je le voudrai », rétorqua-t-il avec une grimace.
White parut offensé. Il était sur le point d’apprendre à son interlocuteur le respect dû aux aînés lorsque soudain, un groupe d’hommes de Graycastle qui quittaient leurs tentes attira son attention.
Ceux-ci se regroupèrent en deux colonnes, éclaboussant le pavé.
Les tubes métalliques qu’il portait sur le dos l’intriguaient, de même que ces dispositifs noirs qu’ils avaient installés sur les guérites.
Alors que le groupe de soldats disparaissait sous la pluie, White comprit pourquoi il était si nerveux. Jamais ces tubes n’auraient pu être fabriqués par des forgerons humains.
Du reste, à en croire les murmures, il n’était pas le seul à les avoir remarqués.
Pourtant, Petit Futé restait étonnamment calme.
Mais lorsque White se retourna, il était parti.