L’esprit tourbillonnant, Audrey analysa divers points simultanément :
Monsieur Le Pendu a décrit Qilangos comme étant un loup solitaire qui ne faisait confiance à personne Il était donc le seul à connaître ses plans. En dehors de moi, qui l’ai rapidement démasqué, personne d’autre n’aurait dû savoir qu’il tenterait l’assassinat ce soir…
Je n’ai dit qu’à Père et à M. Le Fou que je soupçonnais Qilangos d’avoir pris les traits du Baron Gramir…
Même si le manoir du Duc Negan est équipé d’une ligne télégraphique et qu’il aurait parfaitement pu envoyer des informations à temps pour demander de l’aide, il n’y a aucune raison de le cacher… La perplexité de Père laisse à penser que l’être puissant qui a tué Qilangos ne faisait pas partie de leurs attentes…
En recoupant tout ce qui précède, je suis presque certaine que c’est l’adorateur de M. Le Fou qui a tué Qilangos !
De plus, seul le Club du Tarot, dont le mode est unique, pourrait générer une situation aussi étrange et dont on ne peut trouver le mobile !
Qilangos était un Béni des Vents de Séquence 6 et possédait cet objet magique – la Faim Péristaltique. Pour être capable de le tuer aussi vite et sans laisser de traces, il ne pouvait s’agir que d’un Transcendant de Haute Séquence également connu sous le nom de Demi Dieu, n’est-ce pas ? A moins qu’on ait utilisé un Artefact Scellé extrêmement dangereux ?
Dans tous les cas, cela montre que l’adorateur de M. Le Fou est extrêmement puissant…et que ce dernier est à la hauteur de sa réputation !
Quoi qu’il en soit, j’ai effectivement fourni des indices. M. le Pendu devra donc tenir sa promesse et me remettre une glande pituitaire de Salamandre Arc-En-Ciel !
C’est certainement la toute première mission de notre Club du Tarot : si Qilangos, l’un des Sept Amiraux Pirates, est mort, c’est grâce à nous !
Voyant l’excitation de sa fille, le Comte Hall, qui avait été un bel homme dans sa jeunesse, s’éclaircit la voix et prit un air solennel :
– « Audrey, je sais que vous vous intéressez beaucoup à l’occultisme, ce que je tolère en temps normal. Mais vous ne devez pas vous impliquer dans cette affaire. Vous ne devez même pas poser de questions à ce sujet. D’ici la fin de l’année, la Reine vous présentera officiellement à la société de Backlund. En tant qu’adulte, vous devez savoir et vous souvenir qu’un terrifiant Transcendant ou une puissante organisation secrète signifie la plupart du temps un danger. Comprenez-vous cela ? »
– « Oui, Père », répondit Audrey d’un air charmant. « J’étais juste un peu curieuse. »
– « La curiosité n’est pas mieux ! » Souligna le Comte qui ne put s’empêcher de soupirer, désarmé.
– « Très bien ! » acquiesça docilement sa fille.
De toute façon, j’en sais plus que vous sur cet incident… Pensa-t-elle avec une grimace.
Le Comte Hall réfléchit et dit avec un doux sourire :
– « Quoi qu’il en soit, vous êtes l’héroïne de la soirée et le sauveur du Duc Negan. Concernant la mort de Qilangos, le mérite vous revient pour moitié, de même pour la prime. Et il va de soi que si personne ne vient se réclamer d’avoir tué cet homme, le reste vous reviendra également, ce qui, additionné, vous fera dix mille Livres au total.
« Et… il est possible que vous touchiez aussi les primes promises par la République d’Intis, l’Empire Feysac et d’autres pays et organisations. Après conversion, cela devrait faire environ vingt mille Livres.
« Le Duc Negan a promis qu’il vous ferait cadeau de son domaine de vacances à Desi Bay. Il comprend une immense plantation d’hévéas. Je n’en connais pas exactement les revenus annuels, mais ce n’est certainement pas une petite somme. A l’époque, il a dépensé huit mille Livres pour l’acquérir et par la suite, il y a même fait construire une maison et acheté des graines de bonne qualité pour la plantation. »
Audrey, dont l’héritage s’élevait à trois cent mille Livres, était déjà considérée comme riche. Une récompense de près de quarante mille Livres représentait tout de même un revenu énorme que de nombreuses artistocrates n’auraient même jamais perçu à titre de dot.
Lady Mary Oldbury, aristocrate et fille de millionnaire qui, au mois d’Aout, avait épousé un homme d’affaires, n’avait pour dot qu’une somme de quatre-vingt mille Livres.
Je n’ai jamais pensé à la prime… murmura Audrey en son for intérieur.
Soudain, quelque chose lui vint à l’esprit : si elle touchait la prime et que son nom vienne à se répandre, Le Pendu n’aurait aucune peine à découvrir qui était Justice.
Cela ne doit pas se produire ! En tant que membre du Club du Tarot, je me dois de conserver un certain mystère !
Audrey se tourna vers son père :
– « Père, je suis un peu inquiète… », commença-t-elle en pesant ses mots.
– « Pourquoi ? Que se passe-t-il ? » Demanda vivement le Comte Hall.
– « Si l’on apprenait que c’est moi qui ai découvert que Qilangos a pris les traits du Baron Gramir, je crains que ses hommes de main ne cherchent à se venger et que celui qui a ordonné l’assassinat du Duc Negan ne me prenne pour cible… » expliqua la jeune fille en s’efforçant de prendre un air pitoyable, fragile et démuni.
– « Je vais engager quelqu’un pour vous protéger », répondit aussitôt le Comte. Puis, hochant légèrement la tête, il ajouta : « Il n’est vraiment pas nécessaire que vous preniez un tel risque. De plus, la personne qui a tué Qilangos a pris la Faim Péristaltique. Bien entendu, pour un Transcendant de Haute Séquence, ce ne serait pas une raison suffisante pour intervenir… Bon, je vais demander au Duc Negan de garder cela secret et d’envoyer quelqu’un récupérer la prime en votre nom. Je vous dédommagerai en privé. »
Il eut un sourire : « Vous êtes bien ma fille ! Vous avez gagné quarante mille livres avec tant de facilité ! Plus du dixième de votre fortune actuelle. »
Les trois cent mille livres représentaient la somme qu’il avait mise de côté à son intention, somme à laquelle, lorsqu’elle se marierait, il ajouterait ce qui lui revenait à titre d’héritage.
– « Suis-je aussi douée que vous l’étiez ? » Demanda Audrey, ravie.
Le Comte Hall secoua la tête et se mit à rire.
– « Bien plus. Ma toute première entreprise commerciale ne m’a rapporté que soixante livres de bénéfices. »
La jeune fille se sentit soudain transportée de joie. La satisfaction à la pensée de percevoir une prime de quarante mille livres, le compliment de son père, le fait d’avoir causé la mort de Qilangos, d’avoir accompli une tâche extraordinaire et l’hypophyse de Salamandre Arc-En-Ciel qu’elle allait recevoir du Pendu décuplaient son bonheur.
J’ai vraiment envie de faire part de tout cela à M. Le Fou pour qu’il me rassure… Mais pas question. Un être puissant et mystérieux a tué des Qilangos pour un motif inconnu. Quelqu’un pourrait m’observer en secret à la recherche d’indices sur la mort du Contre-amiral Ouragan. Je ne peux pas me permettre de laisser paraître quoi que ce soit d’anormal… Et puis d’abord, il n’y a rien d’anormal chez moi. Tant que je ne tente pas de prononcer l’honorable nom de M. Le Fou…
Hmm, si le meurtre a vraiment été commis par l’adorateur de M. Le Fou, il doit déjà être au courant et n’a pas besoin que je lui fasse un rapport… Voyons… Dois-je partager la prime avec l’adorateur ? Non, quel que soit le mode de paiement utilisé pour transférer vingt mille livres, cela attirerait certainement l’attention. Je ne peux pas prendre le risque…
De plus, c’est Le Pendu qui a sollicité l’aide de M. Le Fou. En principe, c’est lui qui devrait payer la récompense. Oui, oui, n’oublions pas qu’il a déclaré avoir en sa possession de nombreuses pages du journal de l’Empereur Roselle !
Je vais essayer de rassembler d’autres pages de ce journal pour remercier M. Le Fou d’avoir répondu à mes prières, décida-t-elle aussitôt. L’argent est certainement trop grossier pour l’intéresser…
…
Dans un bureau secret du manoir Negan…
Assis sur une chaise à haut dossier derrière sa table de travail, le gros et imposant Duc contemplait Ace Snake, le Chantre de Dieu, le Premier Ministre Aguesid Negan et les autres personnes présentes, tout en fumant son cigare.
– « Au vu des informations actuellement en notre possession, nous ne savons toujours pas qui est le Transcendant de Haute Séquence qui a tué Qilangos », dit le Premier Ministre qui arrivait tout juste de chez le Roi.
L’Archevêque Snake hocha la tête.
– « Après vérifications, nous sommes certains qu’il ne s’agit pas de l’un de ceux que nous connaissons, ni de l’Épiscopat Numineux.
« Nous avons suffisamment de raisons de croire qu’il s’agit d’un puissant et mystérieux Transcendant dont nous n’avons pas connaissance. Bien entendu, nous n’éliminons pas la possibilité que cette personne ait eu recours à un dangereux Artefact Scellé. »
Son cigare entre les doigts, le Duc Negan suggéra :
– « Il ne s’agit peut-être pas seulement d’un Transcendant de Haute Séquence. Il se peut qu’il y ait, derrière lui, une organisation secrète. Une organisation sur laquelle nous ne saurions pas grand-chose. Sinon, comment auraient-ils pu tendre une embuscade à Qilangos avec une telle précision ? Peut-être même que l’un de leurs membres faisait partie des personnes présentes au bal de ce soir. »
– « Indépendamment de cette possibilité, nous devons nous montrer prudents. Il nous faut découvrir au plus vite l’identité de ce Transcendant de Haute-Séquence, le but de sa présence à Backlund et pourquoi il a tué Qilangos. »
Un Transcendant de Haute Séquence dont ils n’auraient jamais entendu parler et qui traînait à Backlund… C’était suffisant pour attirer l’attention du gouvernement et des trois grandes Églises !
Un Transcendant de Séquence 4 ou 3 ne résisterait sans doute pas aux canons de leurs vaisseaux de guerre, cependant, mieux valait éviter un assaut frontal. Le pouvoir de ces gens n’était que trop mystérieux.
Ainsi, il existait des entités encore plus dangereuses que les navires de guerre en acier, raison pour laquelle on les appelait des Demi Dieux !
Le Chantre de Dieu se leva :
– « Je vais prendre des dispositions et contacter l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle, celle du Dieu de la Vapeur et la Conscience Collective des Machines. »
– « Sa Majesté permettra à l’armée et aux agences de renseignement de coopérer », promit le Premier ministre Aguesid.
…
Dans un hôtel du Quartier Nord de Backlund…
Assis sous une lampe à gaz, Azik contemplait le gant posé devant lui.
Celui-ci était très fin. On aurait dit qu’il était fait de peau humaine et qu’il suffirait de le remplir de chair et de sang pour qu’il devienne une main.
Azik l’observa longuement puis, le visage déformé par la souffrance et la douleur, il murmura :
– « Il me semble… il me semble avoir coopéré avec eux auparavant… »
…
Klein, qui n’avait aucune nouvelle ni de Justice, ni du Pendu et attendait toujours la réponse de M. Azik, avait passé une très mauvaise nuit.
Pour que Mlle Justice et M. Le Pendu n’aient pas pris le risque de me contacter, il a dû y avoir du grabuge. Mais pourquoi M. Azik n’a-t-il pas répondu à ma lettre ? N’est-il pas intervenu ? Aurait-il eu un accident ? A-t-il été blessé par Qilangos ?
Portant la main à sa bouche pour étouffer un bâillement, il se dirigea vers la voiture publique en direction de la rue Zoeterland.
Celle-ci était sur le point de partir lorsque le jeune homme entendit soudain le livreur de journaux – une autre invention de l’Empereur Roselle – crier :
« Edition Spéciale ! Edition Spéciale ! Le Contre-amiral « Ouragan » Qilangos tué à Backlund !
« Edition Spéciale ! Edition Spéciale ! Le Contre-amiral « Ouragan » Qilangos tué à Backlund !
Un instant stupéfait, il sortit rapidement un penny et acheta le Tingen Edition du Matin, comme de nombreux passagers.
Ouvrant le journal, il jeta un œil au titre :
Le Pirate Qilangos abattu par le garde du corps du Duc à Backlund.
Qilangos est mort ? Serait-ce M. Azik ?
Plongé dans une profonde réflexion, Klein se dit en lui-même :
Dire qu’il faut que j’apprenne la nouvelle par les journaux, moi, le boss qui tire les ficelles en coulisses !