Nefolwyrth
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Chapitre 19 – Une accalmie tourmentée
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-1-

Lucéard : « Que voulait-il dire par “c’est un enchantement mineur à côté de votre cimeterre ” ? »

Dans une ruelle peu fréquentée d’Oloriel, le maître se retournait vers moi. Un mois avant la prise d’otage de l’école, alors que je suivais l’entraînement d’Heraldos, nous avions rendu visite à un enchanteur, et ce qu’il avait dit lors de nos achats m’était resté en tête.

Heraldos : « Tu es encore loin d’avoir une bonne perception magique, Lucéard. »

Déduit-il dans un premier temps, avant de frotter sa barbe. Il finit par s’arrêter pour me faire face.

Heraldos : « J’espère au moins que tu as eu l’intelligence de remarquer que dans son esthétique, Caresse était loin d’être similaire aux autres armes. »

Difficile de la confondre avec une autre, c’est sûr. On dirait qu’elle a été forgée expressément pour attirer l’attention.

Heraldos : « Bien sûr qu’elle est enchantée. Et comme tu le sais maintenant, tous les enchantements ne se valent pas. »

J’écoutais assidûment la leçon d’Heraldos. Ses connaissances ésotériques étaient toujours très précises, et il dégageait l’autorité d’un véritable spécialiste de la magie.

Heraldos : « On retrouve le plus souvent des enchantements mineurs dans la vie de tous les jours. Les grands guerriers, eux, font appel aux meilleurs enchanteurs pour que leurs armes reçoivent des enchantements communs. Ceux qui sont prêts à y dépenser une fortune s’adressent aux meilleurs, à ceux qui peuvent faire ce que l’on appelle des enchantements supérieurs. »

Je notais que comme la magie classique, l’enchantement distinguait les effets les plus faibles comme étant « mineurs » et les effets hors du commun comme « supérieurs ».

Heraldos : « Mais la grande majorité des combattants ne peuvent se voir forger une arme enchantée avec leurs maigres économies. Seules la très haute bourgeoisie et la noblesse peuvent se payer de telles armes. Néanmoins, bien des aventuriers et chasseurs de trésors passent leur vie à chercher des armes de ce calibre, disséminées partout dans le monde, et dont l’origine est inconnue. Certaines de ces armes sont considérées comme légendaires, certaines sont vénérées dans leurs villages, d’autres scellées à tout jamais. Mais le cimeterre que tu portes n’est pas l’une d’elles. »

Son regard était plus sombre que jamais. Je devinais que ce qu’il s’apprêtait à dire était particulièrement important.

Heraldos : « C’est une arme divine. Une arme que la magie humaine ne pourrait reproduire. Voilà à quel point Caresse est précieuse. »

J’étais incrédule.

Lucéard : « Mais quelle idée de gâcher une arme divine avec un tel nom ? »

Je reçus un coup de bâton impitoyable.

Je me frottais le crâne, regrettant ma remarque. Ma curiosité n’était pas encore assouvie.

Lucéard : « Dites, et en quoi consiste cet enchantement ? Je n’ai jamais rien remarqué de spécial en l’utilisant. Pourtant, ça doit être quelque chose d’extrêmement puissant. »

Et surtout, qui êtes-vous pour avoir été en possession d’une telle arme ?

Comme s’il s’attendait à devoir un jour avoir cette discussion, il semblait réfléchir intensément.

Heraldos : « Tu t’es à peine battu, Lucéard. Tu n’as rien vu encore de la cruauté des combats. »

Comme pour me tester, il finit par me répondre à l’aide d’une autre question.

Heraldos : « Dis-moi, Lucéard, quel pouvoir aimerais-tu que cette arme possède ? »

Lucéard : « Euuh… »

Je puisais l’inspiration en regardant autour de moi, comme si cette ruelle allait me donner un indice. Le ciel non plus ne m’aiguillait pas.

Lucéard : « Je ne sais pas, elle pourrait… Devenir géante ? »

Ce choix me valut un énième coup de bâton.

Heraldos : « Les enchantements de renforcements sur une arme ne peuvent rendre que plus dangereux ces outils de violence conçus pour répandre la souffrance et la mort. »

Je ne m’attendais pas à cette réflexion, et grimaçai de surprise.

Lucéard : « E-en effet… Vu sous cet angle… »

Heraldos : « Je repose ma question. Quel pouvoir souhaiterais-tu que Caresse ait ? »

Je repris mon sérieux et fixai le cimeterre dans son fourreau, frôlant le manche du bout des doigts. Je me fiais à présent à ce que j’avais ressenti lors de mes combats.

Lucéard : « J’aimerai qu’elle ne soit capable que de protéger, et non plus de blesser. »

Ses sourcils s’étaient levés l’espace d’un instant. Assez haut pour que je pense qu’il fût agréablement surpris.

Heraldos : « Comme tu le sais, elle ne possède pas un tel pouvoir. Cependant… »

Pendu à ses lèvres, j’attendais qu’il conclut sa phrase. Il me fixait.

Heraldos : « Caresse ne peut engendrer la mort. Tant que tu n’utilises que cette arme en combat, tu ne pourras jamais tuer qui que ce soit. »

Je ne m’attendais pas à ce que la vraie nature de Caresse me procure un tel sentiment de soulagement.

Lucéard : « C’est plutôt rassurant à entendre… »

Heraldos : « Maintenant que tu sais ça, n’hésiteras-tu plus à attaquer des êtres vivants ? »

Lucéard : « … »

Mes lèvres figées le restèrent assez longtemps pour que le vieillard soit satisfait.

Heraldos : « Bonne réponse. »

Le fardeau de porter les armes ne pouvait pas s’estomper pour autant. Sa rhétorique me l’avait rappelé.

Heraldos : « C’est une arme, et elle peut toujours faire souffrir, physiquement, mentalement. Elle peut toujours engendrer la peur de la douleur et de la mort. Comme toutes les armes, elle ne reste qu’une messagère de l’horreur. Elle pourrait permettre à un porteur malveillant de frapper sans relâche son ennemi, sans que ce dernier ne puisse être libéré par le trépas. Mais le sang qu’il perdrait à chaque coup fatal finirait par l’anémier, il finirait certainement par s’asphyxier, sa vie drainée par l’hémorragie, et périrait de la plus lente des agonies. »

-2-

Qui penserait à utiliser Caresse d’une telle façon ?

En chemin vers le palais, je ressassais des souvenirs, l’air perdu. Je constatai enfin la tombée de la nuit sur Lucécie, ce qui me rappela autre chose.

Il faudra que je présente mes excuses à Miléna la prochaine fois que je la vois.

Je me sentais aussi coupable envers Ellébore. Même si elle l’avait dit en plaisantant, je savais que ce qu’elle m’avait confié alors que nous rentrions chez elle n’était pas anodin.

«Voir quelqu’un mourir, et pointer une arme sur quelqu’un sont les deux choses les plus traumatisantes que j’ai jamais vécues, et c’est arrivé la même journée. »

C’était probablement pour ça qu’elle m’avait paru terriblement morose avant que je ne parte. Après quelques pas, ce qu’il me restait à faire était devenu limpide.

C’est décidé ! J’irai lui rendre visite demain ! Après tout, c’est à cause de moi qu’elle a cru voir Miléna mourir sous ses yeux. Et puis… C’est pour tenter de me sauver qu’elle a brandi sa dague.

Les lumières traversant le verre des fenêtres du palais attirèrent mon regard. J’y étais.

N ‘est-ce pas trop tôt pour ressentir de la nostalgie, Lucéard…

Les gardes me saluèrent à l’entrée de la cour extérieure. J’arrivais bien assez tôt dans le hall. Rien n’avait changé ici. Ni l’odeur, ni l’atmosphère de cet endroit. Manipulé par de terribles sentiments, j’avais renoncé à considérer ce palais comme chez moi. Pourtant, après quelques pas ici, je me sentais déjà à ma place.

J’aperçus enfin Gobeithio, mon oncle, en train de discuter avec un homme large par son accoutrement, et usé par l’âge. Il s’agissait du conseiller du Duc, Hybarch Rhagoriaeth. De tous ceux qui erraient sans cesse dans ces corridors, c’était celui que je méprisais le plus. Mon regard s’affermit tandis que j’approchais.

Gobeithio : « Lucéard, te revoilà. »

Le comte d’Aubespoir portait sur moi un regard sévère. Ce regard qui était devenu le plus naturel chez lui. Je me souvenais à peine l’avoir connu autrement. Néanmoins, quand ses lèvres se déliaient en un sourire, je revoyais l’oncle de ma prime jeunesse. Après avoir constaté que j’étais entier, ce sourire m’apparut.

Gobeithio : « Tu nous as fait une de ses peurs, mon cher neveu. »

Je baissai yeux, sourcils et mentons.

Lucéard : « Je suis navré, mon oncle… »

Gobeithio : « Tu n’as pas à t’excuser, enfin. Tu as fait preuve d’une grande bravoure. Cette fougue, cette détermination, et ce tempérament que tu montres quand tu voles au secours des autres. Tu deviens vraiment comme ta mère, Lucéard. Et c’est une très bonne chose. »

Le haut de mes joues rougissaient, et détourner la tête ne me permettait pas de le dissimuler entièrement.

J’entendis un toussotement condescendant non loin.

Hybarch : « Alors ce qu’on dit est vrai ? Je ne vous vois pas pendant des mois, et vous devenez le portrait craché de votre mère ? Qui l’eut cru ? »

Lucéard : « … »

Ma bonne humeur était déjà en chute libre. Mon oncle ne semblait pas non plus porter le conseiller dans son cœur.

Hybarch : « Vous m’avez l’air blessé, mon Prince. Ne devriez-vous pas éviter de vous exposer au danger ? Vous n’essayez pas de vous soustraire à vos responsabilités quand même ? »

Il ne semblait pas amusé. Il était clairement en train de me reprocher mes actions, et je me doutais qu’il ne parlait pas que d’aujourd’hui.

J’ai beau m’être un peu plus ouvert aux autres, je l’exècre encore celui-là.

Lucéard : « Je me porte comme un charme, figurez-vous. »

Il souffla d’un air hautain, me prenant de haut.

Hybarch : « Je ferai attention à mes fréquentations, si j’étais vous. J’espère me fourvoyer, mais j’ai cru comprendre que votre père est encore une fois en train de couvrir l’un de vos camarades hors-la-loi. »

Mon ton se fit plus amer encore.

Lucéard : « Il n’est pas à mettre dans le même panier que les autres personnes impliquées. »

Hybarch : « Oh ? Et y a t-il une raison à cela ? »

S’amusa t-il à me rétorquer.

Lucéard : « … »

Gobeithio : « Monsieur Rhagoriaeth, il est tout à fait raisonnable de douter des gens, mais seulement dans le dessein de les juger de la manière la plus juste. Mon neveu a assisté aux événements, et dans cette école, il a été le témoin d’une vérité qui nous échappe. Pensez-vous qu’il prendrait la défense d’un criminel sans raison ? »

Le conseiller grimaçait légèrement à l’idée que mon comportement contamine tout le palais.

Hybarch : « Je ne vous apprends rien, monsieur Nefolwyrth, mais l’intention et les actions sont tout ce qui compte. Il n’y aura pas de traitement de faveur pour un preneur d’otage et voleur même si on venait à lui reconnaître qu’il n’était que complice. Si on ne se fie pas à la loi pour rendre nos jugements, nous tomberons dans les pires travers. Gracier des coupables n’est pas mieux que de condamner des innocents. »

Gobeithio : « Encore une fois, je ne pense pas que nous puissions obtenir un verdict juste si nous ne prenons pas en compte tous les éléments. Si la loi sait se montrer souple, c’est parce qu’elle se sait incapable à elle seule d’apprécier toute la complexité de la réalité. »

Hybarch : « Eh bien, c’est tout à votre honneur. Croire en la bonté des Hommes, envers et contre tout. Vous tenez fièrement le discours que l’on attendrait de la noble famille Nefolwyrth. »

Sur cette pointe d’ironie, ce satané vieillard prit une posture suggérant qu’il nous faussait compagnie.

Gobeithio : « Quoi qu’il en soit, le Duc aura le dernier mot. »

Hybarch : « Je me réjouis que vous vous fiez au jugement du Duc à nouveau. »

Le comte d’Aubespoir ne répondit pas à cette provocation. Le conseiller de mon père savait trouver les points sensibles de ses interlocuteurs et les utiliser contre eux, ce qui faisait de lui un diplomate redoutable.

Hybarch : « Bien, je vous souhaite un bon appétit. J’ai pour ma part encore à faire. »

Je regardais mon oncle qui lui ne quittait pas Hybarch des yeux. Je finis par le rappeler à la réalité.

Lucéard : « Mon oncle, nous ne devrions pas tarder, le dîner va être servi. »

Il se tournait vers moi, surpris.

Gobeithio : « Et tu comptes manger dans cette tenue ? »

Je me retrouvais dans l’embarras. J’avais encore du sang sur mes précieux vêtements, et un cimeterre dans son fourreau.

Il me sourit affectueusement.

Gobeithio : « Décidément, c’est tout ta mère, ça. »

-3-

En peu de temps, je me retrouvais face à la porte de ma chambre, qui s’ouvrit avant même que je n’atteigne la poignée. Un gentilhomme en sortit.

Ernest : « Mon Prince, votre chambre est fin prête. »

Son flegme habituel me rendait de plus en plus curieux.

Lucéard : « Merci Ernest. Comment vous sentez-vous ? »

Ernest : « Quelle journée éprouvante. Les formalités d’inscriptions m’ont pris un temps considérable. »

Il riait sous sa moustache pour souligner le saugrenu de ses propos.

Cette prise d’otage est loin de l’avoir traumatisé.

Ernest : « Je vous serai gré d’apporter ces somptueux vêtements à Madeleine. Elle n’a pas bon moral, et serait certainement ravie de recoudre cette tenue pour vous. »

Lucéard : « Très bonne idée. Je vais me changer. »

Ernest : « Bien. Je vous souhaite un bon appétit. N’oubliez pas de raconter vos prouesses ce soir. Vous avez sauvé un vieux majordome en détresse, ça n’est pas rien. »

Je lui souris avant de disparaître dans la pièce où j’avais passé le plus clair de ma vie. Après quelques minutes, j’arrivais à la chambre de ma sœur. J’avais la chair de poule. Depuis quand faisait-il aussi froid dans ce palais ?

Comme je l’espérais, Madeleine était là. Elle venait de sortir de la pièce, plumeau en main. Son visage s’illumina en apercevant le jeune prince.

Lucéard : « Bonsoir ! »

Je n’étais pas très confiant à l’idée de venir lui parler, mais son accueil fut si chaleureux que je n’avais rapidement plus conscience de moi. Elle se rua vers moi, peinant à garder les distances qu’on attendait du personnel de maison.

Madeleine : « Mon prince ! Vous devenez un beau jeune homme. C’est ce que je me dis à chaque fois que je vous vois ces derniers temps. Mais quand même, regardez dans quel état vous revenez ! Faites un peu attention à vous, s’il vous plaît ! »

Lucéard : « D-désolé ! Mais- »

Madeleine : « Je sais bien, je sais tout ! Tout le monde ne parle que de ça dans ce palais. Votre tante l’a raconté à qui à bien voulu lui tendre une oreille. »

Lucéard : « Tiens donc, comme c’est étonnant. »

Ça ne l’était pas.

Madeleine : « Mon Prince… Vos vêtements… »

Elle pointait du doigt ma tenue comme si elle voulait me demander un service.

Lucéard : « Accepteriez-vous de- ? »

Madeleine : « J’accepte ! »

Son enthousiasme était rafraîchissant, voire inquiétant. Elle inspectait la tenue, puis se mit à soupirer en se tournant vers la chambre de Nojù.

Madeleine : « Vous savez, nous avons dû retirer tous les effets personnels de mademoiselle. Ce n’est plus qu’une chambre de plus dans ce palais… »

Je reconnus dans son ton qu’elle avait jusqu’ici gardé son ressenti pour elle.

Lucéard : « Je vois… On ne pouvait pas laisser ça tel quel indéfiniment, j’imagine. »

C’était toujours pénible à reconnaître. Mais j’étais fatigué de nier sans cesse. Ce n’était pas volontaire, mais je me refusais à penser trop longtemps à cette vérité. Je fermais les yeux, chassant ce qui était en train de m’envahir.

Madeleine : « Bien sûr, oui… Mais que va t-on faire de tout ça ? La plupart de ses “trésors” n’avaient de valeur que pour elle, et ses vieilles peluches sont devenues fragiles avec le temps… Et puis, et puis- »

Lucéard : « Pourrais-je les garder dans ma chambre ? »

Avant que le chagrin ne prenne le dessus, je m’étais fait violence pour en venir à cette idée.

Madeleine : « Oui… »

La gouvernante de ma sœur serrait ses mains devant elle, nerveusement.

Madeleine : « Oui ! »

Lucéard : « Une petite touche féminine ne fera pas de mal à ma chambre. »

Fis-je remarquer avec légèreté.

Madeleine : « Mon prince ! Je m’en occupe tout de suite ! Allez donc manger, vous ! Allez, allez ! »

Comme une furie, cette gentille dame démontra une vélocité qu’on ne lui connaissait pas. Je crois que je lui avais fait plaisir.

Je me surpris à sourire à mon tour.

Alors que je m’approchais de la salle de réception, je vis une longue chevelure sombre qui me précédait. Eilwen arrivait en baillant.

Lucéard : « Dure journée ? »

La demoiselle sursauta en poussant un petit cri aigu.

Eilwen : « L-lucéard ?! Tu m’as fait une de ses frousses ! »

Lucéard : « Oh, désolé. »

J’étais plus amusé qu’autre chose, mais une partie de moi tenait à m’excuser de lui avoir fait peur. Elle s’en était rendu compte, et après avoir signifié son étonnement se mit à me sourire discrètement.

Lucéard : « Allez, à table. »

Eilwen : « Attends… ! »

Elle tendait son bras dans ma direction, hésitante. Il lui avait fallu quelques instants avant de se lancer. Elle avait quelque chose à dire, et quand le moment fut venu, rien ne pouvait l’arrêter.

Eilwen : « J’ai trouvé ça super impressionnant ce que tu as fait tout à l’heure ! Tu n’as pas hésité une seconde à rentrer dans cette école, j’ai été bluffée ! »

Je n’osais déjà plus affronter son regard. Cette fille avait toujours été du genre passionné. Mais c’était bien la première fois que je faisais l’objet de son admiration. C’était une sensation plutôt agréable.

Lucéard : « Je me suis préparé à ce genre d’éventualité, ç’aurait été décevant que je reste là sans rien faire. Mais… Merci. »

Elle donnait à présent l’impression de vouloir aborder un sujet délicat. Mais elle ne se sentait toujours pas à l’aise avec moi.

Eilwen : « Ne sois pas modeste, ça ne te ressemble pas. Tu dois avoir une faim de loup toi aussi, allons-y ! C’est le moment de récupérer des points de vie ! »

Si l’on ne connaissait pas ses centres d’intérêt, les paroles de ma cousine pouvaient être particulièrement cryptiques.

Mon père présidait à table, entouré de la famille Nefolwyrth au grand complet. Mes grands-parents maternels étaient là aussi.

Rhys : « Lucéard, te voilà enfin. »

Mon grand-père, l’air austère, commençait à voir sa chevelure blanche se dégrader. Le visage carré et les traits durs qui étaient les siens le rendait intimidant par moment. Il savait pourtant rire comme personne quand ça lui prenait. On aurait pu sentir le ton d’un reproche en se fiant à ses propos, mais il n’en était rien. Il venait de retrouver son unique petit-fils.

Mabyn, l’épouse de Rhys Nefolwyrth, doyen de la famille, était plongée dans une discussion avec Tante Irmy. Mon père et elles se tournèrent vers moi en entendant mon prénom.

Mabyn : « Je n’en crois pas mes oreilles ! Tu n’es pas venu saluer ta famille parce que tu participais à un sauvetage d’otages ! Quelle histoire ! »

les cheveux d’un châtain terne dont les boucles raffinées ne se retrouvaient pas dans sa descendance annonçaient la présence d’une dame haute en couleur. Ce moulin à paroles qu’était ma grand-mère jetait son dévolu sur moi dès qu’elle m’aperçut. Jamais une personne issue de la noblesse ne s’était autant lassée de l’étiquette et de la bienséance. Son franc-parler était craint de tous ceux qui fréquentaient les soirées mondaines.

Mabyn : « J’ai dit à ton grand-père “Irmy se paie notre tête, c’est sûr”. Et je pensais que tout le monde était dans le coup, mais ce n’était pas une blague ! »

Mon grand-père ne semblait pas épaté. Au contraire, il était agacé. Il me regardait fixement, mais sa colère n’était pas dirigée contre moi.

Rhys : « La seule blague ici c’est de t’avoir laissé vagabonder durant tout ce temps, et ce après tout ce qui s’est passé. J’ai bien peur que ton père n’ait plus le sens des priorités, s’il l’a déjà eu. »

Le doyen des Nefolwyrth était passé maître dans l’art de redevenir sérieux là où on ne l’attendait pas, ce qui ne manquait pas de jeter un froid. Il devenait alors si imposant qu’il ne pouvait qu’être le centre de l’attention.

Sans aucune animosité, le Duc répondit calmement à la pique lancée par son beau-père.

Illiam : « Eh bien, mon fils, pour que le patriarche des Nefolwyrth fasse ce genre de remarques, preuve en est faite que tu ressembles de plus en plus à ta mère. Néanmoins, j’espère que tu n’as rien fait d’insensé. »

Lucéard : « Je… Oui. »

Hélas, je ne pense pas avoir fait grand chose de sensé ces derniers temps.

Illiam : « Je suis heureux de te revoir à notre table. Nous gratifieras-tu de ta présence jusqu’au départ des Nefolwyrth ? »

Son soulagement de me voir n’excluait pas qu’il s’accroche à l’espoir que je reste. Je devinais ces intentions maladroitement dissimulées. Cependant…

Lucéard : « Je ne resterai qu’une semaine. »

Mon sens du devoir ne me permettait pas de reconsidérer ce que j’avais convenu avec le maître. Je remarquais dans la réaction de mon père qu’il s’attendait à moins, mais cela lui parut trop court malgré tout.

Illiam : « Je vois. Il me faudra agencer mon emploi du temps en conséquence. »

Mon père n’avait jamais été très habile pour exprimer ses sentiments. Il portait la coupe à ses lèvres, ne sachant quoi ajouter.

Irmy : « Bon, et donc, ce jeune homme, Illiam ? »

Plutôt que de me harceler de questions, ma tante choisit de revenir à leur discussion initiale.

Illiam : « Monsieur Sholes s’attelle à son dossier. D’ici demain au plus tôt, il sera condamné à une peine d’un mois ferme, puis nous le ferons participer aux réparations de l’école jusqu’à la fin de celles-ci. »

En tant que Duc, mon père pouvait largement peser sur la décision juridique, ce qui pouvait faire jaser, et ce, pour de bonnes raisons. Néanmoins, je me satisfaisais de ce dénouement. J’en oubliai presque que l’école était dans cet état quasi-exclusivement par ma faute.

Irmy : « Voilà qui va faire des jaloux. Qu’en penses-tu, Gobeithio ? »

Elle ne semblait pas mécontente, mais se tournait malgré tout vers son mari, qui croisait les bras.

Gobeithio : « C’est…admissible. »

Illiam : « Ravi de l’entendre. »

La tension entre ces deux-là était vive.

Irmy : « Mais dis-moi, Lucéard, que s’est-il passé avec ce garçon exactement ? »

Nul doute qu’après ces derniers mois, ma famille désirait entendre des réponses, mais aucun d’eux n’osaient aborder le sujet qui leur était le plus précieux. Peut-être même n’oseraient-ils jamais.

Lucéard : « Eh bien, pour faire simple, il a réalisé son erreur et nous a prêté main-forte. »

Je mangeais déjà goulûment, et me cantonnai à l’explication la plus brève possible.

Sa curiosité n’était pas pour autant assouvie, mais elle hochait la tête avec intérêt.

Irmy : « Ton père nous a dit qu’il connaissait quelqu’un parmi les otages, ça ne doit pas être évident de se retrouver dans une telle situation. »

C’est le moins qu’on puisse dire.

Sa belle-mère eut une illumination en entendant ses mots.

Mabyn : « Ma foi, tu parles comme une vraie Nefolwyrth, maintenant, Irmy ! »

Cette remarque amusa l’assistance.

Irmy : « D’aussi loin que je m’en souvienne, ça a toujours été le cas ! »

Gobeithio : « Hmm… »

Sans prononcer un mot, son mari se montrait dubitatif, ce qui était à moitié dans le but de la taquiner.

Rhys : « Je ne peux pas en dire autant de toi, grand-mère ! »

La discussion était animée, et je m’étonnais d’entendre de tels éclats de voix dans une pièce où les repas étaient devenus bien silencieux. Sans m’en rendre compte, je ne faisais plus que m’imprégner du moment.

Deryn : « Lucéard, tu n’as plus faim ? »

Ma voisine de table se tournait vers moi. La jeune fille d’un naturel posé me fixait de ses grands yeux. Jusqu’à présent nos interactions avaient été limitées, et je me doutais qu’elle ne me portait pas dans son cœur. Pourtant, elle ne m’adressait pas la parole par politesse.

Lucéard : « Oh, si, si. Ce serait dommage de ne pas profiter de ce repas, c’est pas tous les jours qu’on peut manger aussi bien. »

Deryn : « Ah oui ? »

Ma réponse l’intriguait. Son sourire en coin malicieux me prenait pour cible.

Lucéard : « …Eh bien… Oui et non. »

C’était tout à fait commun en réalité pour la haute noblesse, nul doute que ma remarque fût perçue comme saugrenue.

Deryn : « Tu mènes une drôle de vie, Lucéard. J’avais du mal à y croire avant de te voir aujourd’hui. D’ailleurs, c’était vraiment courageux ce que tu as fait tout à l’heure. J’ai été très fière de toi ! »

Sa façon de présenter les choses était particulière, on aurait pu penser qu’elle se moquait, mais son visage laissait transparaître toute sa bienveillance.

Deryn : « C’est fou de se dire que je mange à côté de quelqu’un qui a sauvé une école aux mains de bandits. »

Je finis par répondre à son sourire sans rien ajouter. Je soulevais ma prochaine fourchetée pensant que la discussion se terminait ici.

Deryn : « Ce qui m’étonne le plus, c’est à quel point tu as changé. Quand je te parle, j’ai l’impression d’être avec Nojùcénie. »

Je faillis m’étouffer avec ma bouchée. Ma cousine était du genre à garder son sang-froid quoi qu’il arrive, mais face à ma réaction, elle fut prise d’une culpabilité panique.

Deryn : « T-tu vas bien ? Je n’aurai peut-être pas dû dire ça… »

Je bus à ma coupe en toute hâte avant de reprendre mon souffle.

Lucéard : « Non, ce n’est rien, ne t’en fais pas. »

Je retrouvais mon calme.

Lucéard : « Que ce soit vrai ou non, ça fait quand même plaisir à entendre. »

Deryn ne décollait pas son regard de moi, même si je le fuyais. En face de nous, Eilwen nous fixait tous deux. Elle était autant intriguée par mon comportement que par celui de sa sœur.

Deryn se remit à manger, petit bout par petit bout. Je ne connaissais personne qui mangeait aussi lentement et aussi peu. Cette fille avait un appétit d’oiseau qui jurait avec la voracité de sa sœur.

Je fixais ma propre assiette, je n’avais déjà plus faim.

-4-

Après le repas, je me retrouvais dans la cour intérieure. La lune éclairait à peine les portraits des disparues que j’étais venu voir.

Lucéard : « Nojù, Mère. Bonsoir. »

Les feuilles mortes parsemées devant l’autel me faisaient prendre conscience du temps qui était passé. La poussière s’était accumulée sur les cadres, me rappelant que je ne pouvais plus atteindre ce passé.

Je m’apprêtais à tourner les talons. Cette journée avait été ridiculement longue. Rien ne pouvait plus se mettre entre moi et ma literie. Cette idée m’apporta du réconfort.

Rhys : « Eh bien, si je m’attendais à te voir ici. »

Lucéard : « Grand-père… »

Je me trouvais presque gêné d’être ici en compagnie d’autres gens.

Rhys : « Tu n’appréciais pourtant pas venir ici, étant petit. Tu préférais consacrer ton temps à jouer de la musique plutôt que te recueillir auprès de ta mère. »

Lucéard : « … »

J’étais vraiment mal à l’aise maintenant.

Rhys : « Et honnêtement, c’était mieux comme ça. Commémorer une mémoire quand on a pas la tête à ça, c’est une insulte envers les défunts. Tu es là pour Nojùcénie, hein ? »

Ses mots étaient incisifs. Il n’essayait pas de me réprimander, mais je ne pouvais que me sentir mal vis-à-vis de mère après ses mots.

Mabyn : « Ne l’embête pas, vieil homme, il est venu saluer sa plus proche famille. »

On se tourna tous deux vers Grand-mère.

Rhys : « Mais enfin, je n’essayais pas de le taquiner, Mabyn. »

En se défendant, il prit conscience que ses paroles pouvaient être interprétées comme des reproches. Son épouse était remontée.

Mabyn : « Si tu lui parles comme ça, il ne voudra plus nous voir. Nous avons eu beaucoup de chance d’avoir d’adorables petits-enfants comme eux ! »

Le flot des pensées de la doyenne était tumultueux, sa voix se fit fluette.

Mabyn : « Nojùcénie était si mignonne, elle me rappelait moi quand j’avais son âge… Tout bonnement à croquer. »

Elle reniflait bruyamment.

Rhys : « Il faut te reprendre, grand-mère, tu nous fais ça à chaque fois ! »

Sa fougue ne l’avait pas abandonnée pour autant.

Mabyn : « Tais-toi, donc ! Si notre fils et toi n’arrêtiez pas de vous chamailler avec Illiam, nous pourrions passer plus de temps ensemble. Il n’est pas responsable de ce qui est arrivé ni à Llynel, ni à Nojùcénie ! Lui aussi est l’un de nos fils ! »

Rhys : « Oh non, c’est reparti ! Llynel, ta pauvre mère est devenue gâteuse ! »

Dit-il en s’adressant à l’autel. De mon côté, je me faisais petit.

Rhys : « Tu sais très bien ce que j’en pense, Mabyn. On ne va pas encore revenir là-dessus. »

C’est ce que j’appelle une dispute de vieux couple.

Mabyn : « Ah et bien la grand-mère gâteuse ira se promener en forêt avec son petit-fils sans toi ! »

Rhys : « Ah ça non ! Je viens aussi ! »

Madame Nefolwyrth venait de prendre le dessus.

Mabyn : « Et aussi avec Illiam ! »

Rhys : « Tu ne peux pas forcer le duc à marcher dans les bois avec deux vieillards, enfin ! »

Lucéard : « Hm, excusez moi ? Je vais rentrer, je suis un peu fatigué. »

Rhys et Mabyn : « Bonne nuit mon garçon. »

Me souhaitèrent-ils en se tournant simultanément vers moi. Puis leur regard se rencontrèrent.

Mabyn : « Oh, tu as entendu ça ? On y arrive encore ! »

Rhys : « Oui enfin, rien d’exceptionnel. »

Je les laissais savourer leur complicité et rentrais me réchauffer à l’intérieur.

Madeleine : « Eh voilà ! Votre tenue est comme neuve, et j’ai disposé les effets personnels de mademoiselle dans un coffre dans votre chambre, mon Prince. »

Lucéard : « Merci beaucoup. »

La main sur la poignée, j’étais impatient de me faufiler sous mes couvertures, mais puisque Madeleine était là, je profitais de l’occasion.

Lucéard : « Pourriez-vous m’apporter du matériel de couture ? »

Madeleine : « Bien sûr ! Mais pourquoi donc ? »

J’avais évidemment de la suite dans les idées.

Lucéard : « J’aimerai réparer quelque chose. »

-5-

Une fois couché, je me laissais happer par le confort de ces tissus. La douceur et la chaleur ne tardèrent pas à m’envelopper, me plongeant lentement au plus profond d’un sommeil réparateur.

Dire que ce matin, je montais la garde dans la forêt pendant qu’Ellébore dormait. Quelle… Journée…

On toqua à la porte.

J’ignore combien de temps était passé. Je plissai les yeux pour apercevoir la porte s’ouvrir sans que je n’aie eu le temps de répondre. Ma chambre était éclairée comme en plein jour et mon majordome s’y invita.

Ernest : « Mon Prince, votre sœur a insisté pour que nous jouions aux cartes tous les quatre. Vous joindriez-vous à nous ? »

Lucéard : « Vous voyez bien que je suis occupé. Et puis, ça ne m’intéresse pas. »

Ces mots m’échappèrent. Je les avais pourtant dit tout naturellement. Je repris mon rebec en main, lui signalant sans un mot qu’il pouvait prendre congé.

La porte se ferma, ce qui m’apaisait. J’avais enfin la paix. La douce mélodie reprit.

Pourquoi suis-je sans cesse dérangé quand j’ai du temps pour moi ?

On frappa à nouveau.

Lucéard : « Entrez… »

Soupirai-je, las.

Les longs cheveux sombres de ma cousine s’agitèrent quand elle pénétra dans ma chambre. Elle peinait à cacher son engouement.

Eilwen : « Lucéard ! Nojùcénie insiste pour que tu viennes, elle peut pas bouger là, donc c’est moi qui suis venu. Ça vaut vraiment le coup ! »

Je la fixais, agacé.

Lucéard : « Tu n’as pas entendu que j’étais en train de jouer ? »

Je lus dans ses yeux écarquillés qu’elle avait oublié pendant un instant à qui elle avait affaire. C’était une amère désillusion.

Eilwen : « Si… Mais… »

La froideur de mon ton lui avait même fait se demander si leurs pitreries valaient en effet le coup.

Lucéard : « Alors ? »

Impatient, mon ton se fit encore plus sec.

Eilwen : « …J’ai compris. »

La porte se ferma un peu plus fort. J’ignorai pourquoi elle était déçue. Elle aurait dû s’y attendre. Elle ne me portait décidément pas dans son cœur. Et je le lui rendais bien.

J’aimerai qu’on me fiche enfin la paix.

La porte se rouvrit sans préavis.

Talwin entra nonchalamment, et s’adossa contre le mur avec un air supérieur.

Talwin : « Mon petit Lucéard, devine qui vient de battre le record une fois de plus ? »

Je lui lançai un regard noir. Avait-il conscience que ses concurrents n’étaient que des enfants ?

Talwin : « Peut-être que tu voudrais descendre nous montrer une performance qui te vaudra de devenir mon rival ? »

Il avait énormément confiance en lui et était persuadé que tout irait dans son sens.

Lucéard : « Non. »

Talwin : « …Vraiment… ? »

Je le regardais à peine, craignant que prolonger le contact visuel le ferait rester davantage. Il était exagérément peiné par ma réponse. Qu’espérait-il ? Je n’avais certainement pas envie de m’abaisser à leur niveau.

Finalement, j’entendis la porte se refermer tout doucement. Mon cœur était lourd.

Je me sens…seul.

Nojù : « Ah, te voilà ! »

Mon sang ne fit qu’un tour.

Nojù : « Si tu ne sors pas plus souvent, tu vas rester ronchon toute ta vie, Lucé ! »

Lucé…

Les mains sur les hanches, elle projetait l’éclat de son sourire fièrement.

Nojù : « Je viens de faire une grande découverte, mais c’est secret absolu ! Tu vas voir, c’est dingue ! »

Lucéard : « Laisse-moi seul. »

Quoi ? Mais pourquoi ?

Ma conscience commençait à se dissocier de ce Lucéard que j’incarnais.

Coupée elle aussi dans son élan, elle parvenait toujours à rebondir. Après tout, elle avait l’habitude, et usait de sa bonne humeur pour insister.

Nojù : « Oh allez, s’il te plaît ! »

Lucéard : « Non, c’est non. »

Ne dis pas ça…

Je ne lui avais laissé aucune chance, son sourire retomba. Un rien pouvait lui briser le cœur.

Nojù : « Mais demain, on n’aura pas le temps de jouer ensemble… »

Lucéard : « Tant pis. »

Non…

Nojù : « C’est…pas grave. »

Non !

Je m’éloignais lentement de cette scène, impuissant. Nojù était déçue, infiniment déçue, et jamais je n’aurai plus l’occasion de la faire sourire.

-6-

Je me réveillais dans ma chambre, je me sentais terriblement mal.

Dire que ça commençait à se faire plus rare.

Je grelottais à peine après m’être redressé.

Il fait froid…

J’observais de loin ma porte.

Ce n’était pas des souvenirs. C’est arrivé quelques fois, mais ça ne s’est jamais passé comme ça…

Je me projetais une fois de plus dans mon passé, de mon gré cette fois-ci, avant d’en émerger de plus bel.

Non, c’est arrivé. C’était peut-être moins cruel, mais j’ai déjà blessé chacun d’eux de cette façon, plus de fois que je me souviens. J’étais vraiment… comme ça.

La lumière revint dans mes yeux. Je me ressaisis.

Bon, passons, j’ai à faire aujourd’hui ! Et ce n’est pas du rebec !

Le petit-déjeuner fini, j’annonçais mon départ en ville. J’attendais plus de questions, étant donné que ma famille comptait profiter de ma présence aujourd’hui, mais ils n’en posèrent qu’une.

Eilwen : « On avait prévu de faire un jeu avant le dîner, tu seras des nôtres ? »

Lucéard : « … »

Mon visage était anormalement pâle, j’avais l’air ailleurs.

Eilwen : « Lucéard ? »

La passionnée de jeu me relança, presque inquiète.

Lucéard : « Oui ! Oui j’y serai. »

L’aînée se tourna vers la cadette, satisfaite. Je m’étais fait violence pour que ce soit cette réponse qui sorte. Mais le résultat me donna du baume au cœur.

Eilwen : « Génial ! »

-7-

J’étais reparti du bon pied, j’arrivai bien assez tôt et assez réveillé devant la maison des Ystyr. Je m’apprêtais à toquer à la porte, mais, pour une raison confuse, j’étais un peu gêné. J’y parvins néanmoins. Je dus m’y reprendre une seconde fois puisqu’on ne vint pas m’ouvrir.

La troisième fois fut la bonne.

???: « Qu’est-ce que vous faites, entrez ! »

Je n’avais jamais vu ce visage de ma vie. J’étais un peu perdu.

Lucéard : « À qui ai-je l’honneur ? »

???: « Quoi ? Ben, je suis un patient, vous vous attendiez à rencontrer qui dans une salle d’attente ? »

J’avais complètement oublié.

Je rentrais, et au même moment, le docteur et l’un de ses patients sortirent de la salle de soin.

Lloyd : « Lucéard ? Eh bien, quelle surprise ! Elle est dans le salon. »

Un des vieillards assis sur un banc s’approchait de l’oreille d’un autre.

Patient 1 : « Mais c’est le prince ?! »

Patient 2 : « C’est ce que je me suis dit, jusqu’à ce que le doc le tutoie. »

Patient 1 : « Ouais, c’est pas faux. »

Je leur faussai compagnie après avoir salué monsieur Ystyr.

Dans le salon faiblement éclairé par l’extérieur, Ellébore était sur son fauteuil habituel, légèrement avachi. Elle n’avait pas bonne mine.

Lucéard : « E-ellébore ? »

C’était pour le moins surprenant de la voir ainsi. Quand elle se rendit compte de ma présence, elle reprit néanmoins des couleurs, surtout du rouge.

Ellébore : « L-l-l-lucéard ?! D-depuis quand es-tu là ?! »

Lucéard : « Environ un instant. »

Ellébore : « Haha, d’accord. Bonjour du coup ! J’étais encore un peu dans les vapes, mais ça m’a réveillée pour de bon. »

Son sourire ne dupait personne. J’avais vu juste. Je ne pouvais pas dire exactement pourquoi, mais la journée d’hier avait dû lui filer un coup au moral.

Ellébore : « Tu veux boire quelque chose ? »

Lucéard : « Non merci. Qu’est-ce que tu dirais de sortir en ville, là maintenant ? »

Son visage restait figé quelques secondes, le sourire toujours aux aguets. Je n’y étais pas allé par quatre chemins, mais ça ne l’empêchait pas de ne pas comprendre sur le coup. Elle était à présent aussi embarrassée que moi. Non, encore plus.

Ellébore : « D-d-de quoi ?! »

La dizaine de personnes qui se trouvaient chez elle avait dû l’entendre.

Lucéard : « Je n’ai jamais trop eu l’occasion de passer du temps en ville comme la plupart des gens le font. »

Elle réfléchissait à tout ce qu’impliquait ma proposition, elle réfléchissait même trop loin.

Ellébore : « On avait dit que l’on ferait quelque chose cette semaine, mais je ne me doutais pas que tu viendrais dès le lendemain. Et ça me fait vraiment plaisir, mais… »

Sa façon de se tortiller nerveusement m’empêchait aussi de garder mon calme.

Ellébore : « Tu veux bien m’attendre le temps que je me prépare ? Je ne suis pas vraiment prête à sortir. »

Lucéard : « Oui, pas de problème. Tu n’as pas à te presser. »

Elle disparut en un éclair, me laissant supposer qu’elle allait quand même se presser. Pourtant, j’eus le temps d’inspecter tous les recoins du salon trois fois avant qu’elle ne finisse par réapparaître.

Certaines pièces du mobilier étaient bien mystérieuses. Monsieur Ystyr semblait savoir bricoler, mais quelle était l’utilité de toutes ces choses ?

Ellébore : « Aw, désolée Lucéard. Je ne pensais pas avoir mis tant de temps. »

Elle était étincelante. J’étais rassuré de la voir ainsi, mais je gardais en tête qu’elle n’allait probablement pas si bien que son apparence le suggérait.

Une fois dans la rue, elle se tourna vers moi, énergiquement.

Ellébore : « Alors alors, où allons-nous ? »

Lucéard : « Je ne connais pas si bien les environs en réalité. Comme je t’ai dit, c’est une des premières fois que je peux réellement visiter la cité. »

Elle joint ses mains pour me signaler que le message était passé.

Ellébore : « Je comprends ! Autrement dit, c’est moi qui mène la danse ! »

Lucéard : « Ohoh, on dirait que tu as une idée derrière la tête. »

Ellébore : « Mon père voulait que j’achète des légumes au marché, ça peut-être amusant. »

Lucéard : « Oh… »

J’avais beau être curieux de visiter un marché, sa proposition sonnait comme une corvée plus qu’autre chose. Elle pouffa de rire en observant ma réaction.

Ellébore : « Je plaisante, enfin ! Ça peut attendre ! Tiens, que dirais-tu que je te paye un restaurant ? Il me semble que je te dois quelques pâtisseries. »

Lucéard : « Pas la peine, je peux très bien payer moi-même. »

Ellébore : « Oh allez, s’il te plaît ! »

Dit-elle en allongeant chacune des voyelles pour donner à sa supplication plus de force.

Lucéard : « Je dois avouer que ça ne me plaît pas particulièrement, non. »

Ellébore : « … »

Sa mine s’assombrit sensiblement.

Lucéard : « Oh, et puis, marché conclu ! »

Elle ne répondit que par un maigre sourire. J’avais commis un impair.

Je ne peux pas dire être dans mon assiette non plus, mais il ne faut pas que je me relâche. Je vais devoir être attentif.

Lucéard : « Je te suis ! »

Ellébore : « Le marché t’intéresse ? »

Lucéard : « Finalement, ce n’était pas une blague ? »

Ellébore : « Si ! Si ! Mais il y a autres choses que des légumes là-bas. »

Lucéard : « Allons-y alors. »

-8-

Dans la grand-rue, il y avait des étals les uns à côté de l’autre. Tous les bonimenteurs se faisaient plus bruyants que leur voisins, et que leurs potentiels clients. Ce raffut venait de toute part, et la populace circulait tout autour de moi. Leur proximité me contrariait.

Ellébore : « Tu… Tu n’as pas l’air de te plaire ici. Nous ferions peut-être mieux de partir… »

La déception qui envahissait sa voix me rappela une fois de plus à mon devoir.

Ressaisis-toi, Lucéard, c’est pas le moment pour ça !

Lucéard : « Oh, mais si, c’est plutôt intriguant ici, ça me rappelle de bons souvenirs. Et, quelle expérience de pouvoir acheter soi-même toutes ces choses. »

Son regard était insistant. J’en avais trop fait, et ne m’étais pas montré convaincant pour autant.

Lucéard : « Tiens ? »

Surjouant la surprise, j’attirais son attention sur l’un des étals.

Lucéard : « Ce sont des statuettes de monstres ? »

Ellébore : « Non ?! »

Sa curiosité avait été piquée. On se rapprocha tous deux de l’homme qui les avaient disposés. Elles étaient taillées dans un beau bois, et vernies. Certaines faisaient plus de cinquante centimètres de haut.

Ellébore : « Regarde ! C’est la créature avec pleins de mains qui nous a poursuivi dans le temple d’Absenoldeb ! »

C’était bien elle. Je ne pouvais m’empêcher de l’inspecter avec fascination. C’était comme retrouver une abomination née d’un cauchemar dans la réalité. Si l’on prenait le temps de l’observer, la peur irrationnelle que la vision fugace de l’horreur m’avait instillée ce jour-là s’évanouissait.

???: « Vous avez déjà rencontré un Agrippombre, à votre âge ? Je ne suis pas le mieux placé pour dire ça, mais vous devriez éviter de pénétrer dans des endroits aussi dangereux. »

Le vieil homme semblait affectionner ses œuvres. Pour être exact, il semblait passionné par l’existence de ces créatures. Il dégageait aussi une forte odeur de fromage et de charcuterie.

Lucéard : « Vous avez l’air de vous y connaître. »

???: « Un peu, oui ! Je suis Bogdan Jugoslav, le Monstrologue ! »

Ellébore : « Un monstrologue ?! »

Elle semblait enchantée à l’idée de faire une telle rencontre.

Bogdan : « Vous m’avez l’air intéressé par ces vilaines bestioles vous aussi. Je pourrais vous raconter tout plein d’histoires. Vous savez, dans le métier, survivre plus de trente cinq ans, c’est une première, je crois. J’ai accompagné bien des groupes d’aventuriers. J’ai même accompagné des membres de la Guilde de Lucécie ! »

Ellébore : « C’est rudement intéressant ! »

Mon amie était captivée par ses paroles, et moi, par l’une des marchandises.

Lucéard : « Excusez-moi, c’est un marcheur des catacombes ? »

Bogdan : « Exact, tout à fait exact ! »

Ma question lui faisait visiblement plaisir.

Bogdan : « Ah, ce sont d’horribles créatures ! Elles vous glacent le sang à tous les coups. Je vais vous dire, elles ont beau être connues, on ne les représente jamais comme il faut. Si vous voulez mon avis, il n’y a qu’en les voyant en vrai qu’on peut savoir à quoi elles ressemblent vraiment ! »

Ellébore semblait intriguée, voire inquiète de mon intérêt pour cette chose.

Lucéard : « J’en ai déjà rencontré un, il y a déjà quelque temps. »

Je ne peux pas affirmer pour autant que c’est le premier monstre que j’ai vu.

Ellébore : « Oh, ça a dû être terrifiant, mon pauvre ! Ses yeux me donnent la chair de poule. »

Lucéard : « Ils sont bien pires en vrai. Je pense que si j’étais revenu à ma vie de tous les jours après ça, cette vision me hanterait toujours. »

Ellébore : « Ah.. »

Bogdan : « Vraiment, vous devriez éviter ce genre de coin, les jeunes. Enfin, je dis ça, je sais ce que c’est d’avoir la fibre de l’aventure. »

Non, je ne pense pas que ce soit ça.

Alors qu’Ellébore demeurait silencieuse, le monstrologue se tourna vers elle.

Bogdan : « Quelque chose a attiré votre regard ? »

Ellébore : « Oui, celle-là ! »

Ce soudain regain d’entrain contamina le vendeur. Il était fier de sa marchandise.

Bogdan : « Oui, bien sûr ! Très bon choix ! J’en suis très fier ! D’ailleurs, ça me fait un peu de peine de m’en séparer. Les ancolies du tourment, c’est quelque chose. Je suis folle d’elles ! »

Il éclata de rire comme s’il s’attendait à ce qu’on le suive dans son hilarité. Il se racla la gorge en constatant que ce n’était pas le cas.

Bogdan : « Folle d’elles, parce que leurs spores sont hallucinogènes, vous comprenez ? Haha. »

-9-

Quelques minutes plus tard, nous traversions un charmant pont courbé en pierre dans une ruelle déserte. Ce « raccourci » ne devait pas être aussi connu que ça. Une rivière circulait paisiblement sous nos pas, jusqu’à ce qu’ils ne s’arrêtent.

Ellébore : « Cette statuette pèse son poids… »

Déprimée, la jeune fille soupirait, l’ancolie du tourment sous le bras.

Ellébore : « On ne ferait pas mieux de rentrer la déposer ? »

Elle était véritablement maussade. Je notais qu’elle l’avait habilement caché quand nous étions devant l’étal du monstrologue. Je ne pouvais plus dissimuler mon inquiétude.

Lucéard : « Ellébore, tu n’as pas l’air d’aller bien du tout… »

Ellébore : « Désolée, je devrais peut-être rentrer pour de bon… »

La voix affectée de mon amie me désarçonnait.

Je ne l’avais jamais vu comme ça… Moi qui croyais naïvement qu’elle n’était qu’un grand sourire ambulant.

Cette morosité était contagieuse. Mon corps s’emplissait d’une froideur étrangère à cette douce matinée. Ma blessure se rouvrait encore.

La proximité des autres était un fardeau que je m’étais épargné pendant bien longtemps. Peut-être avais-je déjà compris il y a de cela des années que fréquenter les autres était difficile, parfois à cause de leur présence, parfois à cause de leur absence.

La tête baissée, mon amie fixait son achat, comme pour éviter de se confronter à moi. Après l’avoir suffisamment observée, je finis par me rappeler.

Le visage grave qui était le mien finit par se détendre.

Lucéard : « Je peux t’emprunter ta statuette, quelques secondes ?

Elle n’était pas d’humeur à feindre la surprise. Néanmoins, je pus apercevoir un regard presque apathique en réponse à ma question. Elle me tendit le chef-d’œuvre.

Je lui tournais à présent le dos, et agitait les coudes de façon énigmatique.

Ellébore : « Mais… Qu’est-ce que tu fais ? »

Lucéard : « De la magie ! »

Ce ton sur-enjoué ne me ressemblait pas. Néanmoins, sa curiosité lui revenait. Elle ne pouvait que redresser la commissure de ses lèvres pour encourager cet engouement.

Je me mis à nouveau face à elle, montrant majestueusement ma main droite, qui était vide.

Lucéard : « Disparue ! »

Il n’en fallait pas plus pour qu’elle ne rigole. Un rire particulièrement doux, comme s’il lui avait échappé.

Ellébore : « Tu as une main dans le dos, Lucéard ! Ce n’est pas du tout de la magie ! »

Elle semblait être amusée par ce tour, qu’il fût de la magie ou non.

Ça se passe mieux que prévu. Même si je ne m’attendais pas à ce que ce soit ça qui la réjouisse autant.

Lucéard : « Tu as l’œil ! Mais peux-tu deviner ce qui se cache dans cette main ? »

Elle se laissait prendre au jeu, et s’agitait légèrement à l’idée de répondre à la devinette.

Ellébore : « …Une accalmie tourmentée ! »

Lucéard : « Perdu ! …Et d’ailleurs, ce n’était pas du tout ça son nom. »

Ellébore : « Ah, possible ! »

Reconnut-elle, gênée.

Lucéard : « La réponse était… »

Je lui tendis fièrement ce qui se cachait dans ma main et avait rendu ce tour possible.

Ellébore : « Un sac ?! »

Lucéard : « Magique. »

Conclus-je, en faisant une courbette. Cela la fit rire de plus bel.

Ellébore : « Tu ne l’as vraisemblablement pas mis dans ce sac, il est tout plat. Si le monstre en bois était dedans, ça se verrait. »

Lucéard : « Magique ! »

Affirmai-je en prenant une pose exagérée.

Elle écarquilla les yeux, intéressée.

Ellébore : « Il doit être sur toi, mais où… ? »

J’ouvris le sac et extirpa lentement la statuette, sous ses yeux ébahis.

Ellébore : « Mais c’est… »

Lucéard : « Un sac de Thornecelia. »

Ellébore : « Oh mais oui, c’est vrai que tu possèdes un sac sans fond ! »

Ce dénouement n’était pas suffisamment bluffant pour elle, et son moral redescendait déjà.

Ellébore : « C’est un joli sac que tu as. Mais… Pourquoi avoir fait ce tour ? »

Je me mis à sourire, attirant son regard.

Lucéard : « Ce n’est pas mon sac, c’est le tien. »

La statuette revenue dans ses entrailles, le sac pendait sous ses yeux. Il lui fallut quelques instants pour comprendre. Elle était plus troublée qu’heureuse.

Ellébore : « Qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne peux pas accepter un cadeau aussi cher, même parmi la noblesse, posséder un tel objet magique doit être rare. Et puis, il est à toi, non ? »

Je le sentais, j’étais prêt du but.

Lucéard : « S’il est cher, c’est surtout pour sa valeur sentimentale. Il appartenait à ma sœur, Nojùcénie. »

Ellébore restait sans voix. Le vent de cette fin d’été soufflait dans ses cheveux.

Lucéard : « J’aurai du mal à me passer de mon sac. Et ce serait du gâchis que celui-ci croupisse dans le mien plus longtemps. S’il y a une personne à qui j’aimerais le confier, c’est toi, Ellébore. Je sais que tu en prendras grand soin, et qu’il t’aidera dans tout ce que tu entreprends. Et incidemment, il aidera beaucoup d’autres gens. C’est peut-être un peu gonflé de t’offrir ce sac alors qu’il n’est même pas à moi, mais je suis sûr qu’elle aimerait que ça soit ainsi. Et puis, je voulais te faire un cadeau. Après tout, je me sens un peu responsable de tout ce qui est arrivé hier. …Je m’inquiète pour toi… Et je tenais à te donner l’occasion de te changer les idées aujourd’hui. Tu sais, je pourrais rester un peu plus longtemps à- »

Je fus interrompue par la main qui empoigna la hanse recousue du sac.

Elle avait les larmes aux yeux et les levait vers moi.

Ellébore : « Merci Lucéard… Merci beaucoup. »

Sa voix chagrine ne parvenait qu’à prononcer ces mots. Elle avait encore énormément à dire. Je ne devinais pas ses pensées, mais plus sa réflexion semblait progresser, plus l’émoi se lisait sur son visage.

Ellébore : « Je suis désolée… Désolée de t’avoir inquiété avec ça. C’était tout sauf ce que je voulais. Pour une fois qu’on passe du temps ensemble sans risquer nos vies. Je suis en train de tout gâcher… Je me faisais pourtant une joie… »

Je ne pouvais rester de marbre face à son désarroi. Ce sentiment qui m’envahissait me fit réaliser à quel point je lui étais reconnaissant, moi aussi.

Lucéard : « Tu n’as rien gâché du tout. »

Mon air solennel attirait son regard.

Lucéard : « Tu ne t’en es probablement pas rendue compte, mais tu m’as été d’une grande aide aujourd’hui. Pas qu’aujourd’hui, d’ailleurs. »

Ellébore : « Oh ? »

Elle relevait les sourcils, visiblement surprise.

Lucéard : « Ces temps-ci, il y a vraiment quelque chose qui va de travers chez moi. Je veux dire, plus de travers que d’habitude. C’est un peu étrange. Comme si je me détachais des autres par moment, de moi-même aussi. Mais là, tout de suite, je ne me sens pas du tout comme ça. Quand je suis avec toi… Je me sens plutôt bien. »

Ellébore : « Lucéard… »

Avoir quelqu’un à qui confier ça me levait un autre poids. Elle m’avait écouté avec attention, et réfléchissait profondément, comme si elle puisait en elle tout ce qu’elle avait vécu jusqu’ici.

Ellébore : « Pour tout un tas de raisons, ce qui s’est passé hier m’a déprimé. Je ne pense pas que c’était si grave que ça, au fond. Mais j’ai l’impression d’être passée à côté de quelque chose le temps que ça a duré. Et, je ne peux pas continuer sur cette voie si la moindre adversité me met dans un état pareil. Surtout, je ne veux pas que tu aies ce poids à porter en plus. »

Je n’étais pas sûr de suivre son raisonnement, mais la force de sa conviction transpirait de ses mots. Elle venait d’atteindre une conclusion et s’y accrochait de toutes ses forces, pour ne pas qu’elle finisse par lui échapper.

Elle attrapa mon petit doigt à l’aide de son auriculaire, avec beaucoup de douceur.

Ellébore : « Je te promets que je ne me laisserai plus abattre. Quoi qu’il arrive ! »

Face à ce sourire éclatant, je ne pouvais douter de sa résolution inébranlable. Ses joues étaient encore rouges et humides.

De mon point de vue, cette promesse était un peu extrême, mais cela semblait lui tenir à cœur.

Lucéard : « Tu dis ça comme si nous allions nous retrouver souvent dans ce genre de situation. »

Ellébore : « J’ai bien peur d’avoir une excellente intuition de détective sur ce coup-là. »

Son regard était plus profond, plus brillant que d’habitude. Tout était clair. Mais cette leçon, je l’avais déjà apprise, sans même m’en rendre compte.

Oui, cela faisait déjà un certain temps que je l’avais compris. Moi qui n’avait de cesse de rejeter les autres, j’en étais venu à me tourner vers eux, et parfois leur tendre la main. J’avais déjà réalisé à quel point c’était précieux.

Je crois que ces attentions, aussi petites soient-elles, peuvent réellement changer le monde. Et si elles peuvent changer le monde de quelqu’un, alors elles peuvent changer le monde entier. Parfois ça ne tient qu’à accepter quelqu’un comme son disciple.

Je fixais nos mains.

Fuir les gens ne m’épargnent pas le fardeau qu’ils portent, mais en les acceptant, je peux façonner le monde qui m’entoure à travers eux. J’ai mis énormément de temps à m’en rendre compte. Et si j’y suis parvenu, c’est grâce à toi.

Ellébore : « Lucéard ? »

Sa voix, devenue timide, m’interpellait.

Lucéard : « O-oui ? »

Mes pensées profuses vinrent soudain à leur terme.

Ellébore : « Tu ne voudrais pas me rendre mon petit doigt ? »

Son embarras me contamina instantanément. Je relâchais ma faible étreinte.

Lucéard : « Oh, pardon, j’étais plongé dans mes pensées. »

Ellébore : « J’ai vu ça ! »

Elle avait l’air en meilleure forme, comme si sa contrariété s’était envolée en un éclair. Cette vision était plaisante.

Le silence qui s’ensuivit nous permit d’entendre le fracas de l’eau sur les galets quelques mètres sous nos pieds.

Ellébore : « Tu n’as pas faim ? J’ai repéré un endroit qui m’intéresse rudement ! »

Lucéard : « Ce n’est pas un peu tôt encore pour manger ? »

Ellébore : « Honnêtement, je n’ai pas mangé ni hier soir, ni ce matin, et là, je sens mon appétit qui revient. »

Pour quelqu’un qui a si mal vécu les événements d’hier, elle s’est vite remise sur pied.

Ellébore se remit en marche, et je la suivis.

Lucéard : « Tant mieux. J’y pense, tu aimerais manger au Palais un de ces jours ? »

Ellébore : « Manger à la même table que le Duc ?? Je suis pratiquement sûre que c’est impossible ! »

Lucéard : « Ce genre de choses ne doit arriver qu’à Aubespoir, mais mon père n’est plus aussi strict qu’avant. »

Bon, c’est quand même toujours un peu fort, je le reconnais.

Lucéard : « À ce sujet, Léonce ne s’en sort pas si mal que ça ! »

Ellébore : « Oh oui, c’est vrai ! Raconte-moi ça ! »

Nous nous éloignions du pont, déjà loin de tous les tracas que nous y avions laissés.

Bien assez tôt, nous fûmes attablés tous deux sur une place marchande de Lucécie. Mon visage restait caché derrière le menu pendant un temps, je finis par le reposer.

Lucéard : « L’hostellerie de l’Étoile Filante, hein ? Pourquoi ce choix ? »

Ellébore : « Je n’y suis jamais allée, et à chaque fois que je passe devant, l’odeur me met l’eau à la bouche. Et puis, c’était le prochain sur la liste. »

Quand il s’agissait de visiter des établissements proposant des repas, elle était toujours extrêmement motivée.

Lucéard : « Tu as une liste… ? »

Elle ne fit pas attention à ma remarque et me montrait la hanse du sac le long de son épaule.

Ellébore : « Encore merci pour ton cadeau ! Je n’ai pas l’impression de porter une statuette, c’est comme s’il était vide, c’est assez déroutant. On oublierait presque qu’il est là. »

Sa réaction me plaisait. Et j’écoutais attentivement ce qui en suivit.

Ellébore : « Je ne te l’ai pas clairement dit, mais ça me touche beaucoup ce cadeau… Et tout ce que tu as fait pour moi aujourd’hui. »

Ellébore : Je n’avais jamais eu la certitude de m’être fait un ami jusqu’à présent.

N’avait-elle pas osé ajouter. Mais c’est ce que disait son visage quand elle me sourit.

Elle rayonnait encore plus quand notre repas fut apporté. Elle en profitait pour me poser tout pleins de questions sur le sac de Thornecelia.

Ellébore : « Dis-moi si je me trompe, mais, l’enchantement de ton sabre est encore plus impressionnant que ça ? »

Lucéard : « C’est un cimeterre, et oui, apparemment, c’est le cas. Je ne pouvais pas rêver mieux comme effet, d’ailleurs. »

Bien qu’elle comprenait l’idée, Ellébore ne put que hausser les épaules.

Ellébore : « L’idéal en matière d’arme, c’est de ne pas en avoir, non ? »

Je ris jaune.

Lucéard : « Hélas, elle m’est très utile. »

Ellébore : « C’est vrai que la criminalité monte en flèche quand tu es dans les environs, mon pauvre Lucéard. »

Je jugeais son ton plus compatissant que moqueur.

Lucéard : « Tu l’as dit. J’ai passé une poignée de jours à Lucécie ces derniers mois. Et pendant ce laps de temps, j’ai été impliqué dans une évasion de prison qui en cachait une autre, puis une prise d’otage où s’est invité un autre groupe de preneurs d’otages. Et j’imagine que rien d’autre ne s’est produit en mon absence… »

Ma réflexion l’amusait.

Ellébore : « Oui, je n’ai jamais rien vu de tel dans la gazette. D’ailleurs, j’ai lu celle de ce matin, et ils parlent d’ hier. »

La demoiselle, dans son rôle de détective, arborait un air confiant, comme pour se détacher des horreurs de la criminalité.

Ellébore : « Il s’est encore échappé. Tyleris Teisin. J’ai fait quelques recherches sur lui, après sa première évasion. C’était quelqu’un de très respecté du temps où il était chef des Griffus. Puis il a commis des assassinats particulièrement cruels du jour au lendemain. Il a dit avoir formé une alliance ce dernier mois, mais elle n’a rien à voir avec la justice. De ce que dit le papier, tous les membres qui ont été emprisonnés hier sont des récidivistes qui prennent un malin plaisir à tout saccager. Lui et ce Slakter sont encore en liberté à l’heure où on parle, et ils se sont sûrement alliés pour de bon. »

J’étais surtout étonné d’apprendre qu’on l’avait encore laissé fuir. Je n’avais pas les détails, mais si les gens de Lucécie en venaient à ne plus faire confiance aux forces de l’ordre, je comprendrais.

Lucéard : « Pourtant, Léonce l’a laissé dans un état minable. »

Ellébore : « Oui ! C’est ce que je me suis dit aussi ! Il les a mis au tapis avec tant de facilité ! Après, il faut quand même dire que Monsieur Dydd et Baldus ont été rudement impressionnants aussi ! »

Lucéard : « A ce sujet, je ne les ai pas vus chez toi. »

Ellébore : « Ils sont très mal en point, je ne pense pas qu’ils feront grand chose aujourd’hui. D’ailleurs, ils s’entendent plutôt bien entre eux, je trouve, c’est étonnant. »

Ces quatre-là sous le même toit, j’avoue que ça attise ma curiosité.

Lucéard : « Baldus n’était pas supposé sortir ? »

Ellébore : « Oui, son traitement est presque fini ! Si on lui laisse le temps de se rétablir, il est libre. Mais je ne sais pas où il compte aller, à présent. Il m’a dit s’être fait congédier par son supérieur, sur des ordres venant d’en haut. C’est censé être un secret, mais… »

Lucéard : « Eh bien, c’est raté pour le secret. »

Elle haussa les épaules, amusée.

Quand elle vit que je me faisais silencieux, elle comprit qu’il valait mieux rebondir.

Ellébore : « Est-ce qu’il t’arrive de repenser à ce qu’il s’est passé à Absenoldeb ? »

Lucéard : « Tu veux dire, dans le temple, c’est ça ? »

Elle attrapa une de ses mains avec l’autre et les colla toutes deux contre sa poitrine.

Ellébore : « C’était particulièrement difficile. Mais j’étais si fatiguée que mes souvenirs en sont vagues. Dès notre réveil, se rendre compte que tous les disparus étaient là, et nous recueillir sur la tombe de Meila, tout ça m’a aidé à ne pas y penser. »

Je hochai la tête, lui donnant l’occasion d’en venir à ce qu’elle voulait me dire.

Ellébore : « Mais hier, c’était un peu trop pour moi… »

Lucéard : « J’aurai dû te prévenir pour Caresse, je suis- »

Ellébore : « Mais non, enfin ! Tu n’aurais pas pu prévoir que ça arriverait ! »

C’était plutôt elle qui me consolait à présent.

Lucéard : « Et merci d’être intervenue. Si tu n’avais pas brandi cette dague, peut-être qu’il aurait pris le temps de me couper le sifflet. »

Ellébore avalait rapidement sa dernière bouchée pour pouvoir me répondre.

Ellébore : « Tu penses ? »

Lucéard : « Va savoir. Mais tu t’es attaquée au chef d’un groupe de bandits sans savoir te battre. Tu es une véritable dure à cuire. »

Elle soupira, le sourire en coin.

Ellébore : « Tu essayes encore de me réconforter ? Je t’ai fait une promesse, non ? »

Lucéard : « Oui, mais- »

Ellébore : « Je suis touchée par ta gentillesse, mais tu peux te détendre, je vais bien, maintenant ! »

Je devais bien reconnaître qu’elle avait l’air d’être passée à autre chose.

Lucéard : « …Tu as raison. Envie d’un dessert ? »

Ellébore : « Un peu, mon neveu ! »

-10-

Rayonnante à nouveau, Ellébore marchait devant moi, nous menant là où s’égosillaient les bonimenteurs.

Lucéard : « Il y a un autre marché cet après-midi ? »

Ellébore : « Celui-ci est un marché aux puces. On ne trouve pas exactement les mêmes choses. »

Lucéard : « Je vois. Tout ce qui est nourriture et statuettes de monstres, c’est plus les marchés. »

Ma remarque l’amusa.

Ellébore : « Je m’attendrais plutôt à trouver ces derniers dans une brocante. C’était bien la première fois que je voyais ça, d’ailleurs. »

Lucéard : « Brocante, hein ? »

En effet, en regardant autour de moi, je pouvais constater qu’il y avait pas mal de différences concernant les marchandises proposées. Alors que mon regard se perdait sur l’allée centrale, je finis par être rappelé à la réalité par mon amie.

Ellébore : « Tu as déjà entendu parler des vêtements de seconde main ? »

M’interrogea t-elle, avant de me montrer deux robes qu’elle empoignait par les cintres.

Ellébore : « Ces deux-là sont jolies, non ? S’il fallait que j’en prenne une, ce serait plutôt laquelle ? »

Je me frottais le menton.

Lucéard : « Attends, c’est à moi que tu poses cette question ? »

Elle me sourit une fois de plus.

Ellébore : « J’ai du mal à me décider. »

Lucéard : « Mais, ce n’est pas comme si j’allais les porter. Je n’ai pas mon mot à dire. »

Je peinais à percuter, mais la demoiselle ne perdait pas patience.

Ellébore : « Oui, on peut voir les choses comme ça… Mais… »

Je croisais les bras.

Alors quoi ?

Ellébore : « Quand j’hésite entre deux choses, je lance une pièce, et souvent, avant même de savoir sur quelle face elle retombe, je me rends compte que je préférerai qu’elle tombe d’un côté ou de l’autre. C’est plutôt efficace. »

Lucéard : « Eh bien, pourquoi tu ne le fais pas ? »

Ellébore : « Parce que c’est ton avis que je souhaite. »

Lucéard : « V-vraiment ? »

Je me sentais étrangement flatté. Elle me tendait toujours les deux robes gaiement.

Lucéard : « Hm, je pense que les deux t’iraient très bien. …Tu n’aurais pas une pièce sur toi ? »

Le ronchonnement qui en suivit dissimulait sa tentative de ne pas rire.

Ellébore : « Et bien, ça sera les deux alors ! »

J’ai une impression de déjà-vu.

Lucéard : « C’est vraiment raisonnable ? »

Ellébore : « J’ai résolu une seconde enquête ce mois-ci, et il était vraiment de première nécessité de renouveler ma garde-robe. »

Elle n’osait pas préciser qu’elle était à l’étroit dans la plupart de ses vêtements. Sa croissance lui avait déjà fait renoncer à beaucoup de tenues qu’elle adorait.

Lucéard : « À votre guise, mademoiselle. »

Satisfaite, elle s’empressa de les payer et l’on put visiter ce bruyant marché aux puces. Je découvrais une facette de la vie à Lucécie que j’avais toujours négligée. Quand Ellébore parlait de quelque chose, elle avait tendance à se concentrer sur ses points forts. Je ne pouvais qu’avoir une bonne image des marchés, à présent.

Ellébore : « On achète des légumes et on rentre ? »

Lucéard : « Ton sac n’est pas déjà plein ? »

Elle retint un éclat de rire, qui perça une poignée de secondes après.

Ainsi se finit notre excursion, au pas de la porte menant à la salle d’attente.

Ellébore : « Tu es sûr que tu ne veux pas rester un peu ? »

Lucéard : « Je dois rentrer, mais si tu veux, on pourra se revoir cette semaine. »

La réaction de mon amie à ces mots me parut étrange. Quelque chose la tracassait.

Elle finit par exhiber à nouveau ses dents.

Ellébore : « Eh bien, tu ne te reposes jamais ! Encore merci pour aujourd’hui, Lucéard ! C’est entièrement grâce à toi si je me suis autant amusée. »

Ce sentiment de fierté que je n’attendais pas teint mes joues en rouge.

Lucéard : « Je… Je peux en dire autant de toi, je n’ai pas eu de journées aussi plaisantes depuis bien longtemps. »

Ellébore : « Tant mieux, je ne t’ai encore quasiment rien montré de notre jolie cité. Et puis, le meilleur moment pour la visiter, c’est bien le soir. »

Je fis un pas sur le côté, annonçant que je tirai ma révérence.

Lucéard : « Parfait. Nous aurons sûrement des occasions de nous revoir avant mon départ. »

Ellébore : « Oui… »

Ses gestes de main me souhaitaient un bon retour, mais sa cadence ralentit sensiblement une fois que je sortis de son champ de vision.

La porte du carrosse se ferma. Elle laissait son bras retomber le long de son corps, inquiète, tandis que le véhicule s’éloigner.

Ellébore : C’était quoi, à l’instant, ce mauvais pressentiment ?

-11-

Arrivé au palais, je fus accueilli par le pas chaloupé d’Hybarch.

Hybarch : « Eh bien, mon Prince, vous m’avez l’air en forme. Avez-vous usé de magie pour vous soigner de ces vilaines blessures ? »

Je lui répondis d’abord par un regard froid.

Lucéard : « Ma magie de soin ne peut pas faire grand chose une fois la plaie refermée. »

Sa question attira néanmoins mon attention sur mon corps. Le conseiller du Duc, lui, passait déjà à autres choses, puisqu’il ne s’était enquis de mon état que par politesse.

Hybarch : « Je vois. Votre père devait rencontrer le baron de Sendeuil, ce soir, mais il s’est arrangé pour reporter l’entrevue à demain matin, sûrement pour passer la soirée en votre compagnie. »

Il n’était vraisemblablement pas venu à ma rencontre pour vanter les qualités paternelles du Duc.

Hybarch : « Hélas, sa présence était déjà requise de longue date à Beaurecoin. Ne pourriez-vous pas vous présenter en son nom demain au manoir de Sendeuil ? »

A quand remontait la dernière fois où j’avais dû m’acquitter d’obligations princières ? S’il n’avait pas évoqué les Sendeuil, je n’aurai probablement pas accepté. Et de la façon dont il le présentait, il me signalait implicitement que j’allais ôter une épine du pied à mon père, ce faisant.

Lucéard : « Entendu. »

Hybarch : « Sage décision. Demain à la septième heure, votre carrosse sera avancé. »

Miséricorde.

Hybarch : « Bien, ce sera tout. Je vous laisse profiter de votre temps en compagnie de votre famille. »

Lucéard : « Bonne soirée à vous. »

Bien que ses manières me répugnaient un peu, je ne pouvais que m’adresser convenablement à lui puisqu’il s’efforçait d’en faire autant.

Après un rapide passage dans ma chambre, je m’approchais de la salle des tapisseries. Peut-être était-ce pour le confort omniprésent que proposait cette pièce, mais j’étais sûr d’y retrouver mes cousines, puisque leurs jeux se faisaient systématiquement ici.

La salle était un autel aux plus radieuses couleurs. Le rouge notamment, qui donnait à la pièce un côté chaleureux. La cheminée droit devant moi était éteinte, et de volumineux coussins étaient disposés tout autour. Je retirais mes chaussures avant de rejoindre les deux demoiselles déjà présentes. Elles disposaient des cartes avec grand soin sur la table ronde, ainsi que de toutes petites statuettes sur un large plateau de bois. Elles étaient tellement habituées à cette mise en place qu’elles discutaient de tout autre chose pendant les préparatifs.

Lucéard : « Ça en fait du matériel. »

J’attirais finalement leur attention. Elles me semblaient méfiantes. Il ne s’agissait pas d’hostilité, mais plutôt de crainte.

Eilwen : « Ah, Lucéard. Tu es toujours partant ? »

J’aurai dû pourtant m’attendre à ce qu’elles émettent des doutes.

Lucéard : « Bien sûr, oui. »

Le naturel de ma réponse les rassura. Eilwen n’avait plus à retenir son enthousiasme.

Eilwen : « Eh bien, tu tombes à pic ! On va pouvoir t’expliquer avant que les autres n’arrivent ! »

Je forçais un peu mon sourire. Mon envie de jouer était tout sauf évidente, mais je me ressassais sans arrêt la leçon du jour pour ne pas flancher.

Si ça peut leur faire plaisir, ça doit bien valoir le coup…

Je fixais cette étrange disposition.

Deryn : « Ce jeu s’appelle Bestiaires. C’est un artisan de notre ville qui l’a fait. Ça nous change un peu du tarot. »

Je me sentais un peu honteux de lui avoir fait dire ça. Elles parlaient de ce jeu depuis déjà un certain temps, et je ne m’y étais jamais intéressé.

Je pris une carte en main.

Lucéard : « “Un poisson-évêque” ? Qu’est-ce que c’est exactement ces nombres et ce texte en dessous de l’illustration ? »

Eilwen : « Alors ! Pour résumer, il y a deux façons de jouer. La première avec les cartes « héros ». On définit nos compétences et les pouvoirs de notre personnage en début de partie, puis on coopère pour vaincre des monstres et sauver une princesse. Dans l’autre cas, on peut faire s’affronter les monstres entre eux, mais ça, ça ne se joue qu’à deux. »

J’avais le vague souvenir qu’on avait déjà essayé de me l’expliquer. Je n’avais toujours pas compris la finalité. J’en venais à penser qu’elle se retenait de me faire remarquer que je n’avais pas écouté les premières fois. Eilwen aimait ce jeu de tout son cœur, mais elle avait tendance à s’emporter. Il aurait mieux valu que Deryn continue l’explication. Je me tournais alors vers elle.

Lucéard : « Hm, ça m’a l’air complexe. »

Mabyn : « N’aie crainte, tu es entre de bonnes mains, mon enfant. Autrefois, on m’appelait “Le cauchemar des dragons”, et je suis prête à remettre mon titre en jeu ici et maintenant. »

L’entrée de Grand-mère était triomphale. Je me doutais qu’elle était du genre à être plus bruyante qu’Eilwen une fois la partie commencée.

Eilwen : « Ne l’écoute pas, Lucéard. Grand-mère a eu par hasard un héros bien préparé pour affronter des dragons une fois, et on en entend encore parler. »

Eilwen soupirait, tandis que sa sœur souriait en direction de la vieille dame.

Ce jeu semble avoir un sacré succès auprès des Nefolwyrth.

En parlant des loups, le reste de la famille venait de nous rejoindre.

Irmy : « Désolé Lucéard, ton père ne peut pas nous rejoindre tout de suite.

Je ne l’imagine pas participer à ça de toute façon.

Rhys : « Cette fois-ci, je me sens d’humeur à prendre un mage. »

Mabyn : « Un mage doué en magie, de préférence. »

Gobeithio : « Ce n’est que la deuxième fois que je joue, alors, ne mettez pas trop de difficulté cette fois-ci… »

C’est carrément une institution.

Mabyn : « Vu que nous sommes sept, un niveau 8 serait approprié, non ? Une fois que Lucéard sera initié, on pourra passer au niveau 13. »

Eilwen : « Treize, pour sa seconde partie ? Et puis Père aussi est encore débutant… »

Je ne comprends pas un traître mot.

Pensais-je en me tournant vers Deryn. Elle sourit en coin.

Deryn : « Le jeu prévoit dix niveaux de difficulté. On choisit la difficulté par rapport au nombre de joueurs, mais une équipe expérimentée peut faire jusqu’à trois niveaux de plus qu’une autre équipe de même taille. »

Je hochais la tête avec satisfaction.

Lucéard : « Je vois… Attends… »

Je fronçais les sourcils.

Lucéard : « Pourquoi 13 alors ? »

Deryn : « Eilwen et moi avons tellement joué au jeu que l’on commence à s’ennuyer, même au niveau 10. Du coup, on a prévu de nouvelles difficultés allant jusqu’à 20 ! »

Lucéard : « Si j’ai bien compris, on court à notre perte pour la seconde partie. »

Eilwen : « C’est si rare qu’on puisse jouer tous les six, tu sais. Mais avec toi, Lucéard, nous sommes enfin sept, l’équipe maximale. C’est l’occasion ou jamais d’enfin passer ce niveau. »

Mabyn : « La gloire nous attend ! »

Ces deux-là s’enflamment bien trop.

Deryn me regardait attentivement tandis que tous les autres s’installaient autour de la table. Elle semblait soucieuse.

Deryn : « On pourra aviser selon la première partie. Si ça se passe bien tous les sept, on fera probablement un niveau 11. Mais je suis d’accord que le 13… C’est un peu hors de portée pour l’instant. Mais… Si le jeu ne te plaît pas après la première partie, tu- »

Lucéard : « Je vais tâcher de ne pas vous ralentir ! »

Alors que je me tournais vers le reste du groupe pour manifester mon intention de coopérer, Deryn ne me quittait pas des yeux, et souriait discrètement. Le reste de l’assistance était aussi enchanté.

Eilwen : « Oh, c’est ça ! C’est l’esprit ! »

Malgré ses doutes, Eilwen ne put que réagir à ma déclaration.

Mabyn : « Bien. »

Eilwen : « Peut-être que tu deviendras notre arme secrète pour battre le niveau 13, un jour ! »

Lucéard : « Ce serait un privilège pour moi. »

Je devinais presque quelles réponses me faisaient marquer des points auprès d’eux. Pourtant, c’était de plus en plus difficile pour moi de produire ces répliques.

A la fin de la seconde partie, l’émotion fut vive alors que nous venions d’être défaits par le monstre final.

Mon grand-père s’appuyait contre le dossier de la chaise, frustré.

Rhys : « Et voilà. Si près du but. »

Mabyn : « Maudit sois-tu, bécut faramine ! Nous aurons notre revanche ! »

Serrant le poing vers le plafond, la doyenne adressait toute sa rancœur.

Deryn : « Ce n’était pas de chance… »

Humblement, ma cousine à ma droite soupirait.

Eilwen quant à elle continuait de regarder le plateau avec attention, et marmonnait.

Eilwen : « Peut-être que si je l’avais utilisé plus tôt… »

Elle cherchait la solution de cet échec dans ses propres choix.

Irmy : « Ce ne serait pas l’heure de manger ? »

Mon oncle baillait discrètement. Ces deux-là peinaient à s’investir dans le jeu plus que nécessaire.

Des paumes frappant sur la table attirèrent mon attention, Eilwen se leva.

Eilwen : « Alors, ça t’a plu, Lucéard ? »

Je restais un moment sans répondre. Je n’avais plus la tête à rester ici, mais la fille de mon âge qui venait de m’adresser la parole semblait avoir oublié toute la rancune qu’elle devait avoir contre moi. Elle espérait de tout cœur que je me sois amusé et que je serai prêt à rejouer avec elle. C’est ce que disait son regard insistant.

Lucéard : « C’était pas mal. »

La nuit tombait déjà. Sur ce constat, je me levai.

Lucéard : « Mon bain doit être prêt, je vous retrouve au dîner. »

Deryn : « À tout à l’heure. »

J’avais décidément marqué des points auprès d’elles. Ce sentiment de fierté s’estompait déjà. Ce n’était pas de la fierté d’ailleurs. Juste une chaleur passagère que je ressentais quand on s’adressait à moi comme Deryn venait de le faire.

Mabyn : « Demain, même heure, nous aurons notre revanche ! »

Je fermais la porte derrière moi. Une fois dans le corridor, je me rendais compte qu’être enfin seul me soulageait.

Après le repas, je rentrais rapidement dans ma chambre. Je me dirigeai vers le balcon. J’avais pourtant froid.

Posé contre la rambarde où tout avait commencé, je regardais les arbres au loin, dans la direction où ma lyre était tombée ce soir-là.

Qu’est-ce que je fais, au juste ?

Je m’étais montré distant pendant le repas et m’étais éclipsé dès la première occasion. J’aurai pourtant pu passer la soirée avec mes cousines.

De fil en aiguille, j’en venais à faire le point sur ma situation actuelle. Quel était mon but, au fond ? Je n’en savais rien. Je ne voyais pas plus loin que mon entraînement. Aujourd’hui, j’avais eu l’impression d’avoir lutté contre moi-même. Mais était-ce nécessaire ?

Je pourrais juste rester là, seul, comme avant.

Je regardais la cité au loin, elle brillait comme tous les soirs de mille couleurs. J’avais vu certains de ces toits de si près aujourd’hui. Je secouais la tête.

Je dois être fatigué, ce que j’ai fait aujourd’hui était très bien. Je ne suis pas habitué à ce rythme de vie. Les journées calmes sont aussi épuisantes à leur façon.

Sur ce constat, je rentrais, et me couchais, espérant que la nuit chasse mes idées noires. Mais cette nuit-là…

-12-

On toqua à la porte.

Un sentiment désagréable m’envahissait.

Ernest : « Mon Prince. »

Ernest était là, de nouveau. La chambre était moins éclairée qu’elle aurait dû l’être.

Ernest : « Votre sœur s’est faite mal. Il n’y a rien de grave, ne vous en faites pas, mais j’ai pensé que vous voudriez aller la voir. Elle est- »

Lucéard : « Si ce n’est pas grave, pas la peine de venir m’en parler. »

C’était ma bouche qui l’avait dit, et ce furent mes yeux qui se tournèrent vers lui, froidement.

Ernest : « Je- »

Lucéard : « Ça m’est égal, je veux qu’on me laisse tranquille. »

Une grande confusion gagnait mon esprit, elle distordait aussi la lumière dans la pièce.

Ernest : « Je dois vous avouer que c’est plus grave que ce que l’on pensait, peut-être que- »

Lucéard : « Sortez de ma chambre. »

Comme s’il n’avait jamais été là, j’étais à nouveau seul dans cette chambre qui se vidait de ses couleurs.

Lucéard : « Si quelqu’un souffre, c’est bien son problème. Moi, c’est de devoir interagir avec tout ce monde qui me pèse. Ils sont bruyants, arrogants, égoïstes. Personne ne me plaint de devoir supporter leur présence. Mais je n’ai pas besoin qu’on me réconforte pour autant. Je ne suis pas triste du tout. Il faut juste qu’on me laisse seul. »

On toqua à la porte avec insistance. Et les coups contre le bois se poursuivaient, encore et encore, sans que la porte ne s’ouvre. Pourtant, il y avait une silhouette dans ma chambre. Toc. Toc.

Nojù : « Tu me laisses encore mourir, Lucéard ? »

Une jeune fille couverte de son sang se tenait face à moi.

Nojù : « Encore une fois. Je meurs, par ta faute. »

L’indifférence du prince se mêlait avec un effroi confus.

Lucéard : « Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Je n’ai rien fait de spécial. Je suis juste moi. On ne peut pas me blâmer, je ne demande qu’à être seul. Si vous n’êtes plus là, alors je ne causerai plus jamais de soucis à qui que ce soit, et je n’aurai plus jamais de soucis. »

Mais. Ce n’est plus vrai.

Lucéard : « J’ai sympathisé avec des meurtriers, des roturiers, des gens qui ont cherché à me tuer, des gens qui ne m’ont jamais compris. J’aurai dû tuer les assassins de ma sœur dès que j’en avais l’occasion. »

Je veux toujours me venger ? Pourtant, maintenant, je sais quelle valeur à une vie. Pourquoi quelqu’un d’autre devrait souffrir autant que moi ?

Lucéard : « Avant d’être entouré par tous ces gens, je n’avais pas à souffrir. »

Même sans un seul sentiment négatif, pouvais-tu te dire-

Lucéard : « Une fois seul, je serai heureux. »

Les coups sur la porte se turent enfin. J’étais dans mon lit, pris de sueurs froides.

Le soleil n’allait pas tarder à se lever. Je fixai mes couvertures, laissant ces sensations désagréables s’échapper de mon corps.

Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Je ne peux même plus blâmer la cuisine du Maître pour ces cauchemars.

Je descendais les escaliers à pas lents, fixant mes pieds. Mon teint était d’une pâleur inquiétante. J’avais froid.

Eilwen : « Bonjour ! Quelque chose ne va pas, Lucéard ? »

Sa bonne humeur me donnait envie de l’ignorer davantage. Néanmoins, je pouvais m’éviter des questions supplémentaires en lui répondant.

Lucéard : « Bonjour. Je dois partir, je n’ai pas le temps de discuter. »

Après un fugace regard, je passais à côté d’elle et descendais les marches.

Elle restait immobile quelques secondes, à réfléchir, sans me quitter des yeux.

Eilwen : « Si… Si tu veux m’en parler, n’hésite pas. Deryn est sûrement meilleure que moi pour ce genre de choses, mais… Moi aussi je suis prête à t’écouter… »

Lucéard : « Il n’y a rien. »

Insistai-je, m’arrêtant sur une marche un instant avant de repartir la tête basse.

Découragée, elle mit la main sur la rambarde pour continuer son ascension, mais s’arrêta aussitôt.

Eilwen : « D-dis ! »

Je pris le temps de m’arrêter pour écouter ce qu’elle avait à ajouter.

Eilwen : « J-je comptais cuisiner quelque chose tout à l’heure, mais j’ai pensé que ce serait plus amusant tous les deux. Tu voudras bien te joindre à moi ? Tu verras, ça ne prendra pas des heures, mais- »

Lucéard : « Pourquoi ? »

Eilwen : « … »

Je n’arrivais pas à cerner sa réaction, il faut dire que je ne la regardais que du coin de l’œil. Nul doute que cette fois-ci, elle allait renoncer.

Eilwen : « Oh, ce n’est pas grave si tu ne veux pas. À tout à l’heure… »

La gentillesse dont elle avait fait preuve s’entendait encore dans cette toute dernière phrase. Mais c’était cette pointe de déception qui l’accompagnait qui m’empêchait de repartir.

Je finis par me retourner, regardant sa longue chevelure noire s’agiter. Elle aussi fixait à présent ses chaussures. Je ressentais quelque chose.

Elle arrivait déjà au sommet des marches et je n’avais pas bougé. Cette chaleur ne me quittait plus.

Lucéard : « A-attends. »

Avec toujours autant de froideur, j’attirai l’attention de l’héritière du comté d’Aubespoir.

Eilwen : « Qu’est-ce qu’il y a? »

Sans animosité, elle me donnait une autre occasion de me confier à elle.

Lucéard : « Si… Si je ne rentre pas trop tard, alors… C’est d’accord. …Pour la cuisine. »

Mon ton distant pouvait prêter à confusion, elle semblait soucieuse.

Eilwen : « Tu es sûr que… ? »

Lucéard : « Oui, excuse-moi… Je ne suis pas très matinal, dirait-on. »

Ce n’était pas très naturel comme excuse, mais je décrochais un sourire qui suffit à la rassurer.

Eilwen : « Ah ! Je vois ! J’attendrai ton retour, alors ! Et puis, s’il le faut, on le fera cet après-midi ! »

Elle partit tout sourire, en trottinant. Il ne lui avait pas fallu grand chose.

Ce n’était pas vain du tout, ces efforts d’hier.

Je restais encore en bas de l’escalier, après qu’elle ait disparu de mon champ de vision.

Il ne faudra pas que je manque de la remercier tout à l’heure.

L’inconfort qui subsistait de ce rêve s’était évanoui. Je me remémorais ce qui restait de ce songe atroce, et me mis à sourire.

Tout ça est risible.

J’avançais vers les grandes portes.

Si seulement je m’étais rendu compte qu’Eilwen était une aussi bonne cousine.

Alors que ce vague-à-l’âme se dissipait, je conservais cette chaleur pour la journée qui s’annonçait. Mais il ne tarderait pas à revenir, je le sentais au plus profond de moi.

Et outre cette sensation dormante, une atmosphère aussi terrible empoisonnait l’air. Un frisson me parcourut, alors que je me dirigeai vers le carrosse.



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