-1-
La nuit était déjà tombée et les courtisans s’empressaient d’aller dîner. Ils se contentèrent de me saluer en croisant ma route. Sans doute préféraient-ils parler de ce qui était arrivé au prince entre eux, plutôt que d’interroger le principal intéressé.
Je me retrouvais dans ce palais comme si je n’étais plus chez moi. Le soulagement d’être à domicile ne se lisait pas sur mon visage. Il ne s’agissait que d’une nouvelle épreuve.
Ernest : « Mon Prince… »
Je me sentais comme un fantôme errant dans les corridors, mais je n’apparus pas ainsi aux yeux de mon majordome. Celui-ci semblait aussi ravi que navré.
Ernest : « Vous arrivez juste à l’heure pour le repas. »
Il n’en fallait pas plus pour que mon corps, ainsi que mon esprit, ne se détendent. Des mots banals suffirent à m’apaiser, même si ce ne fut que provisoire.
Lucéard : « Bonsoir Ernest. »
Je déglutis avant de poursuivre, calmement.
Lucéard : « Vous…m’avez manqué. »
Jamais n’avais-je pu ébranler le flegme à toute épreuve dont ce gentilhomme faisait preuve. Mais en ce jour, je pouvais affirmer n’avoir jamais été aussi proche du but. Sa moustache me parut s’être raidie en entendant ce que jamais il n’avait été prêt à entendre.
Ernest : « Vos paroles me comblent de bonheur, Monsieur. »
Il attrapa ses deux mains devant lui et se courba légèrement.
Ernest : « Néanmoins, je ne les mérite point. Je vous avais promis que tout irait bien pour Mademoiselle Nojùcénie… Votre majordome n’aurait jamais dû dire pareille chose. Je n’ai pas été à la hauteur de ces paroles. »
Je secouais lentement la tête de droite à gauche.
Lucéard : « Ne vous en faites pas, je n’ai jamais considéré cela comme une promesse. J’avais juste besoin de ces mots, et je vous en remercie. Vous êtes une de mes meilleures raisons de revenir ici. »
Cette dernière phrase eut plus d’impact sur le vieil homme que je n’aurai pu l’imaginer. Il haussa les sourcils avec satisfaction.
Ernest : « Mon Prince… Vous grandissez si vite. Rien ne justifie les épreuves que vous avez dû traverser, mais elles vous ont vu mûrir. Elles vous ont rendu plus fort. »
Lucéard : « Je suis hélas tout sauf plus fort… »
Ernest : « En êtes-vous sûr ? Et si cela devait être le cas, je me dois de vous rappeler que vous pouvez toujours compter sur ce bon vieux majordome. »
Ses dents apparurent sous sa moustache comme preuve de sa complicité. Je ne me laissais pas abattre davantage.
Lucéard : « Merci Ernest. Dites… N’auriez-vous pas vu Madeleine ? »
Il tira sur le poignet de ses gants délicatement. Il me parut à cet instant chagriné.
Ernest : « Ah, cette pauvre dame n’a pas bon moral. N’hésitez pas à lui rendre visite dans ses appartements. »
Lucéard : « Je n’y manquerai pas. »
Il me toisa longuement sans un mot, avant de pivoter sur lui-même, prêt à reprendre son chemin.
Ernest : « Mon Prince, cette tenue vous va à ravir. Elle doit vous être bien pratique pour vos activités extérieures. Cela dit, vous ne comptez tout de même pas dîner dans un tel accoutrement ? »
Une grande partie de l’éducation des nobles dépendait souvent de leurs majordomes, en particulier dans leur plus jeune enfance. Toutes les valeurs qu’il m’avait inculquées demeuraient en moi. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de me demander ce qu’il pensait du prince que j’étais devenu. Je devais faire bonne figure, au moins pour ne pas lui faire honte.
Lucéard : « Je vais me changer. »
Je rentrais dans ma chambre. Tout était à sa place, comme si rien n’était jamais arrivé. Je me changeai rapidement, mis le grimoire de magie musicale dans mon sac, pour enfin me rendre par automatisme devant la chambre de ma sœur.
Je me retrouvais bête une fois arrivé. J’avais pour habitude de venir la chercher avant de descendre pour les repas, bien que la plupart du temps, c’était elle qui venait à ma rencontre. Mais cette chambre resterait vide. Il y avait pourtant quelqu’un d’autre dans ce couloir. Une dame d’un certain âge, légèrement bossue, dont la chevelure crépue rappelait les nuages d’un ciel de pluie. Son nez était légèrement recourbé et de toutes petites binocles le recouvrait. Elle était bien en chair, voire bedonnante. Elle me semblait pourtant amaigrie.
Madeleine : « Mon petit Lucéard, c’est bien toi ? »
Cette femme avait toujours montré un certain mépris pour l’étiquette. Elle se montrait de plus en plus familière avec le temps. Il faut dire que la jeune fille dont elle s’occupait n’était pas très regardante non plus sur les manières. Madeleine lui avait appris à feindre la parfaite bienséance. C’était une drôle de gouvernante en y repensant. Néanmoins, les mots que j’entendais à présent ne lui ressemblaient qu’à peine. Plus tôt dans la journée, elle avait entendu le fin mot de l’histoire. Le prince était revenu sans sa sœur.
Lucéard : « Madeleine… »
Je la reprenais souvent sur son langage et m’exaspérais que ma sœur puisse se laisser tutoyer par une domestique. Mais tout ça me paraissait aujourd’hui trivial et ridicule.
La femme m’enlaça en sanglotant, et je me laissais faire. Sans un mot, je compris tout ce qu’elle avait à me dire. Elle finit malgré tout par me l’exprimer.
Madeleine : « Je suis infiniment navrée de ce qui est arrivé à votre sœur. Ma petite Nojùcénie a toujours été un amour. Toutes les gouvernantes rêveraient de s’occuper d’une enfant comme elle. Si gentille et pleine de vie. Pourquoi un tel malheur lui est-il arrivé ?! »
Elle se mit à sangloter bien plus fort après avoir réalisé, une énième fois, que ces jours ne reviendraient pas. Elle cherchait à partager avec moi notre fardeau, mais cela était difficile à entendre pour ce pauvre prince endeuillé, qui prit son mal en patience.
Plus tard vint l’heure du repas.
-2-
Illiam : « Mon fils, ne devrais-tu pas me raconter ces deux derniers mois ? »
Mon père n’avait pas été très loquace depuis le début du repas, et je ne l’avais pas été non plus. Il finit pourtant par me poser la question que je redoutais.
Lucéard : « Vous voulez savoir ce qui est arrivé à Nojù ? »
Son intention était véritablement de se renseigner sur ma nouvelle vie, mais il voulait aussi savoir comment sa fille avait perdu la sienne.
Illiam : « Je comprendrai que tu refuses. Mais en tant que père, c’est un devoir pour moi de… »
Il ne trouvait pas les moyens d’aborder le sujet. L’idée de prononcer de tels mots lui suffisait à réaliser davantage qu’il n’y avait plus aucun espoir.
Lucéard : « Je n’y tiens pas trop, en effet. »
Seuls les bruits des couverts se firent entendre, jusqu’à ce que je lui fausse compagnie pour aller me coucher. Arrivé de nouveau devant ma chambre, je me souvins de mon quotidien de prince.
Je dois prendre un bain.
Ce constat m’apaisait. Après deux mois, deux mois à vivre dans une vieille maison en pleine forêt. Je m’étais certes lavé dans le lac, c’est vrai. Mais j’avais à chaque fois l’impression d’en ressortir plus sale.
Je m’imaginais déjà propre, comme je ne l’avais pas été depuis bien trop longtemps. D’une manière générale, mon hygiène corporelle n’était pas idéale, malgré mes efforts. J’avais l’occasion de rester dans la salle d’eau jusqu’à remédier à tout cela, et j’allais la prendre.
En me laissant glisser le long de la baignoire, ma nuque se réchauffa. Tout mon corps se relâchait. La chaleur me réconfortait. La douleur et la fatigue de ces derniers jours s’estompaient, elles s’évaporaient.
Néanmoins, je n’allais pas bien. Le froid qui s’était logé au fond de moi ne pouvait être atteint. Une douleur subsistait toujours. Et dans le calme de l’eau, je me retrouvais de nouveau coincé avec mes propres démons. Tout dans ce palais me l’avait rappelé. Je n’avais rien d’autre à faire qu’y penser, encore et encore.
Cette nuit-là, mes rêves furent à l’image des nuits précédentes. Et quand je l’aperçus à l’entrée de ma chambre, je ne pouvais dire s’il s’agissait de la réalité ou non. Quand le véritable matin fut venu, je ne me souvins que du visage qui avait hanté mes songes. Je me souvins qu’il n’était plus aussi clair qu’auparavant. Ce sourire enjoué s’était lentement brouillé dans mon esprit.
Derrière la porte, il n’y avait qu’Ernest.
Ernest : « Bonjour, Mon Prince. …Vous n’avez pas idée à quel point je suis heureux de pouvoir faire ça à nouveau. »
Mon esprit était trop embrumé pour me fournir une réponse pertinente. Je me contentai de me redresser, les yeux mi-clos.
Ernest : « Allons, pressons. Vos cousins sont déjà là. »
La crainte de devoir affronter leur regard me donna un bon coup d’adrénaline, et je me levai. Pendant ma toilette matinale, je ne fis que redouter notre rencontre.
Les enfants du roi, mes cousins, sont au nombre de quatre.
L’aîné se nomme Brynn. Il a 24 ans et a tout d’un futur roi. Il est calme, assuré, et s’exprime avec une grande aisance. Je l’ai toujours trouvé grandiloquent, cela dit.
Eira est trois ans plus jeune que lui. Elle est distinguée et gracieuse, mais elle est aussi fausse que peut l’être une grande dame.
Ceilio a un an de plus que moi. Il est d’un naturel plus réservé que son grand frère, mais il donne toujours l’impression de vouloir devenir comme lui. Il ne serait pas un peu avide de pouvoir ?
Et enfin, il y a Dilys, qui a l’âge de ma sœur… Elle est capricieuse et égoïste, une véritable petite fille de noble.
Cette journée va être longue.
Mon jugement était particulièrement sévère, même s’il s’agissait de ma proche famille. C’était comme ça que je fonctionnais d’aussi loin que je m’en souvenais.
Une fois présentable, je m’attardais dans les couloirs. J’entendis rapidement des voix venant d’en face. Le carré royal devait être là, suivi par le cortège qu’implique une telle hérédité.
Tous les regards des courtisans étaient tournés vers Brynn, ce grand jeune homme bien bâti, mais aussi délicat. Tous ses faits et gestes étaient millimétrés, pour accompagner son jeu d’orateur. Son sourire radieux fédérait toute son audience, et il finit par me parvenir.
Le regard confiant du dauphin s’arrêta face au mien. Il interrompit sa discussion avec légèreté.
Brynn : « Ah, Lucéard, vous voilà. Je ne pouvais manquer l’occasion de vous voir en pareille journée. Quel soulagement ce fut de savoir que vous étiez ici, sain et sauf. »
Sa voix était forte et distincte. Comme nous étions en public, il me vouvoyait et était très soucieux de son langage. Un garçon apparut à sa droite, comme s’il avait été son ombre jusque là. Ses cheveux d’un rouge terne recouvraient ses yeux, au point que j’ignorais encore la couleur de ceux-ci. Il n’était pas plus grand que moi, et ne semblait pas aussi réjoui que son grand frère.
Ceilio : « Bonjour, cher cousin. Je ne voudrais pas paraître grossier, mais votre visage a un teint épouvantable. »
Eira : « Ceilio, enfin. Ne l’importunez pas. »
Cette demoiselle était plus grande encore que Ceilio. Ses longs cheveux noirs étaient noués avec soin, et ses vêtements amples accompagnaient ses plus subtils mouvements. De tous les enfants de la famille, Eira était celle qui accordait le plus d’importance à son allure. Elle se maquillait elle-même depuis quelques années et était devenue une experte en la matière. Ses lèvres légèrement rougies tremblaient, bien que ce fut pratiquement indiscernable. En particulier pour moi, qui peinait à regarder mes cousins dans les yeux.
Eira : « Je me réjouis de vous voir en bonne santé, Lucéard. »
Mes cousins se tenaient à quelques mètres de moi. Ils s’adressaient autant à moi qu’aux autres gêneurs qui les entouraient.
Lucéard : « Bonjour à vous tous. Vous n’avez plus de raison de vous inquiéter pour moi. Je suis navré de m’être absenté si longtemps. »
Je n’avais rien d’intéressant à répondre, je ne pensais qu’à partir au plus vite, et me retrouvais ainsi à dire des choses aussi vides de sens qu’eux. Tout était faux.
La petite dernière se rapprochait de moi, quittant son groupe, comme si elle tenait à ne pas être entendue. Les deux longues couettes de la jeune fille s’agitaient à mesure qu’elle avançait. Elle montrait toujours un air arrogant et supérieur lorsqu’elle était parmi d’autres nobles. Elle était juste sous mon nez et levait la tête, le plus sérieusement du monde.
Dilys : « Où est Nojùcénie ? »
Cette question était un coup de poignard. Ces mots en disaient long sur ce qu’avait enduré la jeune fille. Elle la considérait toujours vivante, jusqu’à ce qu’on lui prouve le contraire. Ceilio avait réussi à entendre sa sœur et attendait impatiemment la réponse.
Mais celle-ci ne vint pas. Tout mon corps était tendu, je sentais mon visage chauffer et je peinais à respirer. L’atmosphère était étouffante.
Lucéard : « Nojù…cénie… »
Ernest : « Mademoiselle de Lucécie nous a malheureusement quitté. »
J’écarquillai les yeux en entendant la voix de mon majordome derrière moi. Les visages qui entouraient les enfants du roi se déformaient. Après deux mois de rumeurs, la vérité éclatait enfin, impitoyable.
Eira apporta au plus vite sa main contre sa bouche et dissimula son étonnement.
Ceilio baissait davantage la tête, comme pour cacher son nez sous sa chevelure.
Dilys venait elle aussi de réaliser. Son expression n’avait plus rien d’irritant. Elle était atterrée. Elle venait de perdre sa plus proche cousine. Et sans un mot, elle repartit seule d’un pas pressé.
Quant à Brynn, son calme ne put être ébranlé par ces quelques mots. Son regard était toujours sévère et son visage bien droit.
Pourtant, c’était peut-être moi qui paraissait le plus blessé par l’annonce d’Ernest. Paradoxalement, j’étais moins prêt que quiconque à entendre ça.
Lucéard : « Je vous prie de m’excuser. Nous nous reverrons pour le déjeuner. »
Je m’éclipsai au milieu du brouhaha. Je ne pensais plus qu’à m’enfermer dans ma chambre. Néanmoins, une fois devant celle-ci, je fis demi-tour.
Je me retrouvais alors dans la cour ouest du palais. Mes yeux se plongeaient dans le vide alors que j’aurai pu contempler ces magnifiques jardins. Ce que j’y voyais ne m’inspirait que nostalgie et tristesse.
Ceilio : « Cela te dérange si nous restons ici ? »
Manifestement embarrassé, le jeune homme avait dû s’éclaircir la gorge avant de pouvoir distinctement prononcer ces mots. Il était accompagné de sa grande sœur, dont le visage suggérait qu’elle pouvait pousser un long soupir d’une seconde à l’autre.
Lucéard : « Non, bien sûr que non. Vous êtes nos invités. Faites ce que vous voulez. »
Sans amertume, je leur répondis faiblement, avant de tourner sur mes talons et de reprendre ma route.
Eira : « Tu n’as pas besoin de faire semblant. Nous pouvons tous imaginer à quel point cela doit être dur pour toi. Ça l’est pour nous tous. »
Je m’arrêtais prêt à me retourner alors qu’elle partageait avec moi ses sentiments. Je ne m’étais jamais senti si proche d’elle qu’à cet instant.
Ceilio : « Nous avons passé tant de temps ensemble, tous les six. Je pensais que c’était une des rares choses qui ne changerait jamais. »
Je n’avais que rarement eu l’impression de m’entendre avec le carré royal, et leur soudaine sympathie me parut être de la pitié. Néanmoins, leurs mots m’avaient touché. Cela ne faisait pas partie du rôle qu’ils jouaient, il ne pouvait s’agir que du reflet de leur cœur.
Lucéard : « Merci de votre soutien, vous deux. »
On ne pouvait pas dire que je débordais de gratitude, au contraire, je m’efforçais de ne rien laisser paraître.
Eira : « Tu n’as pas à nous remercier. Nous sommes ta famille, après tout. »
Son sourire était convenu. Ses mots n’avaient rien d’exceptionnel. Et pire encore, je n’étais pas prêt à comprendre ce qu’elle voulait me transmettre.
Ceilio : « Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Pourquoi en arriver là ? »
Ceilio avait été déboussolé dans un premier temps, mais à présent, la rage lui déliait la langue. Il serra les dents.
Ceilio : « Pourquoi les coupables sont-ils toujours en liberté ? »
Je baissai la tête significativement.
Eira tira gracieusement l’oreille de son jeune frère qui s’apprêtait à poursuivre. Elle avait un visage sévère, et sa voix m’exclut en se faisant murmure.
Eira : « Enfin, Ceilio, ne parle pas de cela devant Lucéard. Tu vois bien que cela le chagrine. »
-3-
Quelques heures plus tard, après que je me sois isolé de nouveau, je me retrouvai dans la salle des réceptions. Mon père et son neveu présidaient à l’autre bout de la large table. Un festin y était déjà installé. Des personnes d’influence avaient stratégiquement choisi leur place pour être au plus prêt du dauphin. Le duc put se faire discret et profita de l’éloquence de Brynn pour ne pas avoir à tenir de conversations.
Loin de tout ce brouhaha, Eira et Ceilio s’étaient mis face à moi. Nous étions vingt à partager ce déjeuner, là où nous aurions pu manger jusqu’à quarante. Je pus en profiter pour me mettre aussi loin que possible du centre d’attraction. Ma voisine de table se trouvait être Dilys. Je remarquai que son assiette n’avait pas été entamée. Deux chaises la séparaient du premier courtisan, je n’avais pas à m’embarrasser de la vouvoyer.
Lucéard : « Dilys, tu n’as pas faim ? »
Dilys : « Nan. »
J’ignorai quelle impulsion m’avait poussé à lancer une discussion, mais ma cousine n’encouragea pas cet effort. Son visage était fermé.
Lucéard : « Tu ne peux pas rester le ventre vide… »
Eira mâchait lentement comme à son habitude, et concentrait toute son énergie à paraître digne de son titre. Elle tendit malgré tout l’oreille et nous accorda son attention. Sa sœur émit un son aigu en soufflant du nez, elle détourna aussi la tête d’un coup sec pour être sûre que le message soit passé.
Dilys : « Je fais ce que je veux. Je ne me souviens pas que tu puisses me donner d’ordres. »
Cette attitude lui ressemblait bien. Elle s’enflammait rapidement lorsqu’elle était de cette humeur. La quatrième princesse du royaume était d’ailleurs le plus souvent de cet humeur, bien qu’aujourd’hui ce fut quelque peu différent.
Ceilio qui mangeait silencieusement leva la tête en entendant la voix irritée de Dilys. Sans savoir pourquoi, je poursuivis :
Lucéard : « Ne le prends pas comme ça, je m’inquiète juste un peu pour toi. »
Sa fureur explosa aussitôt.
Dilys : « Ah et pourquoi donc ?! Tu cherches quelqu’un d’autre pour qui t’inquiéter maintenant ?! Pourquoi tu ne commencerais pas par toi ?! »
Elle avait frappé sur la table, et le tintement des couverts avait attiré l’attention. Son visage furieux rougit davantage lorsqu’elle put observer l’effet qu’avait eu ses mots sur son cousin. Je lui apparus plus maussade que jamais.
Brynn fit reprendre le cours du repas en relançant de plus bel leur sujet de discussion. Le regard calme d’Eira se plongea dans celui de Dilys, et sans même un mot, elle put lui transmettre énormément.
La jeune princesse ne savait plus où se mettre. Sa colère se mua en confusion, bien que son ton était toujours aussi arrogant.
Dilys : « Je…suis désolée, Lucéard. Je ne voulais pas dire ça du tout. N-ne fais pas cette tête, allez ! »
Demander pardon était douloureux pour elle, y était-elle seulement parvenue auparavant ?
Lucéard : « Ça ira. »
Après le dessert, quand tous furent levés, je fus le premier à partir. Eira s’approcha alors de Dylis. Cette dernière s’attendait déjà à être grondée, mais n’était pas tellement sur la défensive. Elle paraissait résignée.
Eira : « Je comprends ce que tu ressens, mais, s’il te plaît, fais attention pour une fois. Ce que tu lui as dit était horrible. »
La douceur dont elle fit preuve surprit sa petite sœur. Eira devinait ce qu’était en train de traverser Dilys, et ne voulait pas lui causer davantage de tort.
Dilys : « …Dites-moi que tout ça est une blague. »
La demoiselle se mordait les lèvres, comme pour empêcher ses larmes de couler. Eira se retrouvait désemparée. Ceilio restait à distance, morose, et lançait un regard à l’endroit où nous avions mangé.
Ceilio : « …Il n’a pas du tout touché à son assiette. »
J’errais dans les couloirs. Je ne savais plus pourquoi j’avais accepté de rester. Comment avais-je pu croire que cela se passerait bien ?
Sans m’en rendre compte, j’étais à nouveau dans cette même allée, sous ce soleil d’été. Cette saison que j’avais commencé en la compagnie de Nojù demeurait encore. Je sentais une certaine fraîcheur dans le vent qui emplissait mon cœur d’un poids qu’il ne pouvait plus supporter.
Je n’en voulais pas à Dilys. Médire sur son attitude de peste était un passe-temps que j’avais laissé derrière moi. J’avais bien conscience qu’elle ne savait pas se contrôler aussitôt que ses émotions la submergeaient. Et je ne pouvais certainement pas lui reprocher ce qu’elle ressentait.
Je regardais le ciel. Il était si bleu qu’il aurait pu convaincre n’importe qui que cette journée était belle, si immense et profond que nos soucis paraissaient bien futiles. La nature livrait ce qu’elle avait de plus poétique, mais cela ne m’affectait plus. Tout cela ne m’intéressait plus.
Je sentis alors quelque chose tirer sur ma jambe. Je baissai les yeux pour voir un jeune homme à peine plus âgé que moi. Il couinait tout en se serrant à moi.
Lucéard : « E-efflam ?! »
Je me laissais volontiers surprendre par sa soudaine apparition. Déjà que je ne m’imaginais pas le voir ici aujourd’hui, le voir ainsi s’agripper à mon pantalon me laissait coi.
Ses cheveux rappelaient la lueur brûlante d’un feu, il avait un physique athlétique et une certaine présence, pourtant, il était à mes pieds, en train de renifler bruyamment.
Efflam : « Lucéard ! Tu es en vie ! Cette fois-ci je ne rêve pas ! »
On entendait à sa voix qu’il débordait d’énergie et de gentillesse.
Lucéard : « Je… Je suis aussi surpris que toi… »
Je soupirai, le visage crispé.
Efflam : « Tu n’es pas un fantôme, hein ?! »
???: « Ça suffit Efflam. »
La voix de son aîné attira notre attention. Le visage terriblement sérieux et solennel de Talwin nous interpella. Ses cheveux roux mal coiffés et son bouc qu’il taillait avec affection soulignait son regard dramatique. L’espace d’un instant, sa carrure était impressionnante. Il était pourtant assez léger pour sa taille.
Il se rapprocha de moi à pas lents et résolus. Il dégagea son frère d’un coup de pied, puis me toisait sévèrement sans dire mot pendant quelques secondes.
Talwin : « C’est mon tour, maintenant. »
De la morve commença à couler de son nez avant même qu’il ne se mette à geindre. Il attrapa mon visage comme pour m’identifier une fois de plus.
Talwin : « Lucéaaaaard ! Je te croyais perdu à jamais ! »
Efflam revint à la charge pour s’accrocher de plus bel. J’étais bien loin de m’attendre à une telle réaction de leur part. Mais leur bêtise ne leur valut qu’un haussement d’épaule.
Ces deux idiots étaient mes cousins. Les fils de la sœur de mon père. Et s’ils étaient là aujourd’hui, nul doute que les sept autres n’étaient pas loin. Ils vivaient pourtant à l’autre bout du royaume…
Ma tante était la duchesse de Port-Vespère, une grande ville portuaire au sud de Deyrneille. Ils étaient eux aussi de sang royal, mais ils ne se comportaient pas exactement comme ce qu’on attendrait de nobles.
??? : « Talwin, Efflam ? Qu’est-ce qu’il vous arrive ? »
Une demoiselle apparut. Sa tenue était exagérément mignonne, mais c’était ce qui lui allait le mieux. Elle avait un an de plus que moi, pourtant, ses grands yeux roses étaient aussi rêveurs que ceux d’un enfant. Ses longs cheveux roux étaient noués et sertis de bien des accessoires. On ne pouvait pas dire qu’elle était svelte, mais ses formes demeuraient malgré tout assez discrètes sous ses vêtements. Elle répondait au nom de Kana et avait tout d’une bonne poire.
Elle tenait par la main une jeune adolescente, légèrement plus jeune que Dilys. Celle-ci avait des cheveux noirs et des yeux d’un marron assez lumineux. Klervi était une enfant timide, elle pouvait même paraître un peu sauvage aux premiers abords. Ce fut la première à réaliser ce qu’il se passait.
Klervi : « … »
Klervi tira sur la manche de Kana pour lui signaler ma présence. Mais c’était déjà chose faite, et les yeux de Kana se remplirent de larmes aussi vite que son nez rougit. Elle rappelait une fillette qui viendrait de s’écorcher les genoux en trébuchant, à la différence que ce qu’elle ressentit à cet instant était bien plus violent. Elle finit par éclater en sanglots.
Elle se jeta si fort sur moi qu’elle m’entraîna sur le gazon avec ses deux grands frères. Je commençais à étouffer, étreint de toute part. Klervi se rapprocha lentement et suivit le mouvement avec plus de retenue. Je pouvais sentir ses épaules trembler.
Des bruits de pas assurés se firent entendre quelques instants plus tard. Alarmée par ces larmoiements sonores, ma tante venait d’apparaître.
Tout suggérait chez tante Luaine qu’elle avait une forte personnalité. Autrefois une jeune demoiselle discrète, ses fréquentations avec les locaux du duché vespérien l’avaient rendu bien plus désinvolte.
Luaine : « Eh les mioches, vous savez qu’à cette heure-là n’importe qui peut vous voir des fenêtres du palais, alors essayez de vous tenir à carreau. Ça fait même pas cinq minutes qu’on est arrivés et vous vous roulez déjà dans l’herbe… »
Son soupir laissait entendre que ce genre de comportement ne l’étonnait qu’à moitié.
Luaine : « Vous pourriez au moins aller saluer votre oncle avant de venir ici… »
Quand elle marchait, la grâce de celle qui était autrefois la seule princesse du royaume sublimait ses mouvements. Mais ses pas s’interrompirent rapidement quand elle se rendit compte que nous étions cinq au sol.
Luaine : « Ooh… Mon petit Lucéard… ! »
Sa lassitude fit place à une émotion incontrôlable. Ils devaient tous tenir ça d’elle.
Ses enfants s’écartèrent pour que je puisse la voir. Elle s’agenouilla devant moi, au risque de salir sa charmante robe.
Luaine : « Tu es revenu… »
Elle posa affectueusement ses mains sur mes épaules.
Lucéard : « Je ne savais pas non plus que vous seriez là, Tante Luaine. Mais… »
Elle m’interrompit alors que je baissai les yeux.
Luaine : « Tu n’as pas besoin d’en dire plus, mon petit Lucéard. J’ai compris… »
D’instinct, elle avait effectivement tout deviné. C’est du moins ce que suggérait son visage. J’étais sur le point de leur dire l’entière vérité. Mais à la réaction de leur mère, mes cousins firent aussi le lien. Si j’avais aussi mauvaise mine, c’est que Nojùcénie, elle, ne reviendrait pas.
Ils avaient eux aussi vécu avec cette douleur. Mais ma simple existence confirmait cette vérité, et cela changeait tout. La joie de me revoir se mêla à un sentiment dévastateur.
Luaine : « Viens vivre avec nous à Port-Vespère, tu seras en sécurité là-bas ! Tu mangeras notre nourriture locale et on te chouchoutera jusqu’à ce que tu te sentes mieux ! »
Sa compassion était soudain devenue excessive. Cela lui ressemblait beaucoup. Talwin hocha la tête pour confirmer ses dires. Tous les autres enfants ne prêtaient même pas attention à ce que disait leur mère.
Pendant un instant, le silence me permit de regarder autour de moi, hébété.
Pourquoi se montrent-ils si gentils ? Je… Je n’ai jamais…
Kana était toujours collée à moi et cachait son visage dans mon dos. Elle resserrait sa poigne sur mon bras, toujours incapable de parler. Sa mère se releva.
Luaine : « Ne t’en fais pas, je ne vais pas t’emmener de force. Mais mon petit Lucéard, rappelle-toi que nous sommes là pour toi comme on l’a toujours été. Nous sommes ta famille après tout. Si tu en as besoin, alors tu pourras rester avec nous. »
Plus elle en disait, et plus c’était difficile. Talwin tentait de consoler Klervi, qui pleurait à chaudes larmes dans ses bras.
La main de Kana attrapa la mienne. Cette chaleur était douce, et pourtant, à cause d’elle, j’étais prêt à craquer. Le visage de ma cousine n’était qu’à quelques centimètres du mien, ses yeux humides me fixaient intensément.
Kana : « Tu n’as plus à souffrir seul, Lucéard ! On retrouvera le sourire ensemble, c’est promis ! »
Bouleversé par ces simples mots, elle pouvait sentir mes bras frissonner. Poussé par la force de conviction de sa sœur, Efflam se releva. Il se mordait la lèvre et m’empoigna par l’épaule. Il redressait difficilement un sourire.
Efflam : « Si tu veux parler de quoi que ce soit, alors parle. Et même si je ne trouve rien à dire pour t’aider, j’écouterai jusqu’au bout ! …C’est ce que m’a dit Nojùcénie une fois. »
Pourquoi ?
Talwin : « On est pas juste tes cousins. »
De là où il était, il éleva la voix pour s’adresser à moi.
Talwin : « On est bien plus que ça, alors tu peux te reposer sur nous, Lucéard ! »
Ils ne disaient pas tout ce qu’ils avaient en tête. Leur cousine leur manquait terriblement. Et ils pouvaient imaginer comment ils réagiraient si une telle chose arrivait à un de leurs frères et sœurs. Après tout, ils considéraient tous Nojùcénie comme une amie des plus précieuses. C’est pour cette raison précise qu’ils laissèrent ces sentiments de côté. Ces sentiments là et bien d’autres.
Ça ne leur ressemble pas.
Je n’avais jamais fait en sorte d’être proche d’eux. Je n’avais tout simplement rien fait pour que les choses se passent ainsi.
Ça ne me ressemble pas.
Je me relevais sans pouvoir affronter leurs regards.
Lucéard : « Excusez-moi… »
Je repartis vers ma chambre sans un mot de plus. J’ignorais totalement comment j’étais supposé réagir.
-4-
Alors que j’avançais à pas vif, je bousculai un homme, qui semblait lui aussi pressé.
Brynn : « Oh, je suis navré Lucéard, je ne regardais pas où je mettais les pieds. »
Le digne héritier du trône me gratifia d’un de ses sourires convenus.
Lucéard : « Je ne regardais pas non plus… »
Il repartit, accompagné de quelques nobliaux qu’il raccompagnait jusqu’à leurs carrosses.
Je le reconnais bien là. Que Nojù soit là ou non, ça ne lui fait ni chaud ni froid. Bien sûr. Ils sont tous trop occupés à se soucier de leur propre petite existence.
Au moins, lui, il ne fait pas dans la pitié et l’hypocrisie. C’est plus facile comme ça. Je ne m’attendais à rien d’eux en premier lieu. Je ne voulais pas non plus de ce débordement d’affection à l’instant. Je préfère qu’on me laisse seul comme on l’a toujours fait…
Je ne voulais pas non plus reconnaître que j’avais toujours été trop dur envers eux. Ma mémoire me paraissait confuse. Mais Brynn confirmait mes convictions. J’avais bien fait de ne jamais m’être ouvert aux autres.
J’avançais à présent jusque devant ma chambre. Je m’arrêtai devant la poignée une fois encore.
Même seul, tout m’y fera penser. Il n’y a que m’entraîner dans la forêt qui est supportable, au fond…
Je finis par redescendre. Et quand j’entendis mon oncle et les cinq enfants Vespère restants, je m’éclipsai dans la cour intérieure. Elle était relativement étroite et discrète. Il s’agissait de quelques arbres qui formaient un petit bois. Cette cour donnait sur l’énorme rocher qui faisait dos au palais. J’en profitais pour rendre visite à ma mère.
Derrière la végétation, on avait creusé dans la roche pour y aménager un petit autel où un nom était gravé : Llynel Nefolwyrth. Au-dessus de cette inscription, un large portrait représentait ma mère telle qu’elle était l’année de sa mort.
A mesure que j’approchais, j’entendais de plus en plus distinctement un son provenant de ma destination.
Je me cachais derrière un tronc pour observer ce qu’il s’y passait. Et j’étais loin de m’attendre à voir ce que j’y vis.
Brynn était face à l’autel, à genoux, les mains sur le visage et peinait à reprendre sa respiration.
Brynn : « Nojùcénie… Pourquoi… ? »
J’écarquillai les yeux plus grand encore.
Quoi… ? Il pleure pour ma sœur ?
Je restai planté derrière lui, immobile.
De toutes les personnes au monde, voir Brynn pousser des sanglots de la sorte était particulièrement difficile. Tout était à présent clair. S’il était ici, c’est parce que personne ne devait l’entendre.
C’était donc ça… Je suis vraiment le dernier des crétins…
Parfois, il laissait échapper un éclat de voix. Il donnait même l’impression de présenter des excuses à ma mère.
Tout le monde subit la même chose que moi. Je me plaisais à croire que j’étais le seul à pouvoir souffrir. Mais toute ma famille, tous les gens qui l’ont connu ont autant de bonnes raisons d’être éplorés.
Je pouvais encore revoir tous les moments qu’elle avait passés avec Brynn, comme avec tous les autres. Une personne de la trempe de Nojù marquait à vie le cœur de ceux à qui elle souriait.
Les fuir ne m’aidera jamais. La solitude ne comblera jamais rien. Si je m’isole, je ne ferai que faire souffrir davantage tous mes proches. Je devrais être aussi fort que Brynn. Je devrais être celui qui porte mon fardeau, et celui des autres. En agissant ainsi, je ne rends que leur deuil plus terrible. En niant la réalité, je ne fais que noircir le monde qui m’entoure.
Je serrai les poings, laissant couler une larme symbolique.
Que ce soit pour les vivants ou les morts, je ne dois pas me laisser aller au désespoir. Je ne veux pas que quiconque subisse ce que j’endure, ce deuil dont je ne souhaite même pas me débarrasser. Je ne veux pas qu’ils pensent que leur cousin ne sera plus jamais que l’ombre de lui-même. Je ne veux pas qu’ils pensent que les deux enfants de Lucécie ne sont plus qu’un souvenir nostalgique. Il faut que je sois là pour eux, c’est bien ça que tu voudrais, Nojù ?
Une main se posa sur l’épaule de Brynn. Il se retourna, prit sur le fait.
Brynn : « Lucéard… ? C’est toi ? »
Le voir aussi embarrassé était une première. Mais de son point de vue, me voir avec un sourire bienveillant était tout aussi rare.
Lucéard : « Ne garde pas ton malheur pour toi. Dans des moments comme ça, restons ensemble. »
Pour une autre raison, il me fixa avec étonnement. Il finit par se ressaisir, et baissa la tête.
Brynn : « Tu sais bien que je ne peux pas donner une telle image en public… Mais ça fait des heures que je ne pense qu’à ça. Nojùcénie… Quelle enfant adorable elle était. Tu sais, elle me faisait beaucoup penser à votre mère. Je voyais Llynel comme une seconde mère, et je n’ai jamais su accepter qu’elle soit partie aussi soudainement. Et maintenant, c’est Nojùcénie qui disparaît. »
Il était toujours au plus mal. Ce n’était pas une première pour lui. Quand il était à peine plus jeune que moi, ma mère nous avait quittés.
Brynn : « J’en viens à me dire que la mort est le seul châtiment que méritent leurs assassins. Mais si exécuter tous les criminels de ce monde ne suffit pas à faire justice, alors à quoi bon en tuer un seul ? Ce n’est sûrement pas de ça dont nous avons besoin, après tout. »
Ses responsabilités de prince héritier lui revenaient même à un tel moment. Cela faisait partie des choses auxquelles il se devait de réfléchir. Il ne tarda pas à se reprendre.
Brynn : « Je suis navré de dire de telles choses, Lucéard. Ce n’est certainement pas le moment de parler de ça. Pour le moment, c’est de notre famille dont on doit s’occuper. »
Il se leva et s’essuya les yeux dignement. Nous étions face à face. Le vent soufflait entre les branches. Un portrait de Mère nous observait affectueusement, à l’abri du temps.
Brynn : « Ta façon de parler, Lucéard… Tu lui- »
Il s’interrompit en réalisant que nous n’étions plus seuls.
Kana et Talwin n’étaient qu’à quelques mètres, en compagnie de Dilys. Nous ignorions encore pourquoi ce petit groupe était rassemblé ici, mais nous allâmes dans leur direction.
Je m’arrêtai à bonne distance d’eux, j’avais quelque chose en moi qui m’empêchait de détourner le regard.
Lucéard : « Kana. Talwin. Dilys… Je suis désolé de ma réaction de tout à l’heure… »
Kana s’approcha de moi comme si cela pouvait lui permettre de mieux transmettre sa compassion.
Kana : « Ne t’en fais pas, c’est tout à fait normal que tu ne t’ouvres pas à nous aussi facilement. Mais malgré tout… Je suis heureuse, tu as l’air d’aller un peu mieux, Lucéard. »
Elle posa ses doigts les uns contre les autres, et me sourit avec autant de satisfaction que de soulagement.
Talwin : « Où est ce cousin super arrogant que j’adorai titiller ? Enfin, je dis ça, mais tu m’as l’air d’être plus Lucéard que jamais. Et puis, tant que tu te laisses pas abattre, ça me va. »
Il me fit dos comme pour se donner des airs mystérieux.
Dilys : «Désolé de quoi ? Je ne me souviens pas avoir mérité des excuses. Je ne me souviens pas avoir été gentille avec toi. J’ai même été une peste au pire moment possible. »
Je ne parvenais pas à deviner ce qu’elle essayait de dire, mais elle ne semblait pas réellement contrariée.
Dilys : « Et ne viens pas dire aux autres de manger quand toi tu ne manges pas, crétin. »
Son ton était sec. Mais après m’avoir pointé du doigt, sa voix s’affaiblit sensiblement.
Dilys : « …Encore désolée pour tout à l’heure… »
Elle baissait la tête jusqu’à ce que je n’entende plus ses murmures. Mais il m’avait semblé comprendre qu’elle venait d’ajouter que Nojù lui manquait beaucoup.
La jeune fille décolla soudainement du sol alors que le chagrin la gagnait. Elle se retrouva contre l’épaule de son grand-frère.
Son visage penaud se teint d’un rose brillant.
Dilys : « Qu’est-ce qui te prend ?! Mais repose-moi ! »
La voilà qui se débattait violemment.
Brynn : « Allons bon, ne fais plus cette tête, Dylis. »
Il semblait transformé, presque en dehors de son personnage. La première idée qui me vint à l’esprit est qu’il était simplement sujet à des sautes d’humeur. Je ne réalisais même pas être impliqué dans cette équation.
Dilys : « Quelle tête ? Repose-moi par terre, j’ai dit ! »
La demoiselle repoussait vivement la tête de son frère à l’aide de ses deux mains. Celui-ci parvint à répondre. Je gravais cette image en moi, car je n’avais pas tous les jours l’occasion de les voir se comporter ainsi.
Brynn : « Et si on passait du temps tous les quatre cette semaine ? Juste le “carré royal”. »
Cette proposition était d’autant plus surprenante, et outre son ton affectueux, le simple sens de ces mots laissa Dilys immobile quelques instants. Elle regardait son frère de ses grands yeux.
Dilys : « Brynn… »
Il appréciait la réaction de sa sœur et hocha la tête en souriant, lui sommant de poursuivre sa phrase. Il reçut alors un bon coup de botte dans le visage et lâcha prise sur la jeune fille.
Dilys : « …Je t’ai dit de me reposer !! »
Alors qu’elle avait à nouveau les pieds sur terre, elle frappa à la force de son tibia le mollet de son frère qui était occupé à se tenir le visage.
Il n’y avait que lui pour avoir l’air toujours aussi digne malgré les circonstances. Sa façon d’encaisser les coups le rendait encore plus majestueux. Notre futur roi avait ça dans le sang.
Talwin : « Bon, c’est pas tout ça les cousins, moi, je vais me rendre à l’autel de tante Llynel. »
Son air fougueux était revenu. Talwin avait lui aussi était galvanisé par le sourire du seul aîné qu’il avait dans cette cousinade.
Kana l’accompagnait en silence, moins vivante qu’à l’accoutumée.
Dilys : « Je…viens avec vous. »
L’air boudeur, la princesse suivit le mouvement. Brynn était enchanté de voir sa sœur agir ainsi. Elle n’avait que très peu connu sa tante. Tout comme Nojù, la jeune fille n’avait pas plus de quatre ans la dernière fois où elle avait pu voir notre mère.
Brynn : « Dans ce cas, je vais chercher les autres. »
J’entendais la fille du roi pester de nouveau. Elle ne tourna que le cou pour observer son frère s’éloigner. L’œil avec lequel elle le fixait était humide.
Dilys : « Quelle mouche l’a piqué, celui-là… ? »
-5-
Quelques minutes plus tard, nous étions bien plus nombreux. Tous les membres de ma famille que j’avais vu plus tôt étaient rassemblés. Il y en avait même un de plus.
Evariste : « Lucéard… Mon garçon. Comment vas-tu ? »
Sa voix chantait son sud natal en toute circonstance. Même un jour comme celui-là, même si le soleil ne brillait plus jamais, il ne savait que parler ainsi. Il était généreusement bronzé et son sourire subtil lui donnait un certain charme. Sa pilosité faciale était bien travaillée, et il accordait clairement trop de temps à son apparence. Mais si j’avais dû lui trouver un défaut, ç’aurait été sa langue. Elle était beaucoup trop impulsive et devrait de temps en temps bénéficier des conseils d’un cerveau fonctionnel avant de commencer à s’agiter.
Lucéard : « Bonsoir, mon oncle. »
Je saluais l’heureux père de neuf enfants avec ce que j’avais de plus cordial. Néanmoins, je n’avais toujours pas la tête à ça.
Evariste : « Goulwen et Meloar sont restés là-haut pour s’occuper des trois minots, ils viendront plus tard. »
Je suis sûr qu’Aenor serait ravie d’entendre ça.
Un sourire torve se dessina sur mon visage pendant un instant. J’avais décidé de garder ce sarcasme pour moi. Mon oncle me tapa sur l’épaule en passant à ma gauche.
Evariste : « Allez, fissa avant que la nuit tombe, on ne fait pas attendre Llynel. »
Il savait que j’avais horreur qu’on soit trop familier avec moi. Il n’était certainement pas du genre à prêter attention à des changements chez les gens, mais inconsciemment, il avait dû deviner que je ne lui en tiendrai pas rigueur aujourd’hui.
Luaine : « Je pense que d’autres personnes souhaiteraient se joindre à nous. Illiam Gwilerm, notre grand Duc de Lucécie, ne faites pas votre timide. »
La duchesse lança un regard complice à son frère, tout en lui tendant la main. Pourtant, une dizaine de mètres les séparait. Mon père était à l’entrée de la cour. Il plissait les yeux, à peine réceptif au ton enjoué de sa sœur.
Illiam : « Est-ce la peine de parler ainsi, Luaine ? Mais je pense aussi que le moment est bien choisi pour que nous soyons tous rassemblés. »
Luaine : « Quel dommage que Carwyn n’ait pas pu se déplacer. Encore une raison pour laquelle je ne voudrais pas être à sa place. »
Ma tante était aussi du genre à prendre tout sur elle. A parler de choses légères quand ni elle ni personne n’avait la tête à ça. Mon père hésitait encore à avancer, ou plutôt, il attendait le bon moment pour se retourner vers l’intérieur du palais.
Illiam : « Ernest, Madeleine, Monsieur Sholes, n’hésitez pas à nous rejoindre. »
Alors que l’orateur le plus spontané aurait dû être le grand inquisiteur, ce fut mon majordome qui répondit tout en exécutant une sobre révérence.
Ernest : « Monsieur, nous ne souhaitons nullement déranger ce moment qui n’appartient qu’à la famille royale. »
Mon père aperçut quelques autres employés. Des gardes, des cuisiniers, et d’autres membres du personnel de maison. Il tira sur sa moustache sans ne rien laisser paraître des sentiments qui l’animait.
Illiam : « Ce moment appartient à tous ceux pour qui il compte. Vous connaissez ma femme et ma fille depuis presque aussi longtemps que moi-même. Vous avez votre place parmi nous. »
L’homme qui m’avait appris à distinguer la noblesse du reste des gens avait déjà changé. Je n’avais jamais réellement su ce qu’il pensait de la hiérarchie sociale. Mais ses paroles m’étonnaient malgré tout.
Madeleine : « Mon Duc… »
Certains d’entre eux s’avancèrent avec plus ou moins de retenue. Ils savaient ce qu’il se passait. Néanmoins, chacun d’entre eux voulait rendre hommage à la présence chaleureuse de la jeune fille qui fréquentait les mêmes corridors et les mêmes jardins qu’eux. Il lui arrivait aussi de se rendre dans les cuisines, et sans faire de distinction, elle leur adressait la parole comme s’ils vivaient tout simplement sous le même toit. C’était pour ces quelques souvenirs que le personnel de maison osa franchir la porte de la cour arrière.
Merock : « Bien. Je m’occuperai du discours, en ce cas. »
Une lueur orange recouvrait peu à peu cette étrange scène. Nous étions tous face à l’autel. Comme si l’automne arrivait prématurément, nos cœurs étaient lourds. Une terrible torpeur se faisait encore à ce jour mon fardeau, mais je laissais mes sentiments s’exprimer dans les yeux de ceux qui m’entouraient. D’un air solennel, Monsieur Sholes commençait son discours.
Merock : « Madame Llynel Nefolwyrth, devenue Llynel de Lucécie, la femme si populaire de notre Duc. Votre noblesse n’était pas que celle des titres, elle était celle de vos paroles, de vos actions, et de votre cœur. Ce pourquoi, dix ans après votre disparition, vous n’êtes ni oubliée, ni remplacée par ceux qui vous ont connu. Et certains d’entre eux sont ici présent avec votre souvenir ému. Mais. Si nous sommes tous rassemblés ici, c’est pour vous enjoindre de veiller sur votre fille Nojùcénie, qui à son tour nous a quitté. Nous nous recueillons devant vous en cette douce soirée, dans l’attente qu’un autel lui soit érigé aux côtés du vôtre. Et ses funérailles, soyez-en certaine, seront aussi belles que celles qui vous étaient dues, et qui ont ému notre cité toute entière. Car Nojùcénie était comme vous, une personne au cœur généreux, qui suscitait l’admiration autant que l’affection. Quel plus grand malheur que la disparition d’une jeune femme de vingt-huit ans à qui la vie souriait ? C’est pourtant à la moitié de cet âge que notre princesse nous a été enlevée. »
Merock s’interrompit quelques secondes. Il reprenait son calme. L’émoi avait déjà décimé son audience. Il prit à nouveau la parole, plus fort encore.
Merock : « Oh, Madame ! Observez, contemplez depuis les cieux la vive émotion que l’absence de votre fille suscite ! Elle non plus ne saura être oubliée par ceux qui l’aimaient, et qui l’aimeront à jamais. »
Il regardait autour de lui avant de conclure de sa voix la plus distincte.
Merock : « Oh, Madame ! Constatez la force des liens qui unissent tous ceux présents en ce jour, et protégez-les de tout l’amour que vous leur portez ! Continuez de veiller sur les vivants, comme sur les morts, pour que jamais le désespoir ne vienne briser ces liens forgés à l’ardeur de nos cœurs. Et recueillez-vous avec nous… Pour Mademoiselle Nojùcénie de Lucécie. »
Mon regard se perdait dans celui de ma mère. Je n’avais jamais souhaité assisté à une telle cérémonie. Je savais bien que la présence de toute la famille royale ici n’était pas un hasard. La seule coïncidence dans cette histoire était mon retour. Si mes cousins étaient rassemblés, c’était pour la plus tragique des festivités. Et je n’étais pas prêt à y prendre part. Accepter que cet événement ait lieu revenait à accepter ce qui était arrivé à ma sœur, et j’étais encore prêt à m’y refuser.
-5-
Pourtant, quand le lendemain fut venu, c’est avec le souvenir ému de ce discours que je trouvai la force de plier bagage, une nouvelle fois.
Les quelques membres de la famille rassemblés à l’entrée du domaine ducal n’avaient pas fière allure. Le deuxième jour était tout aussi difficile que le premier. Peut-être même plus impitoyable encore.
Illiam : « Voici ton sac, mon fils. Tu ne manqueras de rien. Mais il ne tient qu’à toi d’être aussi prudent que possible. ”
Il ne semblait pas insister pour que je reste, c’était pourtant ce qu’il souhaitait. Je dissimulai le sac sans fond sous ma tenue.
Luaine : « Alors, tu repars malgré tout. La prochaine fois où nous nous rassemblons, fais en sorte que ce soit un événement heureux, mon petit Lucéard. N’inflige pas plus à ton père. »
J’étais encore mal réveillé, et je n’étais pas d’humeur à écouter des adieux trop longs. Leurs mises en garde me permettraient-elles de survivre s’il m’arrivait quelque chose ? C’était peu probable.
Kana : « Lucéard. »
La demoiselle m’enlaça sans préavis. J’avais deviné à son ton qu’elle n’attendait que ça. Je restais les bras ballants, sous le regard des autres.
Kana : « Je t’ai promis qu’on retrouverait le sourire ensemble, alors reviens nous vite. »
Elle s’écarta quelques secondes après.
Lucéard : « Oui, merci. »
Je m’efforçai de sourire en coin. Ce fut au tour d’Efflam et Talwin, et ce dernier attrapa mes vêtements.
Talwin : « C’est quoi ça ? C’est trop classe. On dirait un ancien héros. »
Je fronçais les sourcils pour le rappeler à l’ordre, sans laisser retomber ce sourire torve.
Efflam : « Il a pas tort. J’aimerai bien partir avec toi ! Mais ma mère me tuerait. Enfin, je resterai pas les bras croisés non plus, tu me connais ! »
Ces deux-là étaient étrangement motivés, et c’était finalement moins désagréable que des adieux déchirants.
Talwin : « Ouais, tu vas voir, on va trouver un moyen de t’aider dans la quête que tu as entrepris, tête de nœud ! »
Je haussai les épaules, peu emballé.
Talwin : « J’avais oublié que tu étais aussi peu loquace le matin. »
Brynn restait en retrait, amusé par la situation. Ses traits se firent soudain plus sévères.
Brynn : « Nous interrogerons ce Baldus aujourd’hui. Je vois bien que la situation est plus compliquée qu’il n’y paraît, mais il faut que le royaume soit en sécurité, je suis sûr que tu comprends, Lucéard. »
J’essayai de penser le moins possible à tout ça. Est-ce que j’en faisais réellement une affaire personnelle ? Je n’en savais rien. Je me contentais de hocher la tête. Je n’avais clairement pas d’objection.
Alors que je me tournais vers le carrosse, mon père reprit la parole.
Illiam : « N’y a t-il pas moyen que tu acceptes d’emmener ta garde personnelle ? »
Brynn lança un regard à son oncle. Il avait deviné qu’un discours aussi faible ne saurait pas m’affecter. Mon père avait pourtant beaucoup d’autorité, que ce soit en tant que duc, ou en tant que père. Mais il n’était pas non plus le même qu’hier.
Lucéard : « Pas la peine. Et si vous en envoyez malgré tout, je les sèmerai. Je ne tiens pas à mêler qui que ce soit d’autre. »
Ce ton était sec, et il avait de quoi déplaire. Mon père avait après tout de bonnes intentions. Mais je n’y réfléchissais pas. Néanmoins, ma tante souriait.
Luaine : « Eh bien, ton fils, Illiam ! »
Elle aurait pratiquement pu lui donner un coup de coude pour souligner sa complicité. Elle se contenta de le regarder du coin de l’œil.
Je commençai à marcher, mais m’arrêtai dos à eux.
Lucéard : « Pourriez-vous passer le bonjour aux autres de ma part ? »
Cet ultime effort rendit des couleurs à mon audience, qui semblait un peu moins inquiète.
Efflam : « Compte sur nous ! »
Je regardais chacun d’eux tour à tour alors que mon majordome ouvrait les portes du carrosse.
Ce n’est pas le moment de douter. Il faut que je parte. C’est aussi pour leur bien.
Il me fallait bien me persuader moi aussi. Ma résolution était encore vacillante.
Ernest : « Si vous vous rendez là où je ne peux vous suivre, faites malgré tout en sorte de revenir me donner du travail, de temps à autre. »
Ce flegme à toute épreuve m’apaisait. Il était plus simple pour moi d’entendre cela alors que je m’en allais.
Ernest : « Vous avez été éduqué par un sacré majordome, il n’y a pas à s’en faire, je me trompe ? »
Il riait calmement, au point de me contraindre à sourire.
Lucéard : « Oh non, vous avez entièrement raison. A nos prochaines retrouvailles, Ernest. »
Ernest : « A nos prochaines retrouvailles, Monsieur. »
Une épaisse vitre me séparait à présent des miens. Très vite, je m’éloignai de ma famille, qui restèrent ici jusqu’à ce que je ne disparaisse de leur vue. Je soupirai.
Est-ce vraiment une bonne raison de partir après tout… ?
Ellébore : « Ce n’est pas facile de s’en aller loin de chez soi. »
Je sursautai en entendant une voix juste à côté de moi.
Lucéard : « Mademoiselle Ystyr ?! Qu-que faites-vous ici ? »
J’en oubliai même d’utiliser son prénom tant j’étais pris de court.
Ellébore : « Je vous ai fais peur ? Oh, je suis désolée ! Vous deviez être plongé dans vos pensées. »
Elle ne semblait pas franchement à l’aise, mais son sourire avait quelque chose de rassurant. J’enfonçai mon dos contre le dossier duveteux de la banquette que nous partagions.
Lucéard : « Vous n’avez pas non plus fait en sorte que je vous remarque. »
La commissure de ses lèvres se redressa. Elle avait eu du mal à m’adresser la parole.
Ellébore : « Je vous ai dit que j’étais détective ? Eh bien, je pars enquêter à Oloriel. Votre père m’a proposé de voyager dans l’un de ses carrosses. …Il ne vous a pas mis au courant ? J’espère que je ne vous embête pas. »
La jeune fille raidissait tout son corps, limitant ses gestes au maximum.
Lucéard : « Oh, je vois. Non, vous ne me dérangez pas. Ce n’est pas plus mal, en fait. »
Ellébore : « Pour être tout à fait franche, je suis un peu tendue à l’idée d’être assise à côté d’un prince. C’est un peu angoissant. »
Elle passa cela à la plaisanterie, et je ne pus que lui sourire poliment.
Lucéard : « Je comprends, dans ce cas, je vais descendre ici. »
Faisant mine d’ouvrir une des portes alors que nous étions lancé à la vitesse de croisière du véhicule, j’attirai chez la demoiselle un regard surpris, qui vira à la panique quand elle réalisa.
Ellébore : « N-ne faites pas ça ! C-ce n’est pas si grave ! »
Lucéard : « Je vous fais marcher, détendez-vous, Ellébore. »
Tous deux à moitié levés, on se rassit calmement.
Ellébore : « Je ne vous imaginais pas être du genre à plaisanter. »
Je soufflais du nez avec un air suffisant.
Lucéard : « Pour quelqu’un de mal à l’aise, je trouve que vous vous confiez facilement sur vos impressions. »
C’était quelque chose de naturel pour elle. Même si mon titre l’intimidait, elle ne voulait pas me traiter différemment de quelqu’un de son âge. Elle réalisa alors qu’elle fonctionnait ainsi.
Ellébore : « Maintenant que vous le dites… »
Elle commençait à agiter légèrement les jambes sous sa robe, tout en me gratifiant de son air amusé.
Lucéard : « Mais quand même, vous êtes vraiment détective ? Vous êtes jeune pour exercer un métier. »
Son tempérament m’avait poussé à poursuivre la conversation. Elle appréciait visiblement ma question.
Ellébore : « C’est pourtant vrai. C’est plus une passion qu’un métier. Jusque là, j’apportai mon aide aux gens de mon quartier, mais j’ai reçu une demande concernant une affaire plus importante. »
Lucéard : « Votre père doit être inquiet. »
Par simple courtoisie, je lui répondis. Bien que mon intérêt était pour le moment limité par ma fatigue.
Ellébore : « Au moins autant que le vôtre, je suppose. Mais il m’a pratiquement poussée à partir. Pourtant, il semblait plutôt réticent. »
Elle cacha le bâillement qui suivit autant que possible. Et celui-ci s’avéra contagieux.
Lucéard et Ellébore : « Je vais peut-être faire un petit somme. »
Le silence qui suivit nous permit de nous regarder l’un l’autre, surpris. Néanmoins l’étonnement laissa place à l’amusement.
Ellébore : « Tout bien réfléchi, faire la sieste en présence du prince de Lucécie, ça me gène un peu. »
Elle était bien assez à l’aise pour plaisanter sur ce sujet, cela dit.
Lucéard : « Si ça peut vous rassurer, ça ne me plaît pas plus que ça de dormir en présence d’une inconnue non plus. »
Elle soupira, tout sourire.
Ellébore : « Ça ne me rassure pas du tout. »
On chercha alors une position plus confortable.
Ellébore : « Bon repos, Lucéard. »
Elle s’était préparée psychologiquement à prononcer mon prénom quelques secondes auparavant.
Lucéard : « Vous aussi. »
Alors que je fermais les yeux, bercé par le lent murmure des roues, nous nous éloignions de Lucécie.
Terrée dans la forêt, une menace nous guettait. Une entité impénétrable qui allait bouleverser nos destins. Les crépitements de la route annonçaient que l’aventure ne faisait que commencer.