Chapitre 127 – Une visite
Au milieu des cliquetis, l’émetteur-récepteur radio, dans l’ombre et à la lueur de la lune cramoisie, sortit une nouvelle feuille de papier illusoire.
– « En Léonard Mitchell réside un ange de la famille Zoroast. Il a un jour modifié ma question. »
Un ange ? Un ange dans le corps de Léonard ? Un ange de la famille Zoroast, de la Quatrième Époque ? Bien que Klein fût mentalement préparé à entendre un incroyable secret, il fut tout de même choqué par ce qu’Arrodes venait de lui révéler.
Il était à la fois inquiet et surpris.
Ange se référait aux Transcendants de Séquence 1 ou 2, ce qui les rendait assez proches d’un vrai dieu. Ils possédaient toutes sortes de caractéristiques occultes et pouvaient même, jusqu’à un certain point, influencer les Transcendants de Basse Séquence de la même voie. C’étaient de puissants personnages au sommet du monde réel. Au sein des différentes Églises, seuls les papes, pontifes, bergers en chef et certains ascètes légendaires étaient des anges sur terre. De l’avis de Klein, il n’était pas bon de se faire happer par un parasite de ce niveau.
Lors de la sombre Seconde Époque, les anges portaient tous des noms divins et étaient subordonnés aux dieux antiques…
Je n’ai guère eu de contacts, qu’ils soient directs ou indirects, avec des anges : le Blasphémateur Amon ; Cohinem, la Reine des Calamités ; l’esprit maléfique dont je soupçonne qu’il s’agit de l’Ange Rouge Médicis ; le Dévoreur de Queue Ouroboros dont a parlé Petit Soleil ; Zaratul, l’Invocateur de Miracles du journal de Roselle ; Adam, le fils du Créateur ; Hermès dont on ne sait pas s’il est un ange ou non ; Will Auceptin, le Serpent du Destin qui est encore dans le ventre de sa mère…
Hormis les deux derniers, les autres semblent très malveillants. Même les mots qu’ils laissent derrière eux pourraient rendre le lecteur fou ou lui faire perdre le contrôle… Mon cher poète finira-t-il par devenir un objet sacrifié par cet ange parasite ?
Cela pourrait expliquer pourquoi il se considère comme le protagoniste d’une pièce de théâtre, l’être spécial prêt à m’aider en dissimulant mon secret… La famille Zoroast contrôle la voie du Maraudeur, qui permet de voler les pouvoirs Transcendants d’autrui. C’est pourquoi Léonard a pu trouver les Ermites du Destin et participer à leur rassemblement… Pas étonnant qu’il ait proposé d’utiliser le Voleur de Vaisseau Sanguin : Il a un Grand-père pour l’aider. Il a pu voler instantanément le plus puissant pouvoir de Megose…
Hey, les Ermites du destin ! Ce ne sont que des voleurs et des escrocs. Au mieux, la cible de leur vol et de leur fraude est le temps et le destin…
Bref, le Grand-père de mon cher poète n’est pas quelqu’un de bien. Il faut que je trouve une occasion de l’en avertir… Mais le problème, c’est qu’ils sont toujours ensemble. Tout avertissement ne ferait qu’accélérer le problème.
Les pensées de Klein avaient beau se bousculer, il n’arrivait pas à trouver une solution concrète. Force lui fut de mettre temporairement la question de côté en attendant que M. Azik et Will Auceptin lui fassent des suggestions.
Pendant ces quelques minutes, il lui vint même l’idée de recourir à Amon, le Blasphémateur. En clair, il s’agissait de divulguer au fils du Créateur que l’ange de la famille des Zoroast résidait dans le corps de Léonard Mitchell pour qu’Il « mange » le parasite.
À sa connaissance, la famille Amon, durant la Quatrième Époque, soutenait l’Empire Tudor tandis que la famille Zoroast appartenait à l’Empire Salomon, ce qui faisait d’eux des ennemis. De plus, selon la Loi de Conservation des Caractéristiques Transcendantes, les conflits entre puissances d’une même voie pouvaient s’avérer d’autant plus importants que leur Séquence était élevée. C’était un peu comme la bataille entre les deux Serpents de Mercure.
Malheureusement, cette solution était limitée par la réalité et au final, Klein y renonça. En effet, il ne savait pas où trouver Amon le Blasphémateur. Ensuite, il craignait que ce combat entre anges ne détruise directement Léonard Mitchell. Et enfin, la puissance d’Amon pouvait être un très sérieux problème.
Je vais d’abord demander à Emlyn de tenter la transaction et d’observer la situation réelle. Je déciderai de ce qu’il faut faire quand j’en saurai plus…
Klein se ravisa et dit à l’émetteur-récepteur radio qui était relié à Arrodes :
« Posez votre question. »
Le cliquetis de l’appareil s’intensifia et il sortit doucement une feuille de papier.
« Ce ne sera pas nécessaire.
« Cet ajout à ma question n’a pas besoin de respecter les règles.
« Grand Maître, je ressens la présence d’un objet spécial à l’extérieur de votre chambre, mais je ne peux pas le voir. Pouvez-vous me dire ce que c’est ? »
Ce miroir magique est impressionnant. On dirait qu’il voit tout. Il souffre juste d’interférences lorsqu’il traite de sujets de haut niveau, comme s’il y avait une mosaïque…
– « Un Dé des Probabilités », répondit posément Klein.
Il y eut de nouveaux cliquetis, puis Arrodes inscrivit sur l’illusoire feuille de papier blanc :
– « C’est donc ça… Grand Maître, vous pouvez poser votre question. »
Klein réfléchit un instant :
– « Qu’avez-vous à dire concernant le Dé des Probabilités ? »
L’émetteur-récepteur radio parut alors s’éclairer. Il ne semblait plus aussi sombre qu’auparavant et les feuilles sortaient plus lentement.
« Il est particulièrement mesquin et rancunier. Maître, remettez-le au plus vite à quelqu’un d’autre !
« C’est un objet formé à partir de l’Unicité de la Roue de la Fortune. Vous pouvez le donner à n’importe quel Serpent du Destin et il vous en sera très reconnaissant. En bref, il n’est pas fait pour être votre serviteur.
« L’aura se dissipe. Votre loyal et humble serviteur Arrodes n’a d’autre choix que de s’en aller. Enfin, permettez-moi de vous louer une fois de plus, mon Grand Maître, souverain du monde des esprits. Au revoir… »
L’Unicité… Le Dé des Probabilités est en fait l’Unicité de la voie des Monstres… C’est la première fois que je suis face à ce qu’on appelle une Unicité. C’est vraiment terrifiant de pouvoir numériser l’ensemble du monde réel… La voie des Monstres a également pour nom la voie de la Roue de la Fortune. La Séquence 0 serait la Roue de la Fortune ?
Klein regarda l’émetteur-récepteur radio qui avait retrouvé son état normal et pour un temps, retrouva son calme.
Il ne nourrissait aucune avidité à l’égard du Dé des Probabilités. En effet, celui-ci n’appartenait pas à la voie du Voyant et s’accompagnait de terribles effets secondaires négatifs. Le jeune homme craignait également qu’avec le temps, ce dé rancunier n’attire Ouroboros, le Dévoreur de Queue.
Même si cette chose pouvait être isolée et scellée au-dessus du brouillard gris, il y a de fortes chances pour qu’elle numérise l’ensemble de l’espace mystérieux. À l’avenir, les réunions du Club du Tarot pourraient devenir un jeu de rôle sur table…
Klein, qui n’avait encore jamais été en contact avec des objets de ce niveau, était incapable de prévoir ce qui se passerait s’il envoyait le Dé des Probabilités au-dessus du brouillard.
Il décida de continuer à intimider l’objet et de le ramener sur l’île d’Oravi où des membres de l’École de Pensée de la Vie auraient les moyens de le sceller. Quant au fait que la mission surpassait ce qu’il toucherait, il n’y voyait pas d’inconvénient. En effet, il en tirerait grand bénéfice en gagnant l’amitié du Serpent du Destin.
…
Backlund, Église de la Moisson…
Un étrange insigne de la taille d’un globe oculaire à la main, Emlyn White eut un petit rire intérieur.
Le Monde est décidément bien lent. Ne s’agit-il pas simplement de localiser un Faucon de Nuit nommé Léonard Mitchell rue Pinster dans le Quartier Nord ? Il a même insisté sur le fait que cette personne avait un secret et qu’il y avait de fortes chances pour que je sois entraîné dans un rêve.
C’est une façon de douter de mes capacités !
Emlyn se leva, enfila une chemise blanche et une queue de pie, puis regarda par la fenêtre.
Héhé, il a un secret et j’ai le mien. Je parierais que Lord Nibbs ou d’autres Comtes m’observent en secret. Si quelque chose devait arriver, ils me viendraient certainement en aide dans une certaine mesure… Être entraîné dans un rêve…
Le vampire réfléchit quelques secondes, puis se mit à concocter une solution de couleur bleue à l’aide de matériaux riches en énergie spirituelle.
Il rangea le flacon, prit un haut de forme en soie et sortit de la salle de repos. Après avoir fait ses adieux à l’Évêque Utravsky, il quitta l’Église de la Moisson.
C’était encore le matin, mais le ciel de Backlund était sombre. Un léger brouillard se répandait comme de l’eau.
Emlyn plissa les yeux et mit son chapeau en murmurant :
« La lumière du soleil est un peu aveuglante… »
Il héla une voiture de location, se rendit directement à la station de métro et acheta pour six Pence un billet de première classe à destination du Quartier Nord.
Il gagnerait ainsi beaucoup plus de temps qu’en s’y rendant directement !
Une quarantaine de minutes plus tard, il était devant la porte du 7 rue Pinster.
Emlyn sonna poliment et attendit patiemment une minute.
Il s’apprêtait à écrire un mot et à le glisser sous la porte pour convenir d’une visite à un meilleur moment lorsqu’il entendit soudain des pas traînants s’approcher.
Ça n’a pas l’air d’être un domestique…
Le vampire hocha imperceptiblement la tête, prit la potion qu’il avait concoctée et la but.
La porte s’ouvrit alors, et un homme aux cheveux noirs et aux yeux verts fit son apparition. Il était vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon noir. Sa chemise, qui n’était pas cintrée, flottait doucement dans le vent. Son charme était empreint de liberté désinhibée.
Bien que ce soit un croyant de la Nuit Éternelle, je dois reconnaître qu’il nous ressemble un peu, à nous autres Sanguins…
Emlyn ôta son chapeau et releva doucement le menton.
– « Bonjour, vous êtes bien M. Léonard Mitchell ? »
Léonard fronça imperceptiblement les sourcils en voyant le beau gentleman aux yeux rouges. Il porta la main à sa bouche et bâilla d’un air détaché.
– « Vous êtes ? »
– « Un visiteur. J’ai quelque chose à vous demander », répondit Emlyn avec une arrogance assez évidente.
Cette attitude parut étrangement familière à Léonard. On aurait dit qu’il revoyait son ancien moi, celui qui s’était toujours considéré comme le plus spécial, le protagoniste de cette époque.
Il se racla la gorge :
– « Je ne suis qu’un citoyen ordinaire. Je n’accepte pas de missions. Si vous avez des problèmes, allez trouver un détective privé. »
Emlyn White eut un sourire :
– « Il s’agit d’une chose que vous seul pouvez mener à bien. »
Il regarda à droite et à gauche, et poursuivit : « Je souhaite acheter un objet occulte capable de voler les pouvoirs Transcendants d’autrui. »
Léonard plissa les yeux et demanda d’une voix grave :
– « Qui êtes-vous ? »
Emlyn ne répondit pas immédiatement. Il examina son environnement, fit claquer sa langue et eut un sourire.
– « Impressionnant. J’ai failli ne pas réaliser que j’avais été entraîné dans un rêve. »
Peu pressé, il sortit le petit insigne que Le Monde lui avait remis devant l’expression solennelle de Léonard Mitchell.
Le Faucon de Nuit y jeta un coup d’œil et son visage se détendit légèrement. Il pencha un peu la tête et marqua quelques secondes de pause.
Emlyn White vit alors le décor autour de lui voler en éclat sans un bruit et disparaître comme du verre brisé.
Léonard eut un rictus et désignant la maison, lui dit :
– « Allons parler à l’intérieur. »