Chapitre 126 – Professionnel
L’interminable brouillard gris planait silencieusement lorsqu’un léger raclement sur la table de bronze se fit entendre.
Klein changea de position et se mit à accorder plus d’importance aux détails concernant l’esprit maléfique. Il était de plus en plus convaincu que Miss Sharron et lui-même avaient négligé la possibilité que quelque chose puisse arriver à Rafter Pound.
Est-ce un pouvoir Transcendant de la voie du Prêtre Rouge, le Conspirationniste ?
De plus, c’est bien plus proche d’une fraude ordinaire. Il n’y a que dans les détails que l’on note l’utilisation de pouvoirs surnaturels. De fait, même si je m’étais transporté dans l’espace mystérieux au-dessus du brouillard, mes sens auraient été passivement trompés. Je n’aurais donc découvert le problème qu’en considérant et analysant la situation de manière proactive ?
Sans M. Azik, qui connaissait l’existence de l’esprit maléfique soupçonné d’être le défunt Ange Rouge Médicis, je n’aurais pas pris conscience de ce problème. Je n’aurais pas non plus engagé La Magicienne pour rechercher des anomalies rue Williams…
Après quelques minutes de réflexion, Klein fit apparaître un stylo et du papier avec l’intention de recourir à la divination par le rêve pour confirmer ses théories. Il réfléchit encore un moment, puis écrivit « La situation actuelle du baronnet Rafter Pound ».
Puis il posa son stylo rouge sombre et la feuille de papier à la main, s’adossa à sa chaise.
Il se remémora d’abord les informations dont il disposait sur Rafter Pound avant de fermer les yeux, de psalmodier silencieusement et d’entrer en Méditation.
Les pensées du jeune homme s’apaisèrent rapidement et il se mit à rêver.
Des scènes décousues défilèrent dans un univers gris avant de se fixer sur le 29 de la rue Sivellaus.
Dans la chaude salle d’activité, Rafter Pound était vêtu d’un pyjama en coton et tenait une coupe de vin contenant un liquide rouge. Debout et silencieux près de la fenêtre, il observait le quartier général du commissariat de Backlund, situé en diagonale de la rue.
Ce baronnet avait des favoris gris et des orbites gonflées, teintées de vert noirâtre. Les rides de son front, des coins de ses yeux et de sa bouche étaient si prononcées qu’il paraissait avoir bien plus d’une quarantaine d’années.
Ses pupilles n’étaient pas particulièrement dilatées, mais elles étaient étranges. Ses joues étaient rouges et il arborait un sourire furtif. Il n’était pas comme la dernière fois où Klein l’avait rencontré.
En effet, quelque chose ne va pas chez lui… Klein émergea de son rêve et se mit à réfléchir à la façon dont il pourrait faire face à l’esprit maléfique.
Nul doute qu’il avait son schéma de pensée habituel pour ce genre de choses. S’il ne parvenait pas à contacter Mlle Sharron, sa première réaction était de faire un rapport !
Mais comment ?
Klein y réfléchit sérieusement et fit apparaître Le Monde qu’il fit prier.
« Par un canal fiable, transmettez ceci à l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle et à celle du Dieu de la Vapeur et des Machines.
« L’information est la suivante : des espions de haut niveau de Feysac et d’Intis se sont réunis rue Williams pour des motifs inconnus.
« Récompense : 100 Livres. »
C’était là l’explication que Klein avait trouvée après avoir mûrement réfléchi. Révéler directement l’existence des ruines du Roi des Anges, du Prêtre Rouge, de la famille Médicis ou de la dynastie Tudor attirerait, en effet, l’attention des Églises et de l’armée, mais La Magicienne, qui avait rapporté l’affaire, serait facilement prise pour cible par les organisations officielles. Les risques étaient énormes.
Non seulement le fait de dire que « des espions de haut niveau de Feysac et d’Intis s’étaient réunis rue Williams » était relativement bénin – des Transcendants ordinaires auraient pu le remarquer – mais cela susciterait la méfiance des Églises et de l’armée. Elles enverraient des experts prêts à employer des moyens efficaces.
Quant aux résultats ultérieurs des enquêtes, ils étaient dus à leurs contributions et n’avaient rien à voir avec l’auteur du rapport.
Klein avait pensé demander l’aide de M. Azik, mais avait finalement renoncé à cette idée. En effet, l’esprit maléfique était supposé être un Roi des Anges, donc très dangereux. Le professeur, qui était encore en phase de guérison, risquait de ne pas pouvoir y faire face.
Après avoir réfléchi, Klein transforma la scène conjurée en un flux de lumière et la transmit à l’étoile cramoisie qui représentait La Magicienne.
…
Backlund, Quartier de Cherwood…
Lorsque Fors reçut la réponse du Monde, elle en fut déconcertée.
Des espions de haut niveau de Feysac et d’Intis ? Jamais elle n’aurait pu faire une telle déduction des informations qu’elle avait fournies !
Cependant, elle fut très vite soulagée, convaincue que si Le Monde soupçonnait qu’il se passait quelque chose d’anormal rue Williams, c’était précisément parce qu’il tenait ces informations d’espions de haut niveau. Ayant eu confirmation de la présence de ces gens de Feysac et d’Intis, il lui était facile d’en arriver à une telle conclusion.
Transmettre ces informations à l’Église de la Nuit Éternelle et à celle de la Vapeur ? N’est-ce pas là un euphémisme pour « faire un rapport » ?… Dommage que je ne puisse assister à la scène depuis la ligne de touche, car je suis sûre que le spectacle serait grandiose…
Fors n’était pas étrangère à l’idée de rapporter des informations ; après tout, sa colocataire et amie était une chasseuse de primes.
Très vite, une idée lui vint : Xio, qui avait de l’expérience, se chargerait du rapport.
En sortant de la chambre, elle vit son amie assise sur un canapé. Elle feuilletait des documents sur sa cible, passait de temps à autre la main dans ses cheveux blonds en désordre et avait l’air extrêmement grave.
Fors prit négligemment un objet et s’approchant du canapé, le lui tendit :
– « Tiens, prends une part de gâteau. »
Xio jeta un coup d’œil au gâteau recouvert d’une couche de crème et sans se déconcentrer, leva la main pour le saisir.
Fors fit alors un mouvement du poignet et le gâteau se transforma en une fleur décorative dorée.
– « Surprise ? » demanda-t-elle en souriant.
Xio ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel.
– « Arrête ton spectacle. Je préfèrerais quelque chose à manger. »
La romancière sourit et s’assit :
– « D’accord. J’ai une mission à te confier. 70 Livres. »
…
Après avoir réglé la question de l’esprit maléfique, Klein retourna dans le monde réel et au moyen d’un rituel, ramena l’émetteur-récepteur radio resté depuis plusieurs jours au-dessus du brouillard dans sa chambre de première classe.
Il s’allongea sur son lit et fit appel à la Méditation pour retrouver son énergie. Soudain, il fut réveillé par des cliquetis.
Lorsque le jeune homme ouvrit les yeux, la lueur cramoisie de la lune, telle un voile, recouvrait la pièce ainsi que l’émetteur-récepteur radio qui émettait automatiquement des feuilles blanches immatérielles.
On se croirait vraiment dans un film d’horreur… Dommage qu’il soit relié à un miroir magique sans aucune intégrité morale ni limite …
Klein se leva et s’approchant, il vit des mots écrits sur le papier blanc.
« Honorable entité surplombant le monde des esprits, votre loyal et humble serviteur Arrodes est là et aimerait vous saluer.
« Souhaitez-vous me tester sur quelque chose ? »
Regardez ça, regardez ! C’est ce que j’appelle parler en douceur ! En voilà un professionnel !
Klein aurait vraiment voulu faire venir Darkwill pour qu’il soit témoin de l’art de communiquer du miroir magique.
J’ai évidemment des questions à lui poser, mais là, il s’agit pour moi de le tester.
Le jeune homme se retint de sourire et répondit :
– « Oui ».
– « Parlez, je vous en prie. L’ignorant et limité Arrodes est prêt. »
Il y eut quelques cliquetis, mais au lieu de phrases apparut un smiley flatteur.
C’est déjà l’émergence des émoticônes… Ce type évolue vraiment vite…
– « Où puis-je me procurer un objet occulte capable de voler les pouvoirs Transcendants d’autrui ? » demanda Klein de but en blanc.
Les cliquetis s’intensifièrent tandis que sur le papier blanc illusoire apparaissaient des scènes semblables à des captures d’écran d’un film.
On pouvait y voir des choses que Klein connaissait bien, comme la Porte Chanis de la cathédrale Sainte-Selena à Tingen ; Léonard Mitchell, le beau poète aux cheveux noirs et aux yeux verts ; un homme d’âge moyen assis sur un canapé qui souriait aux nobles dames en face de lui et une jeune femme arrogante qui traînait dans les égouts…
Douze scènes au total et finalement apparut un texte en loenois : « Voici où vous pourrez facilement, du moins de façon commode, vous en procurer un. Il y en a beaucoup d’autres, mais c’est soit très compliqué, soit ils se situent à des niveaux très élevés que je ne parviens pas à voir clairement. »
Pas mal. Il sait vraiment comment m’aider à filtrer… C’est une version fantastique et mystique de Google…
Klein hocha doucement la tête et même s’il connaissait déjà la réponse, lui dit :
– « À votre tour de poser une question. »
Il y eut quelques cliquetis puis, sans surprise, la réponse d’Arrodes apparut sur l’immatériel papier blanc.
– « Vous avez déjà répondu. »
Klein eut un petit rire intérieur :
– « Où Léonard Mitchell réside-t-il actuellement ? »
Les cliquetis s’intensifièrent et des images apparurent devant les yeux de Klein.
On pouvait y voir un célèbre monument de Backlund, un imposant clocher gothique surmonté d’une Cloche d’Ordre.
Un panneau de signalisation indiquait : « Rue Pinster ».
Le N°7 d’une rangée de maisons en terrasse. À l’intérieur, le très suave Léonard Mitchell, vêtu d’un manteau noir et de gants rouges. Le poète, ami de Klein, parcourait les dossiers de Lanevus et de Capim.
Ce type est à Backlund et enquête sur les affaires Lanevus et Capim ?
Les coins de la bouche de Klein se crispent légèrement et il réfléchit attentivement aux indices qu’il aurait pu laisser concernant ces deux affaires.
Le seul indice est que le détective Sherlock Moriarty est lié à ces deux cas. Si Léonard entre dans le rêve de Daisy, il devrait le découvrir. Mais à l’époque, je portais déjà la barbe et j’étais plutôt bien grimé. Il est peu probable qu’il parvienne à me reconnaître à travers des rêves plutôt flous et des portraits… Tant qu’il ne me reconnaît pas, cela n’a pas d’importance. Qu’est-ce que les problèmes liés à Sherlock Moriarty ont à voir avec moi, Gehrman Sparrow ?
Klein se ravisa et mémorisa l’endroit où résidait présentement Léonard Mitchell.
7 rue Pinster à Backlund.
Il comptait confier à Emlyn White le soin de rendre visite à Mitchell dès le surlendemain et utiliser l’insigne des Ermites du Destin pour acheter un objet occulte.
J’espère que mon cher ami poète a des objets en réserve… Sans quoi le prix sera sans doute élevé…
– « À votre tour », dit Klein à l’émetteur-récepteur radio.
Il était sincèrement curieux de savoir ce qu’Arrodes allait lui demander cette fois.
De nouveaux cliquetis retentirent, puis l’émetteur-récepteur cracha une nouvelle feuille de papier sur laquelle était écris en loenois : « Grand Maître, Léonard Mitchell cache un immense secret. Souhaitez-vous le connaître ? »
… Cela peut être considéré comme une question ?
Amusé et surpris, Klein leva les yeux vers la lune cramoisie qui illuminait silencieusement la mer sombre.
– « Oui », répondit-il franchement.