Nefolwyrth
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Chapitre 39 – Ce qu’on est pas prêt à abandonner
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-1-

Après seulement quelques pas, la première salle nous apparut. Les pierres beiges qui formaient murs, sols, et plafonds étaient de la même couleur et de la même dimension que celles qui nous avaient accompagnés depuis notre entrée. Il y avait juste en face de nous une porte de la même matière, sans poignée, sans encadrement, juste un bloc minéral, parfaitement lisse. J’en déduis aussitôt qu’un mécanisme devait la soulever pour nous ouvrir la voie. Autrement dit, nous avions affaire à une énigme.

Cela expliquait aussi les dix piédestaux au centre de la pièce. L’épreuve devait les inclure.

Il y avait aussi à l’angle de la pièce un trou béant percé dans la roche, mais puisqu’il était impossible d’en voir le fond, je décidais de ne pas plus m’y intéresser pour l’instant.

Ce que cette salle mettait le plus en évidence était une stèle à l’entrée. Ellébore s’en approcha sans plus attendre et nous lut ce qu’il y était marqué.

Ellébore : « Abandonnez d’abord vos biens. »

C’était la consigne. L’intitulé était vague, et pour clarifier ce qu’on attendait de nous, je posais ma main sur la forme cubique saillante au sommet d’un des piédestaux. Avec un minimum d’effort, elle s’enfonça dans la petite colonne, et provoqua un son lourd qui semblait se poursuivre dans les murs.

Lucéard : « Je vois. Il s’agit d’interrupteurs. »

Ellébore : « C’est donc ce genre de donjon. Tant mieux, je préfère qu’on me demande d’utiliser ma tête plutôt que mes muscles. »

Lucéard : « Vu la disposition de cette salle, je pense que le temple consiste en une succession d’épreuves. Pas dit que ça ne teste que notre intelligence. »

Ellébore : « En l’occurrence, l’énoncé est plutôt clair. »

Léonce nous rejoint près des piédestaux après avoir soulevé une partie du mur qui s’était désagrégée à l’angle de l’entrée. Il la posa sur la dalle qui servait d’interrupteur. La roche activa le mécanisme.

Lucéard : « Je suis pratiquement sûr que c’est de la triche. »

Léonce : « Oui, et ben moi j’ai rien envie d’abandonner. »

Affirma t-il, avant d’aller déraciner la stèle de la première épreuve. Il la posa, déclenchant le deuxième mécanisme.

Lucéard : « Il n’a pas tort. Il ne vaut mieux pas rentrer dans le jeu de ce temple. Et nous sommes peu nombreux, nous n’avons pas assez de poids à abandonner sur ces piédestaux. »

Ellébore réfléchit longuement.

Ellébore : « On dirait que mes talents magiques vont enfin servir ! »

Elle avança tout sourire vers la troisième dalle.

Ellébore : « CROCHENWAITH SUMMON ! »

Elle fit fièrement apparaître un bol tout ce qu’il y avait de plus simple, ce qui fit ricaner Léonce.

Léonce : « Oh, c’est une de tes fameuses formes que revêt l’enfer ? »

La demoiselle devint instantanément rouge de honte.

Ellébore : « P-pourquoi tu t’en souviens aussi bien ? Tu ne voudrais pas tout oublier, s’il te plaît ? »

Léonce : « Oublier une prestation aussi épique ? Jamais ! »

Ellébore déprimait tout en invoquant d’autres bols.

Une minute plus tard, Léonce et moi avions collecté toutes les pierres du coin, ainsi que deux torches murales que nous avions réussi à arracher, et nous les plaçâmes sur la première rangée de cinq. Sur l’autre rangée, il y avait un bol par interrupteur. L’un d’entre eux avait même des hanses. Il en avait quatre d’ailleurs.

Lucéard : « Comme il fallait s’y attendre, les bols sont trop légers pour pousser la dalle. Il va falloir soit les empiler, soit trouver autre chose. »

Ellébore mit la paume au-dessus de l’une de ses invocations.

Ellébore : « Il fait bien assez humide ici pour que j’utilise ça. »

Le premier bol se remplit lentement d’eau, jusqu’à ce que son poids ne déclenche le mécanisme.

Léonce : « Bien vu ! »

On regardait patiemment la magicienne remplir ses récipients aussi vite qu’elle le pouvait. Quand le dixième claquement eut lieu, nos yeux se tournèrent vers la porte, qui se levait péniblement, dans un bruit terrible. Du sable semblait s’être pris dans le mécanisme, et s’écoulait au sol lentement.

Ellébore : « C’est gagné ! »

On tapa tous les deux dans les mains d’Ellébore pour la féliciter, et repartions tout droit vers la prochaine pièce.

La deuxième salle était identique, et outre le trou inutile qui se trouvait au même angle, un autre gouffre divisait le sol en deux. Une planche de bois permettait autrefois de rejoindre la partie opposée de cette pièce, mais elle était brisée en son centre, et personne n’était assez grand pour l’enjamber.

Bondir par-dessus trois mètres de précipice en espérant atteindre la planche fragilisée était improbable.

Curieux, Léonce s’approcha de la stèle.

Léonce : « Abandonne tes peurs ? Et puis quoi encore ? On est censés faire quoi avec cette épreuve cassée ? »

Lucéard : « Je vois bien des solutions, mais il est certain que cette dysfonction est problématique. Si d’autres tombaient sur cette pièce dans cet état, ils seraient contraints d’abandonner. »

Ellébore s’approcha du vide et constata avec beaucoup de conviction qu’elle n’avait pas envie d’y tomber. Elle se pencha ensuite sur l’état de la planche qui demeurait de notre côté.

Ellébore : « Je pense qu’à l’origine il s’agissait quand même d’une épreuve consistant à faire le grand saut. »

On s’approcha d’elle pour entendre sa surprenante réflexion.

Ellébore : « Regardez, l’autre partie en face ne semble pas s’être brisée, elle a été sciée bien droit. Ce qui veut dire que c’est une autre planche. Et il fallait sauter d’une planche à l’autre pour réussir l’épreuve. »

Maintenant qu’elle l’avait dit, je me sentais bête de ne pas m’en être rendu compte avant. Néanmoins, le problème ne changeait pas. La demoiselle tâtait du pied la planche brisée.

Ellébore : « La personne qui a fait se rompre le bois en essayant de sauter a dû être déçue. »

Elle venait pratiquement de penser à haute voix, et ne s’était absolument pas rendu compte d’à quel point sa remarque était déplacée. Léonce sourit, émettant la possibilité qu’elle soit amatrice d’humour de mauvais goût.

Léonce : « Elle a surtout dû être morte. »

Cette réponse eut au moins le mérite de ramener Ellébore à la réalité. Si ces “énigmes” avaient un côté ludique, c’était malgré elles, et le danger de mort qui nous guettait ne nous permettait pas de prendre ce temple à la légère.

Ellébore : « Je… Je n’aurai pas dû dire ça… »

Comme pour tenter d’expier sa maladresse, elle inspira et expira lentement.

Ellébore : « Je vais le tenter. Avec tout mon entraînement, je devrais être capable d’enjamber ce précipice. Mais au cas où, tu es prêt à me réceptionner Lucéard ? »

Lucéard : « Oui, vas-y, je me mets au bord. »

Je sortis ma flûte-double, et ne quittais pas Ellébore des yeux.

Ellébore : « En avant ! »

D’un bond qui nous surprit tous deux, Ellébore décolla de ce fragile tremplin après avoir pris le plus d’élan possible. Elle allait retomber sur la planche d’en face.

Tandis que je me relâchais, j’entendis le bois plier sous son poids, la déséquilibrant. Elle finit par glisser sur le côté. Son élan la fit s’écraser contre l’angle droit de la plateforme.

Les pieds dans le vide, la jeune fille s’était accrochée à l’aide de ses mains, et tirait de toutes ses forces sur les pierres pour ne pas se faire emporter par la gravité.

Je bondis sur mon auxilia et me retrouvais précipitamment devant elle, la main tendue. Je l’attrapais, et la soulevai sans trop d’effort. Son pouvoir lui permettant d’affaiblir la gravité lui avait permis de tenir bon.

La demoiselle était pliée en deux et se tenait le ventre, l’impact avait été douloureux.

Elle finit par relever vers moi un visage grimaçant mais souriant.

Ellébore : « Merci, Lucéard ! »

Lucéard : « De rien ! Joli saut ! »

Mon compliment l’amusa.

Léonce attendait de l’autre côté, impatient.

Léonce : « C’est bon, je peux y aller ? Prépare ton truc rond, Lucéard ! »

Respecte un peu mes sorts.

Il se lança aussitôt que mon regard croisa le sien, sans même que je ne lui donne confirmation.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Au moment de créer le sort, je m’étais rendu compte à quel point il m’était difficile de faire ce genre de bouclier rebondissant pour quelqu’un d’autre que moi. Néanmoins, je fus bluffé par ce qu’il venait de faire.

Lucéard : « T-tu t’es jeté dans le vide sans hésitation. C’était si facile que ça pour toi d’abandonner tes peurs ? »

Le garçon qui venait d’atterrir se retourna vers moi, et posa sa main sur mon épaule, le sourire étincelant. Ses cils me paraissaient plus longs qu’ils ne l’avaient jamais été.

Léonce : « Je savais que tu me rattraperais. »

Il n’avait pas à en dire plus, le regard solennel que nous nous échangions était si intense que nous nous étions immédiatement compris. Ce lien qui s’était tissé à cet instant ne romprait plus jamais, et nos sentiments respectifs ne firent plus qu’un. Sans un mot ni un geste, cette communion fraternelle se poursuivit au milieu des étoiles.

Ellébore nous observait de loin, et soupira.

Ellébore : « Ah, les garçons… »

-2-

Après ce beau moment d’amitié, nous nous remîmes en route. La troisième salle était hélas similaire aux précédentes, et semblait pratiquement vide, à l’exception de la petite colonne qui s’en faisait le centre.

Mais la détective, avant même de s’approcher de la stèle, s’intéressa à ce qui se trouvait sur sa droite.

Ellébore : « Ah, encore un ! Et toujours au même endroit… À quoi servent ces trous ? Qu’est-ce qu’il y a en dessous ? »

Il était temps de leur partager ma théorie.

Lucéard : « C’est peut-être un aller simple pour l’au-delà pour ceux qui voudraient abandonner. »

Même si rien ne nous empêche de rebrousser chemin pour l’instant.

Mon amie semblait plus amusée qu’autre chose par ces propos fatalistes.

Ellébore : « Je n’ai rien vu ici qui donne envie de mettre fin à ses jours, pour l’instant. »

Léonce levait l’index, comme s’il venait de trouver la réponse que nous cherchions.

Léonce : « C’est peut-être les toilettes ! »

Encore une fois, ses propos saugrenus prêtaient à la rigolade. Il était lui-même satisfait du coup dur qu’il venait d’infliger à la crédibilité de ce temple.

Léonce : « Bon allez, un peu de sérieux, on a une épreuve à faire. »

Ellébore s’approchait de la stèle, les joues encore rouges d’avoir trop ri.

Ellébore : « L’eau et le sang sont sources de vie. Abandonnez-les. »

Au centre de la petite colonne, il y avait un entonnoir. Il fallait certainement verser une quantité suffisante pour qu’un mécanisme s’active.

Bien que cette inconnue n’avait rien de rassurant, le sourire de Léonce était indécrochable.

Léonce : « On est gâtés. Deux toilettes dans la même pièce ! »

Ellébore mit sa main sur le front pour désapprouver l’humour douteux de notre ami. Néanmoins, elle se retenait de se remettre à rire.

Le plus navrant, c’est que c’est une idée pertinente.

Lucéard : « Vider nos réserves d’eau ou sacrifier quelqu’un pour que son sang se déverse dans ce trou me paraît un peu extrême. »

Ellébore : « Heureusement, on ne sera pas obligé d’en arriver là ! Qu’importe la quantité voulue, je peux produire de l’eau tant qu’il y a de quoi en faire dans l’air. »

Léonce hochait la tête sereinement. Là où des aventuriers auraient pu s’entretuer pour être en mesure d’avancer, nous pouvions remplir le réservoir sans contrepartie.

Léonce : « Elle est pratique, cette fille ! »

Sa façon de le dire était plutôt vexante, mais Ellébore semblait enchantée qu’on la complimente.

On discuta tranquillement pendant que la détective faisait couler de l’eau du bout de son doigt.

Léonce baillait.

Lucéard : « Même si ça ne va pas très vite, je ne m’attendais pas à ce que ça prenne autant de temps. J’espère qu’on ne s’est pas trompés… »

Léonce : « Il aurait fallu toutes nos réserves d’eau, et quelques litres de sang. »

Il se rapprochait de la colonne. La crasse qui s’était incrustée dans la pierre laissait présager que de nombreuses tragédies s’y étaient déroulées.

Léonce : « Je n’arrive pas à croire que des gens se soient abaissés à ça. Il leur suffisait d’aller chercher plus d’eau dehors, non ? »

Il se retourna pour apercevoir le couloir duquel nous étions sortis. La porte de la deuxième épreuve s’était refermée.

Léonce : « Ben ça alors. »

Savoir que nous étions à présent forcés de continuer de l’avant était stressant, même s’il n’avait jamais été question de ne pas aller jusqu’au bout.

Lucéard : « Pour le coup, un aventurier seul serait vraiment mort. Si on en croit la mise en garde de tout à l’heure, il fallait venir nombreux pour espérer arriver au but. Et pourtant, qu’importe le nombre, il n’est censé n’y avoir qu’un seul survivant. Les prochaines épreuves doivent être particulièrement retorses. »

Sur cette conclusion, le mécanisme s’activa. En voyant la porte s’ouvrir, on se lança tous un regard. Mes deux amis semblaient nullement inquiétés par cette effroyable perspective.

Léonce : « Bah, on y va quand même ! »

Ellébore : « Ma curiosité est loin d’être étanchée. Contrairement à cette épreuve, elle est intarissable ! »

Leur mental était toujours intact.

Quelques mètres plus loin, dans le couloir, Ellébore avançait en chantonnant, se servant de l’acoustique de cet endroit pour sublimer sa voix.

Léonce : « Tu es sûre que c’est le moment de fredonner “Les papillons de la lierre” ? »

L’accusa t-il, faussement indigné.

Ellébore : « Tu peux parler ! Tu n’as pas arrêté de ridiculiser ce temple depuis qu’on y est entré ! »

Ces deux-là s’amusaient toujours autant. De mon côté, une certaine morosité m’éloignait lentement d’eux. J’entendais le grincement lointain du métal.

Leur entrain prit un coup en découvrant la quatrième épreuve.

La cacophonie qui faisait rage ici précéda la terrible vision qui nous attendait.

Des haches se balançaient depuis le plafond excessivement bas de cette salle, des lances jaillissaient du sol et des murs. Toutes sortes de lames encombraient cette pièce. Portées par d’odieux mécanismes, tous ces outils de mort dansaient dans un rythme irrégulier.

Le bois qui soutenait ces engins terribles grinçait comme s’il agonisait. C’était un véritable labyrinthe piégé, dont le gris rouillé se mouvait perpétuellement à nous en faire tourner la tête.

Léonce : « C’est quoi ça… ? »

Aucun de nous n’avait l’envie de s’avancer. Nos regards se perdaient dans les traces sombres qui recouvraient la plupart des ces instruments d’exécution, tout comme les parois.

Ce chaos assourdissant était d’autant plus terrible que certaines lames s’entrechoquaient entre elles. Leurs axes avaient été modifiés, au point de devenir parfois inutiles, au point d’avoir détruit d’autres engins dans leur sillage. Le temps avait rendu certains pièges inoffensifs, tout comme il en avait rendu d’autres imprévisibles.

Ellébore déglutit en fixant la stèle.

Ellébore : « …Abandonnez votre insouciance… »

Cette épreuve n’avait pas non plus été entretenue, et pourtant, elle semblait vouloir nous punir de la nonchalance dont nous avions fait preuve.

Cette pièce était particulièrement chargée et aucun de nous ne parvenait à voir la sortie. Au-delà de notre vision, nous ne savions pas ce qui nous attendait.

Lucéard : « Bon, on a pas trop le choix pour celui-là, il va falloir prendre le chemin le moins dangereux. Celui en face de nous a l’air plus direct, mais je n’arrive pas du tout à trouver le bon timing pour passer. Je pense qu’on devrait passer par le chemin de gauche. »

Mes deux amis semblaient avoir abouti à la même conclusion. Cependant, ils n’avaient pas la moindre envie de se lancer.

Ellébore : « Je suis sûre que ç’aurait été plus facile si tous ces trucs marchaient encore comme il faut. »

Léonce : « Elle n’a pas tort. Encore une fois, la décrépitude de ce temple nous arrange pas. »

Lucéard : « C’est sûr. C’est pourquoi je vais passer le premier. Avec ma magie de protection, je suis légèrement moins en danger que vous, et je pourrais savoir ce qui nous attend avant que vous ne vous y frottiez. Je me chargerai de vous protéger depuis une zone où je serai en sécurité. »

En effet, le bon point principal de l’état catastrophique de cette dédale était que certains endroits n’étaient apparemment plus piégés. Des lames à l’arrêt ne pouvaient rien nous faire.

Je m’exécutai promptement sous leurs regards inquiets. Malgré la peur tenace qui engourdissait mes muscles, j’avais déjà été confronté à la mort de plus près que quiconque ici, et j’apprenais lentement à danser avec elle.

À pas de loup, je me faufilais entre les bruyants engins, et me retrouvais bien assez tôt à la limite de leur vision. Ils restaient ébahis d’avoir vu le prince se mouvoir avec une telle aisance.

Je touchais ma joue, y sentant de l’humidité. La lame que je venais d’éviter projetait quelques gouttelettes. Elle était reliée au mur, et celui-ci devait être infiltré d’eau. Cette faux que je venais d’esquiver était d’ailleurs franchement émoussée. Le temple du port oublié était cruellement affaibli.

Malgré cet inexplicable sentiment de pitié, je remettais déjà en doute ma décision. Avais-je bien fait de les laisser m’accompagner ?

Il y avait fort à parier que la dernière épreuve ne permette qu’à un seul d’entre nous de s’en sortir. Et celle-ci n’était clairement pas ne serait-ce que l’antépénultième. Pourtant, la moindre inattention pouvait les tuer, que ce soit la mienne ou la leur.

J’inspirais longuement, espérant que mes réflexes soient plus aiguisés que jamais.

Lucéard : « C’est bon, vous pouvez y aller ! »

Ellébore suivit, paniquée à l’idée de s’approcher de ces lames teintes par le sang coagulé et la rouille. Elle priait pour que sa maladresse habituelle lui accorde un peu de répit.

À plusieurs moments, elle sentit un coup de vent caresser sa queue de cheval, et se retournait en espérant n’avoir perdu aucun cheveu.

Après qu’elle m’ait rejoint, la demoiselle souffla un grand coup, sans faire l’erreur de s’adosser à quoi que ce soit.

Léonce vint à son rythme, empoignant son épée de service dans l’espoir de pouvoir parer toute menace métallique.

J’entendais tout autour de moi des grincements s’éloigner et se rapprocher, ne me permettant pas d’évacuer la tension qui s’accumulait à chaque seconde.

J’étais à présent capable de voir assez loin pour confirmer que cette pièce était plus longue que les autres. Je pouvais aussi apercevoir la sortie, sans être sûr du chemin qu’il faille prendre.

Nous étions tous les trois debout dans cette étroite zone de quiétude.

Lucéard : « Et c’est reparti ! »

Jusque là, tout s’était passé sans encombre, mais rien ne suggérait que je sois assez rapide pour intervenir avec ma magie si la situation dérapait.

J’évitais avec une certaine agilité tout ce qui tentait de me barrer la route.

La détective se cachait presque les yeux, craignant d’assister à un dénouement aussi malheureux qu’expéditif.

Quand je pus m’assurer que l’endroit où je venais de m’arrêter était tranquille, je me tournais vers la zone de repos précédente. Je ne l’apercevais même plus.

Lucéard : « Allez-y un par un, mais faites gaffe, je ne vous verrai pas dans les trois premiers mètres. »

Ellébore prit une grande inspiration, et s’avançait au milieu des lames à son tour. Elle avançait d’un pas vif avant de s’arrêter de nouveau, et ainsi de suite. Elle tentait de regarder tout autour d’elle, pour ne pas se faire surprendre.

Néanmoins, une hache derrière passa si près qu’elle souleva sa chevelure, et la fit pousser un cri d’étonnement. Elle se retourna précipitamment, et appuya sa semelle sur une pierre protubérante, enclenchant un mécanisme souterrain.

Une secousse fit trembler le sol sous nos pieds.

Ellébore : « Ah ! Q-qu’est-ce que j’ai fait ?! »

Un hurlement mécanique recouvrit tous les autres cliquetis pendant quelques secondes. Puis, de nouveaux mécanismes se mirent en route, et certains accélérèrent dangereusement.

Ces nouveaux éléments étaient ingérables, et, après avoir été contraint de fuir l’endroit où j’étais -qui n’était plus sûr- je dus réfléchir rapidement à une solution, sans pouvoir m’y concentrer.

Des lames de hachoirs sortaient du plafond, et circulaient chaotiquement, arrachant dans leurs sillons d’autres machines. Prise de court, Ellébore se retrouva face à l’une de ces lames.

Ellébore : « Aaah ! »

Son cri se démarqua à peine de ce brouhaha infernal, mais suffisamment pour que je l’entende, et que je réagisse.

Lucéard : « MAGNA AUXILIA EIUS ! »

Après l’avoir repérée au son, je claquais des doigts, mais une lance jaillit de son socle, et tailla une large entaille dans mon bras.

La douleur était soudaine, mais n’avait pas interrompu mon sort. Le bouclier d’énergie se créait autour de la jeune fille et repoussa les lames ainsi que tous les mécanismes autour d’elle. Il était bien plus sombre que les précédents et Ellébore peinait même à voir au travers, ce qui l’empêchait de trouver une solution de repli.

De mon côté, je m’éloignais le plus possible des pièges qui me paraissaient les plus dangereux, et portai la flûte-double à mes lèvres.

Lucéard : « CURA EIUS ! »

Je fus surpris de voir que ma blessure se refermait à peine. Et pourtant, une grande sensation de bien-être m’enveloppa. C’était loin de l’effet que j’attendais, et je ne manquais pas d’être surpris. Surpris au point de me désintéresser un instant de ce qui m’entourait.

Derrière moi, il y avait une hache en croissant de lune qui ne se balançait pas jusque là. Les vibrations à répétition finirent par la décrocher, et elle tomba de tout son poids dans ma direction.

Cependant, j’étais particulièrement habitué à ce genre d’épreuve, et pour en avoir fait plus que de raison, je pouvais à tout moment reprendre mon contrôle sur la situation.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

J’avais eu la présence d’esprit de prononcer l’incantation aussitôt que j’eus ressenti la menace dans mon dos. Hélas, Le premier auxilia que j’avais lancé était manifestement encore actif, et aucun bouclier n’apparut autour de moi.

Non !

Léonce : « Reste pas planté là ! »

Léonce s’interposa en criant, à l’aide de la lame de hachoir qu’il avait récupéré dans ce tohu-bohu. Il repoussa le piège qui nous attendait, et en envoya valser d’autres.

Son intervention héroïque ne me fit gagner qu’une poignée de secondes. C’était le temps qu’il me fallait pour finalement me décider.

Lucéard : « MAGNA LAMINA EIUS ! »

Je mis hors d’état de nuire toute une rangée d’engins à l’aide de cette sombre lame, ouvrant un nouveau chemin pour Ellébore.

Lucéard : « MAGNA LAMINA EIUS ! »

J’en tirai aussitôt un dans l’autre sens, puis un autre, et encore un autre, tandis que Léonce me protégeait des débris projetés.

Certaines lames se détachaient et s’envolaient détruire d’autres machines, dans un effet domino tintamarresque.

J’avais utilisé une quantité de magie record en si peu de temps, et au premier signe de fatigue, mon garde de corps m’épaula. Ellébore nous rejoint et on fonça aussi vite que possible loin de cette salle de torture.

-3-

Nous étions tous les trois au sol, haletant à l’entrée du prochain couloir.

Léonce s’était adossé au mur, et, tout comme nous, il constatait s’en être sorti avec quelques coupures.

On se lançait des regards entendus, sans trouver le souffle pour parler. Léonce fut le premier à articuler une phrase.

Léonce : « Je- Je nous ai vu mourir plusieurs fois. »

Ellébore était d’une pâleur alarmante et semblait plus mal en point que nous.

Ellébore : « Aah… »

Ce long soupir attira notre attention.

Lucéard : « Je crois que nous devrions faire une petite pause. »

Léonce : « Vous êtes déjà fatigués ? »

Plutôt que de se moquer, il essayait de nous faire réagir.

Lucéard : « Magiquement, un peu. Mais sans ton sauvetage in extremis, je ne serais plus là du tout, alors merci Léonce ! »

D’un sourire complice, je lui transmis ma reconnaissance. Il semblait fier de lui.

Lucéard : « C’était impressionnant ce que tu as fait en y repensant ! »

Léonce : « C’est normal pour un jardinier de savoir manier des lames avec précaution. »

Lucéard : « Aucun jardinier ne fait ce que tu as fait. »

Léonce : « Et pourtant, me voilà. Gartner, le seul et l’unique ! »

Lucéard : « Tu n’es même pas jardinier… »

Ellébore nous dévisageait d’un regard indolent, comme si elle s’apprêtait à aller se coucher. Sa voix suggérait la même chose.

Ellébore : « D’ailleurs, je n’ai toujours pas de surnom, moi… »

Léonce se frotta le menton quelques instants avant de lever l’index.

Léonce : « Que dirais-tu de “visage-cadavre” ? »

Elle lui tapota mollement sur l’épaule pour le punir, tout en souriant faiblement.

Ellébore : « Ce n’est pas gentil… ! »

La demoiselle se tourna ensuite vers moi, les yeux emplis d’émotions que je ne parvenais pas à distinguer.

Ellébore : « Merci beaucoup de m’avoir secouru, Lucéard. Et par extension, merci à vous deux. »

Elle se tourna vers le prétendu jardinier et lui sourit à son tour, avant de reprendre un air vaincu.

Ellébore : « J’ai failli tous vous entraîner dans ce mauvais pas, et j’en suis terriblement désolée. Vous auriez pu y rester par ma faute… »

Elle baissait les yeux, ne parvenant plus qu’à murmurer. Léonce me regardait comme pour me dire que c’était à moi de lui répondre.

Lucéard : « Ce n’est pas du tout ta faute. Je n’avais rien vu de suspect quand je suis passé, j’aurais pu déclencher le piège à ta place. Et puis, tu t’es superbement bien débrouillée, et nous sommes au grand complet grâce aux efforts de chacun ! »

Même si elle me parut étrangement exténuée, mes mots surent redresser son sourire.

Ellébore : « Oui… ! »

Léonce : « Bon, allez, c’est l’heure des premiers soins ! C’est toi qui a le nécessaire, Ellébore ? »

La jeune fille hocha la tête lentement. Elle lui sortit le kit sans poser plus de questions, ne songeant même pas à lui proposer de s’en occuper.

Léonce s’occupa d’abord d’Ellébore, mais il n’eut pas grand chose à faire, à sa grande surprise. Le teint de la jeune fille suggérait pourtant qu’elle avait perdu beaucoup de sang.

Après qu’il ait bandé mon bras, je regardais l’emplacement de ma blessure principale, et m’étonnai de la qualité de ses soins.

Une larme de solitude bavait sous l’œil de la fille du docteur.

Ellébore : « J’ai beau vivre dans un cabinet de médecin, Léonce est bien plus habile que moi pour ça, je suis épatée… »

Lucéard : « Tu l’as dit… Ce n’est presque plus la peine que j’utilise des sorts de soin. »

La forte respiration d’Ellébore attira mon attention. Ce que je venais de lui dire avait provoqué une grimace sur son minois. Elle semblait inquiète.

Ellébore : « Ce n’est pas une bonne idée, Lucéard… Tu devrais conserver ta magie pour des situations d’urgence comme tout à l’heure. Sans elle, nous serions déjà de la charcuterie. »

Je repensais à ce moment décisif.

Lucéard : « C’est vrai. D’ailleurs, j’ai senti un vrai regain d’énergie au moment de l’utiliser. J’ai eu l’impression qu’en en envoyant encore quelques, j’aurai pu lancer un giga dans la foulée. »

Le regard de la demoiselle était de plus en plus froid quand il se dirigeait vers moi.

Ellébore : « Il faut que je te dise quelque chose, Lucéard. Et je pense que Léonce aussi devrait être au courant. »

Celui-ci finissait ses propres soins et ne comprenait pas la soudaine et grave tournure de cette conversation. J’ignorai moi-même ce qu’il se passait, mais la peur dans les yeux de mon amie me renseigna.

Lucéard : « Tu veux dire… Le démon… ? »

Léonce fronça les sourcils en entendant ce mot. Ellébore blêmissait encore davantage, me donnant ainsi confirmation.

Ellébore : « À l’instant… Dans cette pièce… Je m’en suis souvenue. Le combat contre le démon. Comme on le pensait, il a bien utilisé ton épée. Mais pas que… Il a aussi usé de ta magie. »

J’appréhendais la suite. Ces réminiscences paraissaient douloureuses au point de faire trembler ses frêles épaules.

Ellébore : « Il avait utilisé ton sort de bouclier sur moi, puis ton sort de soin… »

Sa voix se faisait fluette.

Ellébore : « À ce moment-là, j’avais eu l’impression qu’une force inconnue drainait toute mon énergie vitale, comme s’il l’absorbait de chacun de mes pores. J’étais terrorisée… Et je suis certaine que ce n’est même pas mon pire souvenir… »

Elle mit la main dans son sac, les larmes aux yeux. Ni Léonce ni moi ne savions comment réagir.

Elle finit par en extraire un petit sachet, et nous renseigna sur son contenu d’une voix faible et larmoyante.

Ellébore : « Excusez-moi… J’ai besoin de tarte, là… »

Elle engloutit ce petit cadeau de ma tante pour se consoler. Cette scène vaguement comique nous rassura un peu. Elle reprit avec plus d’énergie.

Ellébore : « Ne me regardez pas ! Mangez vous aussi, c’est sûrement l’heure du déjeuner ! »

On sortit alors nos provisions. Les voir toutes regroupées me rappela que nous ne savions pas combien de jours il nous restait loin de Port-Vespère. Survivrions-nous seulement à cette journée ?

Le ventre plein, la détective soupira, satisfaite. Ni Léonce ni moi n’osions lui rappeler qu’elle n’avait toujours pas fini son histoire. Mais elle n’avait pas oublié.

Ellébore : « Donc, ce que je voulais dire tout à l’heure, c’est que tu as bien utilisé ton sort de soin après m’avoir protégé à l’aide de ton bouclier ? »

Oui et… ?

Je réalisais seulement maintenant le rapport avec ce qu’elle racontait précédemment. Dans le feu de l’action, je n’avais pas du tout fait attention à ce détail.

Lucéard : « Tu veux dire… Que j’ai absorbé ton énergie vitale… ? »

Léonce hésita à rire, mais se retint en constatant que nous étions sérieux. Ellébore était trop embarrassée pour le dire d’elle-même et ne voulait pas que je culpabilise. Néanmoins, elle avait eu raison de me prévenir, et ne pouvait pas m’empêcher de me sentir coupable.

Lucéard : « Je suis navré, Ellébore… Quand bien même ce n’était pas mon intention, j’ai été négligent et je t’ai fait souffrir. Quel genre d’ami aspire l’énergie vitale de ses amis… ? »

Cette dernière complainte était suffisamment mal tournée pour faire sourire Ellébore.

Ellébore : « Ce qui est fait est fait. Et je préfère partager avec toi un peu de mon énergie vitale plutôt qu’elle me soit arrachée par l’une de ces lames rouillées. »

Léonce : « Donc c’était pas des blagues cette histoire de démon ? »

Mon garde du corps nous interrompit. Il était prêt à croire à l’incroyable.

On profita de cette pause pour raconter à Léonce tout ce qu’on avait gardé pour nous jusque là.

Lucéard: « Alors… Pour faire court… »

Pendant cette explication, qui n’avait rien de court, le visage de Léonce se décomposa. Lui qui avait toujours pris un malin plaisir à se moquer des gens superstitieux, il se retrouvait à ressasser leurs expériences, et à les reconsidérer sous un jour nouveau.

D’ici la fin de mon histoire, il pensait déjà à toute autre chose, sans grand rapport.

Je peinais à estimer mon mana, mais si je me fiais à mon ressenti, j’aurais affirmé avoir suffisamment récupéré.

Lucéard : « Et si on se remettait en route ? »

Léonce : « Pas trop tôt. Mais tu es sûr que ça ira pour ta magie ? »

Lucéard : « Je pense oui, et le repas m’a aidé à récupérer. »

Léonce : « Oh, c’est ce que je voulais te demander la dernière fois ! La nourriture te rend aussi du mana ? »

Tandis que nous discutions, nous nous levâmes et nous dirigeâmes vers la prochaine salle.

Lucéard : « Hmm… Je n’en suis pas totalement sûr, mais j’en ai l’impression. Il paraît que se détendre, d’une façon ou d’une autre, permet de récupérer de la magie. Donc, aussi longtemps que je ne suis pas sous tension, tout accélère ma régénération, je pense. »

Ellébore : « Ma magie à moi est si faible que je ne suis jamais arrivée à m’épuiser en l’utilisant… Mais on voit souvent des potions de récupération de magie sur le marché ! Tu en as ? »

Lucéard : « Oui, j’en ai quelques. Le maître m’a dit de ne les utiliser qu’en dernier recours. Celles qui accélèrent la récupération magique ne sont pas très dangereuses, mais de ce qu’on dit, abuser des potions qui confèrent directement de l’énergie magique est très risqué sur le long terme. »

Léonce : « Ah oui, comment ça ? »

Lucéard : « Ça a divers effets néfastes sur la santé. Apparemment, en utiliser une par mois c’est déjà limite. »

Léonce : « C’est plus restrictif que ce que j’imaginais. »

Tandis qu’on apercevait déjà la salle, une soudaine angoisse montait en nous.

Ellébore : « J’espère que celle-ci n’est pas pire que la précédente… Qui sait combien d’épreuves nous attendent encore ? »

Léonce commençait à ouvrir la bouche, toujours aussi déterminé.

Ellébore : « Non, non, pas un mot, j’ai compris ! »

S’agita la demoiselle qui avait décidé de laisser ses doutes dans ce couloir.

Ellébore : « Haut les cœurs ! »

Mon garde du corps soupira.

Léonce : « Dommage, c’était le bon moment pour un discours bien senti ! »

Lucéard : « Garde-le dans un coin de ta tête, on en aura peut-être besoin plus tard ! »

Quelque peu réticents à l’idée d’imaginer ce qu’était ce “plus tard”, on entra dans la pièce de la cinquième épreuve.

-4-

Par rapport à la précédente, celle-ci était vide. D’ailleurs, il n’y avait même plus de torches murales. Des flammes brûlaient en apesanteur, portées par l’étrange magie de ce donjon.

En plus du trou à l’angle habituel, il y avait deux épaisses dalles de pierre séparées de quelques mètres. L’accès au prochain couloir était évidemment scellé.

On s’approcha de l’énoncé de cette épreuve, qui ne manqua pas de jeter un froid.

Ellébore : « Abandonnez l’un d’entre vous… »

Quitte à ce que ce soit déplacé, je me tentais à adoucir l’atmosphère.

Lucéard : « Bon, eh bien ce fut un plaisir, Léonce. »

Celui-ci répondit à ma provocation en s’approchant hostilement de moi. On se retrouva mains dans les mains, forçant tous les deux sur nos bras pour prendre le dessus.

Pendant que nous nous chamaillions, Ellébore fit le tour de la pièce, et après avoir jaugé chacun des paramètres, posa ses deux pieds sur l’une des dalles.

Le mécanisme qui se transmettait en dessous de nous finit par atteindre le sommet de la porte, qui se releva difficilement et bruyamment.

Elle ne s’était levée que de quelques centimètres, mais attira notre attention. Malgré le poids de la jeune fille, la dalle reprit sa position initiale, et la porte se rabaissa lentement.

En réponse à cela, Ellébore se rendit aussitôt sur l’autre dalle, et réactiva le mécanisme.

Il lui fallait faire des allers-retours entre ces deux dalles pour lever petit à petit cette pierre, qui s’avérait bien plus massive que les précédentes.

Léonce se mit sur l’autre dalle pour lui faciliter la tâche.

Une fois le passage grand ouvert, nous étions perplexes.

Lucéard : « Inutile de le préciser, mais nous n’abandonnons personne. Il nous faut un moyen de passer tous les trois, sinon, ça ne vaut pas le coup de continuer. »

Léonce : « Vu le mal que cette porte a eu à monter, on aura sûrement le temps de passer tous les trois en courant avant qu’elle ne se baisse de nouveau. »

Ellébore : « Je suis d’accord. L’intérêt de ce système à deux interrupteurs est de forcer une personne vivante à coopérer, et à se sacrifier pour les autres. Néanmoins, si je prends ce rôle, je serais certainement capable de passer dessous avant qu’elle se ferme grâce à ma magie d’accélération. »

Je me frottais le menton, peu convaincu.

Lucéard : « Mais cette “porte” fait plus de deux mètres de longueur, elle pourrait broyer quelqu’un d’assez imprudent pour passer dessous. Et si elle a ces dimensions, ce n’est probablement pas un hasard. »

Ellébore : « C’est vrai. Mais si je ne le sens pas, je peux toujours m’arrêter avant et refaire monter la porte toute seule. Et je ne pense pas que la vitesse de descente de ce bloc de pierre peut nous surprendre. Il est relié au mécanisme des deux interrupteurs qui le maintient. Enfin, s’il le faut, tu pourrais utiliser un bouclier pour à la fois me pousser hors de danger, tout en forçant cette porte à rester ouverte. »

Je ne suis pas sûr qu’un magna auxilia tienne longtemps contre quelque chose d’aussi lourd. Si je pouvais compter sur mon anguem, nous aurions eu une autre stratégie…

Ce plan me paraissait toujours bancal, mais j’étais au moins d’accord sur le fait que cette épreuve nous laissait au moins la chance de nous y reprendre à plusieurs fois. Pourtant, le temple cherchait à ce que l’un d’entre nous soit sacrifié.

Léonce : « Vu toutes les taches foncées ici, le vrai problème de l’épreuve est que personne n’a l’abnégation de se proposer comme sacrifice, et la plupart des gens ont certainement fini par bêtement s’entretuer. »

Lucéard : « Ce n’est pas faux… Même s’il suffirait de deux morts pour ouvrir la voix pour de bon, s’il y a eu des conflits, peut-être que personne n’y a survécu. »

En réfléchissant comme ça, on pourrait penser que le temple pourrait récompenser la noblesse d’esprit du sacrifié, et lui laisser une chance de pouvoir lui-même passer après les autres.

Essayer de comprendre les intentions de cet endroit était vain, et je décidais de m’en remettre au jugement de la détective.

Lucéard : « Bon, Léonce, toi et moi on passe vite, et au moment où nous ne sommes plus sur ton chemin, Ellébore, tu files à toute vitesse pour nous rejoindre, d’accord ? »

Ellébore déglutit. Après le cafouillage de tout à l’heure, la demoiselle souhaitait cette fois-ci ne pas nous mettre en danger par sa faute, et prenait le rôle le plus difficile à tenir.

Au moment où la dalle sous les pieds de Léonce se releva, il donna le signal.

Léonce : « Maintenant ! »

On accourut tous les deux en premier, tandis qu’Ellébore soulevait au maximum la porte.

Quand nous eûmes passé la partie dangereuse, la dalle se releva sous les pieds de la demoiselle, c’était son moment.

Le bloc de pierre coulissait lentement, et le mécanisme semblait s’agiter en vain, tant il peinait à descendre.

Ellébore : « C’est ma chance ! »

Cependant, le sol s’affaissa sous les pieds de Léonce et moi.

Juste après le passage de la porte, il y avait un autre interrupteur, plus large, que nous aurions pu éviter uniquement si on l’avait décelé à temps. Quand j’entendais un imposant mécanisme répondre au premier, mon cœur s’emballa.

Une grille d’un métal sombre s’abattit sous nos yeux, à la limite entre la salle de la cinquième épreuve et du couloir de sa sortie. Ellébore s’y heurta dans son élan, après avoir malgré tout eu le temps de ralentir.

La demoiselle essayait de soulever précipitamment cette barrière, en vain. Elle se retourna pour apercevoir le couloir en face qui était devenu lui-même inaccessible.

Léonce et moi fîmes demi-tour et tentâmes de la bouger à notre tour, mais elle était bien trop lourde, et je réalisai aussitôt que même un sort ne pouvait en venir à bout.

Lucéard : « Ellébore, éloigne-toi ! »

Et pourtant, je ne voyais déjà plus d’alternative.

La demoiselle s’exécuta en un instant. Léonce et moi avions nous aussi pris nos distances. Je m’apprêtais à souffler dans la flûte-double.

Lucéard : « MAGNA LAMINA EIUS ! »

La lame de ténèbres peinait à être contenue dans un couloir aussi étroit, mais se rompit aussitôt contre sa cible. Non seulement la grille était trop robuste, mais son métal rendait apparemment la magie inefficace.

Léonce : « On réessaye de soulever tous les trois ensemble ! »

On se rendit immédiatement contre la barrière. Ellébore était juste là, face à nous, mais nous ne pouvions plus la rejoindre. Cet obstacle était immobile, et indestructible.

Lucéard : « C’est pas vrai… ! »

Après quelques vains efforts supplémentaires, je désespérais. Léonce, quant à lui, fixait au-dessus de la tête de notre amie. Il était pétrifié.

Léonce : « L-le plafond… Il descend… »

Au-dessus de la pièce de la cinquième épreuve, un puissant mécanisme continuait de faire trembler le temple. Le regard terrifié d’Ellébore confirmait l’observation de Léonce : lentement, mais inexorablement, le sommet de la pièce descendait. Le frottement tonitruant des parois entre elles rendait plus confuse encore la panique ambiante.

Je ressortais aussitôt mon instrument, avant d’être interrompu par Léonce.

Léonce : « Ça ne sert à rien! Ça ne marchera pas ! »

J’avais beau le savoir, je ne savais déjà plus quoi tenter. Derrière nous, un autre bloc de pierre descendait. Le mécanisme de l’épreuve laissait lentement descendre le premier, qui nous forçait déjà à baisser la tête.

Nous voyant agir de la sorte calma Ellébore, qui se retourna, et avança jusqu’à l’une des dalles.

La porte de pierre du couloir se rouvrait lentement.

Elle se tourna vers nous. Son air paisible était si inapproprié qu’il m’angoissa. Il ne pouvait qu’annoncer le pire. Et pourtant, la détresse de mon amie se lisait toujours dans ses yeux.

Ellébore : « Ne restez pas là où vous allez vous faire écraser. Je vais tenir le mécanisme, alors partez avant que ce bloc ne vous coince. »

Mon cœur battait à tout rompre. Elle ne faisait pas mention de ce qui lui arriverait.

Lucéard : « Non ! On ne partira pas sans toi ! »

Dans un sanglot, elle se répéta, aussi fort qu’elle le pouvait.

Ellébore : « …Partez ! »

Léonce : « Hors de question ! »

Nous voir réagir de cette manière rendait les choses plus difficiles pour la pauvre jeune fille. Et la si lente descente de ce plafond piégé était une véritable torture. Il allait toucher le sol d’ici moins de deux minutes, mais rien ne pouvait l’arrêter.

Et pourtant, après avoir changé de dalle, Ellébore souriait maigrement, comme si elle n’avait pas encore renoncé.

Ellébore : « Tu te souviens de ce que tu m’as dit avant mon combat pendant le tournoi, Lucéard ? »

C’était le pire moment possible pour me demander de réfléchir, mon esprit était engourdi par la terreur.

Le brouhaha impitoyable de ce mécanisme ne me permettait pas non plus de me concentrer. Je restais là, à répondre à son regard, sans savoir quoi lui dire.

Ellébore : « Tu m’as dit que tu pensais que je trouverai toujours un moyen de m’en sortir. »

Sur ces mots, elle laissa échapper un rire étouffé.

Ellébore : « Je n’y suis pas arrivé ce jour là, cela dit… »

Enfin, son regard devint solennel. Son message s’adressait à nous deux.

Ellébore : « Mais cette fois, je trouverai un moyen. Je survivrai et je vous rejoindrai ! Vous pouvez me faire confiance ! Je m’en sortirai ! Mais vous, vous devez partir pendant que je tiens les portes ouvertes ! Sans quoi je ne pourrais rien faire d’autre ! »

Je n’arrivais pas à me résoudre à l’abandonner. Je craignais au fond de moi que ce soit ses derniers mots.

Ellébore : « Je vous en prie ! »

Léonce m’attrapa par le bras et me tira, presque contre mon gré.

Léonce : « Tu n’as pas intérêt à mourir ! »

Hurla-t-il, en lui lançant un dernier regard humide. Même si ce n’était qu’une nouvelle amie pour lui, avoir réussi à prendre la décision la plus censée était une belle preuve de leur relation.

Tandis que nous nous éloignions d’elle, Ellébore nous fixait, avant de lever la tête pour apercevoir le plafond piégé à quelques dizaines de centimètres de son visage.

Après avoir passé le second bloc de pierre, celui-ci se mit à redescendre lentement. Nous avions peur de nous retourner, mais la prochaine vibration que l’on ressentit nous fit trembler.

Un bruit sourd résonnait jusqu’à nous, nous poussant à pivoter sur nos pieds.

Les portes de ce couloir se rouvraient lentement, puisque leurs interrupteurs étaient simultanément enfoncés.

Derrière la grille de métal, il n’y avait plus qu’un nouveau mur de pierre.

Sans pouvoir quitter cette façade des yeux, nous restâmes muets.

J’avais lu en Ellébore l’intention de survivre quoi qu’il arrive. Et pourtant, la peur me nouait le ventre.

J’entendais ensuite l’écho des pas de Léonce. Le jeune homme avançait jusqu’à la prochaine pièce.

À l’entrée, il fut silencieusement accueilli par une sixième stèle.

Après l’avoir observé quelques secondes, il s’approcha encore davantage, et la frappa brutalement du pied en criant.

La pierre fragilisée par les années s’écrasa au sol, en débris de toutes tailles.

Le son qui fut ainsi produit résonnait en moi. Je dévisageais mon ami, qui grimaçait de frustration.

Léonce : « Abandonnez votre faiblesse… ?! »

Cracha-t-il avec dédain.

Léonce : « Pour qui il se prend ce temple ?! Il croit savoir ce qui nous rend plus fort ?! Il veut nous faire croire qu’abandonner notre amie était le bon choix ?! Personne ne devrait être récompensé pour laisser un compagnon derrière lui ! Saccageons cet endroit débile pour que plus personne n’y mette les pieds ! »

Le regard qu’il me destinait était empli d’une fureur incandescente. Une fureur que je partageais, et à laquelle je répondis aussitôt.

Lucéard : « J’y compte bien ! »

J’ai toujours considéré les donjons et autres temples comme des entités supérieures, au-delà de notre compréhension. Leur existence est mystique, et leur raison d’être un vrai mystère. Et voir Léonce dénigrer ainsi cet endroit est surprenant. …Mais il a raison. Même une force qui transcende notre entendement n’a pas à nous imposer un tel sacrifice. Quoi que ce temple ait à offrir en son bout, rien ne vaut la vie d’Ellébore.

Je m’approchais de mon ami, légèrement rasséréné de l’avoir vu réagir ainsi. Je pouvais encore me souvenir nettement de notre première rencontre, et le voir aujourd’hui si affirmé me rappela mes propres résolutions.

Je lui tapai l’épaule d’un léger coup de main.

Lucéard : « Ellébore a sûrement dû s’enfuir par le trou de la pièce d’avant. Et quoi qu’elle ait fait pour s’en sortir, il y a de grandes chances que finir ce donjon au plus tôt remette tout à la normale, et que ça lui soit d’une grande aide. »

Ce discours optimiste surprenait mon garde du corps.

Lucéard : « Ce n’est rien de plus qu’une théorie bien sûr, mais d’une façon ou d’une autre, nous ne devrions pas traîner. Peut-être qu’elle compte sur nous pour venir la chercher à notre retour. »

Léonce hochait férocement la tête. Réfléchir ainsi nous persuadait qu’elle était encore en vie, et que nous avions toutes les bonnes raisons de nous concentrer sur ce qui nous attendait.

-5-

Malgré tout, le dernier visage que j’avais vu d’elle avant de devoir la laisser me hantait. Une série de frissons suivit la sensation de froid qui naquit en moi.

Mon compagnon, quant à lui, faisait le tour de la pièce. Outre les éléments habituels, elle était vide. Mais puisque la porte en face de nous était close, il devait bien y avoir quelque chose à y faire.

Léonce : « Oooh… Me dites pas qu’elle est cassée elle aussi ?! »

Rouspétait-il, en fixant le bloc de pierre face à nous.

Le son du métal coulissant nous rappela ce qui venait d’arriver à Ellébore et nous fit sursauter.

Une barrière de métal était tombée derrière nous, et venait de nous enfermer dans la sixième salle.

Lucéard : « Ça recommence ! »

Un autre mécanisme souleva une partie d’un pan de mur en hauteur, ouvrant un étroit chemin que nous ne pouvions pas rejoindre sans magie.

D’étranges bruits émanaient de la pénombre de ce nouveau chemin.

Je sortais aussitôt Caresse de son fourreau, suivi de près par Léonce qui semblait mécontent de la simple épée de service qu’on lui avait confiée.

Des pattes palmées frappaient le sol au-dessus de nous. Une tête apparut à l’angle. Son visage était autant celui d’un humain que d’un poisson, et était particulièrement dérangeant. Une protubérance sur son front était reliée à une cape, qui devait probablement être une partie de son corps quasi-humanoïde. La créature marine ne faisait pas plus d’un mètre, avait pour queue une nageoire caudale, et tenait une lance ornée de larges anneaux entre ses bras de reptile. Quand ses yeux globuleux se tournèrent vers nous, toute une armée de ces monstres bondirent dans la pièce où nous nous trouvions, faisant tintinnabuler leurs armes.

Lucéard : « Des poissons-évêques ! »

Léonce me regardait d’un air dubitatif, comme si j’avais dit quelque chose d’étrange. Néanmoins, il comprit instantanément qu’il allait enfin avoir le combat qu’il attendait depuis le début.

L’un des leurs, dont les particularités physiques lui donnaient plus de prestance, agitait un bâton pourvu de nombreuses clochettes, comme certains en utilisaient pour l’exorcisme.

Il produisait des sons qui semblaient être un langage archaïque, et sautait sur une jambe, puis sur l’autre, comme pour accomplir une danse rituelle.

Rapidement, une trentaine d’entre eux nous encerclaient, et d’autres continuaient de descendre.

Par réflexe, Léonce et moi nous mîmes dos-à-dos.

Cette position lui inspira un sourire.

Léonce : « Enfin ! On va enfin pouvoir se battre côte-à-côte, Lucéard! »

Alors c’était ça que tu voulais ?

Lucéard : « J’attendais ça aussi ! »

Lui répondis-je, presque gêné d’avoir souhaité une telle chose.

Lucéard : « Prêt à vaincre tes premiers monstres ? »

Son enthousiasme m’était vite parvenu.

Léonce : « Désolé, mais ma mère m’a interdit de me battre avec des poissons-évêques ! »

Quoi que j’ai pu dire, sa remarque m’amusa.

Lucéard : « Elle aurait dû t’interdire de t’essayer à l’humour ! »

Avant même qu’il ne puisse renchérir, une des aberrations s’en prit à lui, lance en avant.

D’un premier coup, Léonce brisa le bois affaibli de cette arme, et perfora le cœur de ce monstre.

Léonce : « Leurs écailles sont plus robustes que leurs lances ! »

J’arrivais facilement à vaincre des poissons-évêques de mon côté. J’enchaînais les coups et ma mobilité compensait notre écrasante infériorité numérique.

Puisque l’enchantement de Caresse est divin, elle a sûrement une affinité de lumière. Peut-être aussi que si elle ne peut pas tuer d’humains, elle peut vaincre plus aisément des monstres.

Néanmoins, ce qui expliquait que j’avais le dessus sur eux était tout simplement la technique. Ces adversaires étaient plutôt patauds.

Tandis que l’un d’eux se désintégrait au bout de ma lame, j’entendis un drôle de hurlement derrière moi. Un des monstres m’avait pris à revers, mais avant de pouvoir frapper, il reçut un coup de pied en plein visage de la part de Léonce qui brisa ce qui lui servait de crâne.

A plusieurs reprises, mon allié et moi nous croisâmes dans le feu de l’action, prenant parfois le temps de nous lancer des regards complices.

Ce que nous identifions comme le chef émit un son rauque, tout en frappant le bas de son bâton au sol à plusieurs reprises, avant de furieusement secouer les clochettes en son sommet.

La roche qui était à dominante jaune dans ce temple se teint lentement de bleu. Ce n’était d’ailleurs pas la roche, mais tout l’intérieur de la pièce qui était en train de changer de couleur.

Je me tournais vers Léonce, qui m’apparaissait légèrement trouble, comme si nous étions tous les deux sous l’eau.

Lucéard : « Fais gaffe, Léonce ! J’ai déjà entendu parler de ça ! C’est une dimension magique ! »

Cette mise en garde n’eut pas grand effet puisqu’il n’avait aucune idée de ce dont il s’agissait.

Il était soudain plus difficile de respirer pour nous. Ce dans quoi nous étions était bien moins dense que de l’eau, mais nous subissions les conditions d’un combat sous-marin, dans une moindre mesure.

Les poissons-évêques se mirent à nager, révélant les nageoires rétractiles qu’ils avaient sur leurs membres. A l’inverse, Léonce et moi étions plus lents, ne profitant que de l’effet négatif de cette zone.

Ces adversaires avaient la possibilité de “voler”, et notre seul avantage n’était plus.

Ce fut une maigre consolation, mais je remarquai que les renforts n’arrivaient plus. Et il n’en restait qu’une vingtaine, dont cinq légèrement plus massifs qui protégeaient leur mage.

Nos ennemis décrivaient des cercles autour de nous, créant comme un courant qu’eux seuls pouvaient ressentir.

La plupart des guerriers s’en prirent à Léonce, qu’ils considéraient comme le plus dangereux. Celui-ci luttait comme un beau diable, mais fut rapidement dépassé par nos adversaires.

Tu n’as pas arrêté de me couvrir tout au long de ce combat, c’est à moi de te rendre la pareille !

Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »

Je produisais un ruban noir qui tourbillonnait tout autour de moi, repoussant les quelques monstres qui m’assaillaient.

Lucéard : « MAGNA LAMINA EIUS ! »

D’un claquement de doigt je fis apparaître une lame qui prit pour cible le mage. La zone magique allait certainement disparaître à sa mort.

Deux de ses gardes croisèrent leurs lances rituelles, produisant un mur d’énergie qui retint à peine mon sort.

Rah ! Ils sont bien organisés ! On aurait pas dû leur laisser le temps de se placer !

Lucéard : « MAGNA LAMINA EIUS ! »

Pendant que je prononçais l’incantation, deux autres des aberrations passèrent devant leur chef et dessinèrent eux aussi une croix avec leurs armes. Cette attaque aussi fut un échec.

Forcément, je ne peux pas passer en force, il va falloir miser sur le corps-à-corps !

Mon ami s’était fait effleurer à plusieurs reprises par les lances de ses ennemis à écailles. Le temps jouait contre nous. C’est alors qu’une idée me vint.

Lucéard : « Bon, aux grands maux, les grands moyens ! MAGNA AUXILIA EIUS ! »

Plutôt que d’utiliser mon bouclier sur Léonce, celui-ci apparut autour du mage qui ne parvenait plus à voir autour de lui.

Lucéard : « MAGNA CURA EIUS ! »

D’un claquement de doigt furieux, je vis le bouclier se contracter. Une masse noire éthérée revint jusqu’à moi. J’aspirais l’énergie vitale de ce monstre avec dégoût.

Quand le sort disparut, le poisson-évêque à l’intérieur était encore debout, mais tout sec. Son regard brumeux m’indiquait qu’il était hors d’état de nuire, et sa vie semblait m’avoir rendu de l’énergie magique.

Bien que les monstres ne connaissaient pas la surprise, j’eus l’impression de voir leurs visages se décomposer en s’apercevant que la pièce revenait à la normale.

Léonce ne manqua pas l’occasion de les fracasser les uns après les autres en guise de vendetta.

Quand il s’agit de se battre, il est comme un poisson dans l’eau .

Sur ce jeu de mot douteux, mais involontaire, je fonçais sur les cinq gardes, et les attaquai de toutes mes forces.

Léonce : « Yaaah ! »

Mon allié bondit pour me rejoindre et en élimina deux d’un seul coup.

Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »

Le ruban noir s’enroula autour du dernier d’entre eux et le serra jusqu’à ce qu’il n’explose.

Léonce : « Notre victoire est TOTALE ! »

Cria t-il, levant son poing vers le plafond avec ardeur tandis que la porte de pierre se levait.

Après s’être félicités pour ce beau combat, je me mis à ramasser ce qu’avaient laissé ces créatures derrière elle quand cela me parut intéressant.

Léonce souleva le bâton du mage. Le corps de celui-ci était toujours entier, au sol.

Il le faisait sonner en l’agitant faiblement, perplexe.

Léonce : « C’était des monstres, hein ? »

Je ne l’imaginais pas se poser de telles questions, et me retournai vers lui, surpris.

Léonce : « Ils se battaient avec leurs propres armes, et pouvaient communiquer entre eux. Peut-être qu’ils vivaient tous ici… »

Douter après sa première altercation avec un monstre était tout ce qu’il y avait de plus sain de mon point de vue. J’essayais de le rassurer.

Lucéard : « Des créatures qui attendent des mois, peut-être même des siècles dans un piège de donjon ne peuvent tout simplement pas avoir de conscience. C’est impensable. »

Léonce : « Vu comme ça, c’est sûr. Moi, à leur place, j’en aurai profité pour aller me faire bronzer les écailles à la plage. Enfin, pas en hiver, mais t’as compris l’idée. »

Ignorant ses élucubrations, je poursuivis.

Lucéard : « Quand bien même, comment les monstres ont-ils pu apparaître ? Pourquoi ces créatures nées du vide se sont faites émissaires du chaos ? Qu’ils aient été invoqués par des êtres démoniaques ou non, pourquoi ne s’en prennent-ils qu’aux vivants ? Je me suis toujours posé ces questions. »

Mais je n’attendais plus vraiment de réponse. Léonce rebondit sur un autre sujet quand nous partîmes dans le prochain couloir.

Léonce : « J’ai remarqué que tu as tout fait pour qu’aucune poiscaille-évêque ne tombe dans le trou de la salle. Pourquoi ? Ç’aurait été un gain de temps de les y pousser, non ? »

Je baissais la tête, peiné.

Lucéard : « Je me suis juste dit que si Ellébore s’était échappée par le trou de la pièce précédente, peut-être que ceux-ci communiquent entre eux, et qu’elle se serait retrouvée face à nos ennemis. »

Léonce n’en menait plus large non plus. Il nous était difficile de faire comme si elle s’en sortait bien de son côté. Nous n’en avions aucune idée.

Si j’avais cru entendre une voix venant de ce gouffre, je me serais peut-être tenté à y tomber, mais c’était bien trop risqué.

-6-

Nous marchions en silence, pressés d’en finir avec cet endroit.

Le couloir était encore plus long que les précédents, et se recouvrait lentement de mousse. Les beaux blocs de pierres entassés laissèrent place à des roches désorganisées, et humides.

L’air aussi avait changé. Chaque bouffée était immédiatement suivie par le goût salé qui se déposait sur nos langues. L’aspect de cet endroit, jusque-là formel, devenait de plus en plus lugubre, et le froid de l’hiver semblait lui aussi de retour. Néanmoins, c’était la preuve que nous n’étions plus loin de toucher au but.

Bientôt, les torches qui longeaient notre route disparurent. Dans l’obscurité face à nous se dressait une porte de bois arrondie comme on pouvait en retrouver dans des navires d’une certaine taille.

On ouvrit la porte gonflée par l’humidité pour pénétrer dans ce qui ressemblait à la cale d’une épave.

La pierre avait été remplacée par le chêne sombre et grinçant.

Il y avait un bureau, quelques chaises, et des guéridons. Tout était plongé dans la pénombre. Seule une chandelle sur son bougeoir nous permettait d’y voir. Le bruit du bois qui travaillait venait de toute part, comme si ce bateau était encore à flot. On discernait encore d’autres meubles parmi les ténèbres. Je peinais à savoir s’il s’agissait d’une cabine, ou d’une salle où se réunissait l’équipage.

Je ne me fiais là qu’à mes nombreuses lectures sur le sujet, mais la découverte d’un tel endroit était une première pour moi, tout comme pour Léonce.

L’ambiance sinistre m’inspirait un sentiment tout particulier. Il y avait quelque chose d’envoûtant dans cette cale, que je ne retrouverai jamais dans aucun autre navire. Je me sentais presque revenu à Haven Gleymt. Le relatif calme de cet endroit, et ce sentiment d’être bercé par l’illusion d’entendre des vagues au loin, me plongea dans une brève torpeur.

Léonce renifla, ce qui semblait l’aider à se détendre.

Léonce : « Ah… Ça sent comme chez moi après un jour de pluie ! »

Dans quelles conditions à vécu ce pauvre garçon ?

En effet, cette odeur de renfermé avait quelque chose de mystérieusement nostalgique, même pour moi. Ce n’était pourtant pas ma nostalgie, mais les souvenirs de parfaits inconnus s’étaient incrustés dans la crasse de chaque pièce du mobilier, et parvenaient à m’atteindre à la moindre bouffée d’air.

Léonce souleva le bougeoir, et inspecta la pièce, curieux. Après tout, un tel endroit n’avait rien à faire ici. Sa présence défiait la réalité.

Je restais en retrait, perdu dans mes pensées. J’essayais de me projeter dans un passé qui n’était pas le mien, ensorcelé par ces relents mélancoliques.

Mon corps s’engourdit et se figea. Je heurtais les planches de bois qui formaient le mur derrière moi, faisant sursauter mon compagnon.

Léonce : « Qu’est-ce qu’y t’arrive ? »

Je me tenais la tête, comme pour contenir quelque chose.

Lucéard : « C’est… Lui… ! »

Léonce : « Ne me dis pas… »

Lucéard : « J’ai toujours le contrôle… Mais je sens qu’il devient de plus en plus fort. »

Entre inquiétude et tourment, le visage de Léonce se mua en une grimace éclairée par sa chandelle.

Léonce : « Comme si on avait besoin de ça maintenant… »

J’ai l’impression que la solitude me gagne, quoi que je fasse. Il faut que je me rappelle de bons souvenirs… Il faut que je me souvienne pour quelle raison je suis ici !

Lucéard : « Ce n’est peut-être qu’une crise ! Je vais rester là pour l’instant. Toi, occupe-toi de cette épreuve. »

Plus j’essayais de penser à mes proches, plus je m’imaginais les perdre. La peur qui naissait en moi prenait lentement le dessus sur ma raison.

Léonce soupirait, et agitait le bougeoir, sans parvenir à trouver la stèle. Il s’approcha jusqu’à la porte scellée. Il remarquait d’abord l’absence d’un trou de serrure, puis le texte gravé à même le bois, presque illisible aujourd’hui.

Léonce : « Abandonnez vos préconceptions. À moins que les flots ne l’emporte, toute la nuit au-dessus du marin, brille l’astre qui ouvre la porte, à sa naissance, comme à son déclin. »

Je tentais de lever la tête, pour mieux entendre l’énoncé de ce qui s’annonçait être une énigme.

Léonce : « Quand viendra le temps de sa belle mort, le marin lèvera les yeux face à son sort, et l’astre lui apparaîtra encore. Quand il reverra l’astre briller, souvenir de sa vie passée, le marin sera déjà de l’autre côté. »

Tout en luttant contre ce qui se débattait en moi, je parvenais à cerner le but de l’épreuve.

Lucéard : « Si Ellébore avait pu être là… Elle serait folle de joie… »

Soucieux de mon état de santé, Léonce m’inspecta avant de répondre.

Léonce : « Je veux bien te croire, mais comment on ouvre la porte du coup ? »

J’essayais de regarder autour de moi, mais ma vision était floue.

Lucéard : « La réponse à cette énigme doit être quelque part dans la pièce. Inutile de te dire que ce n’est pas un astre que nous cherchons. »

Léonce : « De toute façon, je ne sais même plus ce que c’est. »

Affichant son ignorance avec une fierté déplacée, Léonce fit un tour de plus, révélant tous ces meubles anciens et leurs ombres dansantes.

Il attrapa ensuite son menton, baissa la tête, et prit une voix grave.

Léonce : « Je vois, seul Léonce le détective peut résoudre ce mystère… »

Suis-je vraiment prêt à m’en remettre à lui pour ça ?

Il inspecta petit à petit chaque recoin, sans oser toucher quoi que ce soit. C’était la bonne démarche, considérant qu’il pouvait aussi y avoir des pièges ici.

Lucéard : « Regarde les tableaux… C’est typiquement le genre d’objet où pourrait se trouver la solution. »

Il y en avait en effet un certain nombre, ce qui me confortait dans ma théorie. Mon ami s’exécuta, et au bout de seulement quatre d’entre eux :

Léonce : « Ce ne sont que des peintures d’Haven Gleymt. »

Il plissait les yeux en s’approchant d’une d’elles.

Léonce : « Sur celle-ci, on voit la lune. Elle fait froid dans le dos d’ailleurs. »

L’artiste supposément à l’origine de cette œuvre avait pris beaucoup de libertés sur l’astre lunaire, ce qui lui donnait une forme excessivement glauque.

Léonce secoua la tête de gauche à droite avant que je ne lui dise quoi que ce soit.

Léonce : « Je la sens pas celle-là, et ce serait trop bête que la réponse soit la lune. »

Lucéard : « Je suis bien d’accord. Ne t’en approche pas plus… »

Juste avant de finir son tour, Léonce s’immobilisa devant un cadre. Le fait qu’il soit aussi intrigué me laissait penser qu’il était sur la bonne voie.

Léonce : « Eh, Lucéard ? Tu te souviens avoir vu un phare au large d’Haven Gleymt ? »

Sa question me détourna de ma propre tourmente et me calma.

Lucéard : « Non… Je suis pratiquement certain qu’il n’y en avait pas. »

Léonce : « Eh bien selon ce tableau, si… »

Cette étrange contradiction fit se lever mes sourcils.

Lucéard : « Mais oui… Qu’est-ce qu’une vie pour un marin… ? »

Ma question rhétorique lui rappela l’intitulé de l’énigme. En effet, si l’astre était une métaphore, le reste l’était aussi.

Léonce : « Sa vie c’est la mer, et l’au-delà c’est la terre. …J’ai compris ! »

Il souleva le cadre pour voir ce qui se cachait derrière. Il n’y avait rien.

Léonce : « Hm, on se serait trompés ? »

Je me relevais lentement, sentant que la crise était passée.

Lucéard : « Passe-moi la chandelle ! »

Je repris le bougeoir et m’avançai vers le tableau en question. Seul au milieu de la mer se tenait un phare bleu et blanc. Ce tableau m’inspirait une grande tristesse que je ne sus expliquer.

J’apposai la mèche brûlante contre le sommet du phare. De la peinture à l’huile dépassait à peine une autre mèche, qui ne demandait qu’à être allumée.

Quand le feu prit, le son retentissant d’une corne de brume nous fit sursauter tous deux. Ce bruit si grave résonna pendant quelques secondes avant de nous laisser une fois de plus dans le silence.

Léonce : « J’ai cru que mon cœur allait lâcher, c’était quoi ça ?! »

Le mien battait lui aussi beaucoup trop vite, et je posai ma main sur ma poitrine pour le sentir. En plus d’être assourdissant, ce grondement nous avait mis mal à l’aise, pour une obscure raison.

Léonce aperçut la porte entrouverte et la poussa entièrement avant de se retourner.

Léonce : « Vu ton état, on ne devrait pas traîner. »

J’étais resté quelques secondes à fixer ce tableau, avant de faire face à Léonce.

Lucéard : « J’ai lu les mémoires d’un gardien de phare dans ma jeunesse. Il expliquait que ses confrères désignaient différemment leur lieu de travail selon leur emplacement. S’ils sont sur la terre ferme, ce sont des paradis. S’ils sont sur une île, ce sont des purgatoires. Et si le phare est isolé en mer, sur une étroite parcelle de terre comme celui-ci… C’est un enfer. »

Il haussait les épaules, hermétique à ce moment de culture.

Léonce : « Tu essayes de me faire peur, là ? »

Je peinais à croire que ce phare fictif ait été placé ainsi par hasard. Cela dit, je pouvais me tromper. Haven Gleymt paraissait déjà hors de la réalité, et bien que nous ne l’avions pas vu, peut-être que ce phare existait vraiment.

J’étais d’autant plus dérangé par le fait que cette énigme ne s’inscrivait pas du tout dans la dynamique des autres épreuves. C’était une anomalie au sein même de ce donjon.

-7-

Les épaisses planches de bois vermoulues s’arrêtèrent, comme si elles avaient fusionné avec la roche grisâtre de la caverne face à nous.

Le couloir s’était ouvert sur une grande cavité souterraine. Nous ignorons tous deux pourquoi il y avait une telle luminosité. Il ne semblait pas y avoir d’accès à l’extérieur.

Les stalactites et stalagmites étaient immenses, et se rejoignaient parfois, formant de massives colonnes d’une dizaine de mètres.

Lucéard : « Abandonnez vos désirs. »

Soupirai-je en lisant la stèle devant nous.

Léonce : « Rien à faire, je ne peux pas m’empêcher de désirer un bon bain, et ensuite une partie de cartes juste tous les trois. Mais ça attendra la fin de l’expédition. »

Peut-être que son intention n’était que de plaisanter, mais l’avoir entendu m’apaisa.

Une voix enchanteresse se faisait entendre grâce à l’écho naturel de cette grotte. Ce timbre féminin et doux était irrésistiblement plaisant. La réverbération des sons ne nous permettait pas d’entendre ce qui était chanté.

Léonce : « Ce n’est clairement pas Ellébore qui chante comme ça, mais c’est déjà bien d’avoir de la compagnie. »

Lucéard : « Bien ? Si tu veux mon avis, quelque chose de bien dans un tel endroit est le pire présage possible. »

Néanmoins, on avança, puisque ce son ne pouvait que nous guider vers l’épreuve. Plus nous nous en approchions, plus cette voix était suave.

Une petite et peu profonde étendue d’eau nous apparut. Elle semblait reliée à la mer par un tunnel sous-marin, et l’on voyait le niveau de l’eau monter et baisser calmement.

Sur une roche dépassant des flots se tenait allongée une jeune fille, à peine plus âgée que nous.

Elle croisait les bras, cachant à peine sa nudité. Ses longs cheveux soyeux reposaient sur la pierre humide. Elle s’interrompit un instant en nous apercevant, et tourna son visage charmeur pour partager avec nous un délicat sourire. D’ici, on ne pouvait voir que le haut de son corps.

Léonce répondait à son regard, fronçant les sourcils.

Léonce : « C’est extrêmement louche, tout ça. »

J’en étais venu à la même conclusion, et m’empressai d’interpeller mon compagnon.

Lucéard : « Vite, bouche-toi les oreilles, Léonce ! C’est une sirène ! »

Je montrais l’exemple en m’exécutant avant même la fin de ma phrase.

Mais elle se remit à chanter avant qu’il ne réagisse.

Sirène : « ~Charmants aventuriers, pendant si longtemps, j’ai attendu votre venue. Je sais déjà mon cœur vôtre. Récupérez ce qui vous est dû, mon amour, et tout ce que j’ai à offrir.~ »

Elle fit signe du doigt à Léonce pour qu’il s’approche, d’un air malicieux.

Cet irrécupérable idiot n’avait pas l’air convaincu du tout.

Léonce : « C’est ce que j’appelle brûler les étapes. »

Je haussais les sourcils de le voir aussi perplexe.

Les voix des sirènes sont censées charmer quiconque les entend. Comment est-ce possible ? Enfin, c’est mieux ainsi cela dit.

Il semblait néanmoins considérer l’offre de cette créature.

Léonce : « J’aimerais bien qu’on m’offre un autre combat contre ces bons hommes-poissons. »

Je ne parvenais qu’à entendre les paroles de Léonce, et y répondit avec amusement.

Lucéard : « Ne dis pas des choses comme ça enfin, elle est elle-même à moitié poisson ! »

Il se reprit.

Léonce : « Oh, eh bien, pardonnez mon indélicatesse. »

Il se tournait ensuite vers moi, et me chuchota à l’oreille.

Léonce : « Elle comprend ce qu’on dit ? »

La sirène continuait de chanter, et Léonce était hermétique à ses charmes. Rien ne nous retenait de partir d’ici, mais je pris quand même le temps de lui faire une brève explication.

Lucéard : « On raconte qu’elles chantent en phonétique, mais si ça se trouve, elle comprend vraiment un mot ou deux. »

Si elle était incapable de répondre aux marins imprudents, ses chances d’attirer ses proies s’amoindrissaient.

Léonce : « Et c’est un monstre ou pas ? »

Je fixais le joli minois de la sirène. Ses traits étaient si agréables pour la vue que j’étais presque prêt à écouter l’une de ses chansons. Néanmoins, son charme avait quelque chose de creux, comme si la forme de son corps n’était faite que pour être appréciée du plus grand nombre.

Lucéard : « Les sirènes sont des cryptides. Elles sont même parfois considérées comme des espèces intelligentes, cela dit. Ce nom désigne des êtres vivants de plusieurs natures, si tu préfères. »

Je dévisageais d’un air hostile la demoiselle dont il était question.

Lucéard : « Mais encore une fois, je ne pense pas qu’une sirène s’amuse à attendre dans ce temple où pratiquement personne ne vient. J’en déduis que nous avons à faire à un monstre qui imite les sirènes. »

Il lança un regard plein d’assurance à la cantatrice.

Léonce : « Pour faire court, c’est une abomination ! »

Sirène : « Venez, approchez, beau jeune homme. Je vous ferai découvrir le plus grand des plaisirs… »

Léonce venait de repérer la sortie de cette caverne et tourna le dos au monstre, lui faisant un signe d’adieu.

Léonce : « Pas aussi grand que le plaisir de me tailler d’ici ! »

Elle s’arrêta de chanter, et nous regarda nous éloigner.

Ce n’est clairement qu’un monstre, mais je le trouve dur avec elle.

Une fois dans le tunnel, je pus retirer mes mains de mes oreilles. Je me mis au niveau de Léonce, l’air railleur.

Lucéard : « Tu sais ce qu’on dit ? Les sirènes ne peuvent pas envoûter ceux qui ont déjà succombé au grand amour. »

Même sans qu’il ne me regarde, je devinais son embarras.

Léonce : « Bah, c’était pas une sirène, c’était qu’un monstre, non ? »

Après quelques pas de plus, l’inexplicable luminosité s’atténuait légèrement.

Nous étions à nouveau dans une imposante caverne. Couverts de pointes rocheuses dégoulinantes, le plafond culminait à plus de vingt mètres. La mer semblait elle aussi reliée à cet endroit et formait un bassin au fond de la pièce. À plus de cent mètres de nous, je crus reconnaître des escaliers.

L’atmosphère lugubre gâchait la magie de cet endroit. Avec un peu d’appréhension, on marchait de nouveau en direction de la prochaine pièce. On tirait sur nos bottes pour les extraire de la boue à chaque pas.

Léonce : « Je le sens, on y est presque ! »

Une douleur dans ma tête s’intensifiait insidieusement.

Un hurlement atroce et son écho nous fîmes sursauter. Glacés d’horreur par ce qu’on venait d’entendre, nos regards se tournèrent vers le point d’eau. De cette masse informe sortait des macchabées, les uns après les autres. Le corps gonflé d’eau, leurs peaux avaient pris des couleurs froides. Pour une raison qui m’échappait, un phénomène proche de la saponification leur donnait une apparence flasque. Certains d’entre eux avaient des uniformes de marins, de pirates, et parfois même de simples voyageurs. Leur état déplorable m’inspirait un dégoût tel que j’en frissonnai.

Lucéard : « Ce sont des noyés-revenus ! »

Ce fut le signal pour Léonce et moi de dégainer nos armes.

Léonce : « Comment ça se fait que tu connaisses toujours les noms de ces trucs ? »

Lucéard : « Le maître m’a donné un avant-goût de ce que je pourrais rencontrer ici… Pas qu’ici, d’ailleurs. »

Un cri rauque l’empêcha de surenchérir. Une créature bondit d’on-ne-sait-où et se mêla à l’armée de cadavres. Celle-ci faisait cependant plus de deux fois notre taille, et au moins dix fois notre poids. Des algues et toute sorte de crasse marine recouvrait son corps d’ogre. Il agitait une ancre de bateau au bout d’une chaîne qu’il tenait des deux mains. Ce qu’il avait sur la tête ressemblait à un chapeau tricorne. Son visage rongé par la moisissure se tournait vers nous.

Léonce : « E-euh. Et lui ? C’est quoi son petit nom ? »

Affaibli, sans que je ne sache pourquoi, je répondais douloureusement à Léonce.

Lucéard : « Aucune idée… Mais il ne me dit rien qui vaille… »

Intimidé par le volume de cet adversaire, on se figeait sur place. Nous n’étions même pas à mi-chemin, et l’imposant groupe qui nous barrait la route ne nous laissait que peu de chances de les contourner.

Léonce : « Bon, c’est reparti ! »

Léonce commençait déjà à s’avancer, prenant pour cible le noyé-revenu le plus proche.

Quant à moi, une effroyable sensation engourdit tout mon corps.

Lucéard : « L-léonce… ! »

Je n’arrivais soudainement plus à articuler. Je sentais mes forces me quitter lentement. Dans la panique, je ne cherchais qu’à crier à l’aide, mais je n’en avais déjà plus l’énergie. Lui se retrouvait encerclé face à des adversaires bien plus nombreux, et bien plus robustes que les précédents.

Lucéard : « Attends-moi… Léonce… Je… »

Je titubais, tendant la main vers mon ami qui frappait déjà ses adversaires. Je me sentais si mal que plus rien ne me vint en tête.

Lucéard : « Lé… once… »

Sans qu’il n’ait pu entendre cette ultime tentative, il finit par se retourner, alerté par son intuition.

Le prince blafard tentait d’avancer, le regard presque vide. Mon garde du corps comprit immédiatement ce qui était en train de se passer, mais il était déjà trop tard.

Le sol argileux se déroba sous mes pieds, comme si l’accumulation de crasse n’avait formé qu’une fragile pellicule.

Je tombais dans le vide, et fut en quelques instants englouti par les ténèbres dans le plus froid des silences.



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