Nefolwyrth
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Chapitre 40 – La grande leçon d’Absenoldeb
Chapitre 39 – Ce qu’on est pas prêt à abandonner Menu Chapitre 41 – Le plus précieux des trésors

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Hors de portée de toute lumière, je gisais sur un sol de tourbe, embourbé dans cette matière froide et visqueuse. Trempé et gelé, je ne savais même plus si mes yeux étaient encore ouverts. Malgré tous mes efforts, le mal en moi avait fini par m’ôter toute lucidité.

Il y avait pourtant quelqu’un devant moi. D’un pénible mouvement, je relevai la nuque pour l’apercevoir. Il se confondait avec la noirceur de cet endroit. Je n’avais jamais vu cette chose, mais je la reconnaissais aussitôt.

Lucéard : « Abse…noldeb… »

Privé de toute force, je peinais même à respirer. Les sentiments néfastes qu’il avait fait éclore en moi me paralysaient.

Absenoldeb : « Lucéard. »

Cette voix pleine d’affliction me rappelait immédiatement tout ce qui avait été enfoui dans ma mémoire.

Je sentais mon corps se lever, jusqu’à être debout, en apesanteur.

Il était à quelques centimètres de moi, mais je ne pouvais toujours pas distinguer les traits de son visage. On aurait dit un simple humain, légèrement plus grand que moi. La seule chose que je pouvais identifier était l’éclat jaune dans son œil. À cette distance, je pouvais lire dans cette lumière unique des choses si atroces qu’elles auraient pu me rendre fou. Je ne pouvais pas détourner le regard, ni même cligner des yeux.

Il murmura à mon oreille, comme s’il pouvait ainsi m’insuffler tout le malheur qui faisait trembler sa voix.

Absenoldeb : « Pourquoi ne comprends-tu toujours pas… ? J’ai essayé de te mettre en garde. »

S’attristait-il, d’un ton lent et compatissant.

Absenoldeb : « Depuis la dernière fois, tu as connu le rejet, la peur de mourir, la peur de voir les autres mourir, la crainte de réaliser qu’ils mourront un jour. Et pourtant, pour pallier à cette terreur, tu as tout fait pour t’entourer encore plus, comme si cela pouvait te sauver. »

Son ressenti se faisait mien, sans que je ne puisse y résister. Il me forçait à avoir la même vision que lui.

Absenoldeb : « C’est pourtant ce qui causera ta perte. C’est à cause de ces plaisirs fugaces que tu finiras par ressentir le plus terrible des sentiments. »

Même privé de ma propre volonté, quelque chose d’inflexible en moi m’empêchait de m’abandonner à son point de vue.

Lucéard : « Ne… Reviens pas là-dessus… Ellébore avait entièrement raison. Tout ce qu’elle a dit ce jour-là… Ne me force pas à le répéter. »

Le chagrin insoutenable d’Absenoldeb devenait de plus en plus profond. Il était en train de considérer quelque chose qui semblait le faire souffrir.

Absenoldeb : « Elle a envenimé ton esprit… Elle qui sera une des premières à t’abandonner… Je suis le seul à savoir tout ce que tu endures… Si tu ne souffrais pas en permanence, je n’aurais pas autant de puissance. Je ne serais pas là. Je ne cherche qu’à t’apaiser. »

Sans même pouvoir les voir, je sentais que murs et plafonds apparaissaient autour de moi. J’avais l’étrange certitude de me trouver dans une habitation. Le noir était pourtant toujours complet.

Absenoldeb : « Je ne vois pas d’autres solutions. Pour que tu comprennes enfin ce qui t’attend dans l’avenir, je vais te le montrer. Même si je dois encore te faire souffrir pour que tu acceptes la réalité, je ferai en sorte que ça soit la dernière fois, et que tu puisses enfin être libéré de ce mal. »

Il montrait quelques réticences à aboutir à une telle conclusion, néanmoins, une fois sa décision prise, son œil s’éloigna lentement de moi jusqu’à se confondre avec les ténèbres.

Le sol se dessina sous mes pieds, c’était un corridor. Toujours confus par cette effroyable entrevue, je regardais tout autour de moi.

J’en étais à présent certain : j’étais au palais de Lucécie.

Les lumières au mur étaient factices, et sans qu’elles ne luisent réellement, je pouvais apercevoir distinctement l’endroit où je me trouvais.

Le silence et la pénombre terrifiante qui définissaient cet univers nourrissaient une atmosphère que jamais rien de réel ne connaîtrait.

Ce n’était pas les murs entre lesquels j’avais grandi, ce n’était qu’une imitation terne et dérangeante de ce palais.

Les couloirs n’avaient pas la bonne longueur. Certaines décorations qui avaient été enlevées ou déplacées se trouvaient encore le long des murs. Parfois même, les meubles qui les avaient remplacés se superposaient avec eux. Ces visions incohérentes me donnaient la nausée.

Comme si la malédiction de Haven Gleymt avait frappé le palais, tout y était irrationnellement morne et creux.

J’entendais encore le sanglot d’Absenoldeb parcourir les murs.

Absenoldeb : « Sais-tu où nous sommes ? »

Incapable de répondre, je continuais de me perdre dans l’horreur que m’inspirait cet endroit.

Absenoldeb : « C’est l’endroit le mieux bâti de ta mémoire, l’endroit qui t’es le plus précieux. Tout ici est né des souvenirs qui se sont gravés en toi. Et c’est dans ce palais que tu réaliseras que tout ceux qui t’entourent finiront inéluctablement par te détruire. »

Je peinais à comprendre ce qu’il comptait m’infliger. Une voix dissonante se fit entendre derrière moi.

TaLwIn : « LuCéArd ! RaMèNe NoJùCéNiE ! oN vA fAiRe le PlUs gRanD pOrTrAiT dE fAmIlLe qU’oN a jAmAiS fAiT ! »

Le visage de mon cousin, ainsi que le timbre de sa voix, s’étaient précisés à mesure qu’il se rapprochait. Mon esprit essayait sans cesse de le reformer, se rapprochant lentement de ce à quoi il ressemblait réellement.

Dans la seconde d’après, il n’était plus là. J’étais seul dans ce même couloir face à la porte grande ouverte de la chambre de ma sœur. Je me tenais debout, toujours immobile, sans oser entrer. Je voyais déjà tout ce qui se trouvait à l’intérieur.

Je voyais les jouets de notre enfance, tout comme les derniers bibelots qu’elle avait accumulés sur ses meubles. Toutes ces époques révolues s’empilaient au même endroit, fusionnant parfois, se juxtaposant souvent, dans une vue d’ensemble effroyable. Ce qui aurait dû être de bons souvenirs n’était plus qu’un infâme mélange incohérent, effroyable. Le seul son que je pouvais entendre était un désagréable bourdonnement dans ma tête. Tout ici me perturbait à m’en donner des vertiges.

Il y avait une silhouette assise sur le lit, dos à moi. Mon corps se mit à tressaillir.

Lucéard : « Je t’en prie… Arrête… »

Je savais d’avance que je ne pouvais pas échapper à ce qu’il voulait me montrer. Sans la moindre force en moi, je ne pouvais qu’instantanément sombrer dans le désespoir.

Absenoldeb : « Ça n’a pas encore commencé. Si tu endures ça jusqu’au bout, tu seras libéré, je te le promets. »

Il y avait quelque chose de puéril dans ses mots, ce qui suffisait à me déconcerter.

La silhouette se leva. Je reconnaissais à présent ses vêtements. Il suffisait que mon esprit s’égare un instant pour que sa tenue change. Elle se tourna vers moi, lentement, puis instantanément.

NoJùCéNiE : « Lucé… ? »

L’expression sur son visage était la même que lorsque je l’avais vue pour la dernière fois. Quelques instants avant qu’elle ne me quitte à jamais. Et pourtant, l’intonation de sa voix ne collait pas avec l’humeur que suggérait ses traits. Cette contradiction troublante exaltait ma confusion.

NoJùcéNie : « Tu voulais me demander quelque chose… ? »

J’étais transi de peur, et ne pouvais ni répondre ni bouger d’un millimètre.

Derrière elle, je vis des bras sortir des murs, sans un son. Ils étaient longs et rachitiques et se terminaient en des doigts crochus, inégaux. Une créature plus sombre encore que ce monde apparaissait progressivement, sans que le souvenir de ma sœur ne le remarque derrière elle.

Ce silence cruel donnait l’impression que cette horreur était encore moins réelle que tout le reste. Ce n’était qu’un mirage, qui ne dégageait ni présence, ni aucune intention. Son corps difforme et asymétrique se dressait au-dessus de celui de ma sœur. Je ne parvenais pas à hurler ma terreur, aussi grande fut-elle.

Nojucénie : « Oh ! Mais oui ! C’est l’heure de faire le portrait tous ensemble ! Laisse-moi quelques secondes pour me préparer, tu n’as qu’à m’attendre devant la porte ! »

Celle-ci se ferma aussitôt après ses mots. Et bien trop vite, elle s’ouvrit de nouveau.

Lucéard : « A-AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!! »

J’avais enfin pu extérioriser cette peur panique qui s’était amoncelée en moi. Une peur panique comme je n’en avais jamais connu. Ce qui s’était passé dans cette chambre était au-delà de ce que j’aurais pu comprendre.

Des taches d’un rouge bien trop criard s’étendaient jusque devant mes pieds. La créature était encore dans la pièce, immobile. Face à cette vision répugnante, je trouvais enfin la force de courir à toutes jambes, haletant.

Je descendais les marches inégales aussi vite que je le pouvais. Les escaliers me menèrent directement à la salle de réception.

Il y avait plus de lumière ici qu’à n’importe quel autre endroit. Sans pouvoir y échapper, je m’y retrouvais moi aussi. Toute ma famille y était rassemblée. Mais pas seulement. Il y avait aussi des personnes que j’avais rencontrées ces derniers mois, celles avec qui j’avais établi un lien véritable.

Lucéard : « Pourquoi… ? »

Au milieu de ces silhouettes, qui devenaient de plus en plus nettes, deux d’entre elles m’apparurent si clairement qu’elles m’apaisèrent. Il s’agissait de Léonce, qui se tourna vers moi pour m’interpeller, et d’Ellébore.

Ce sourire radieux que je n’étais plus sûr de revoir un jour était juste là. Elle me faisait signe de la main, affectueusement.

Parmi les invités, j’en remarquai un à l’écart, qui avait choisi de s’isoler dans la pénombre. Son œil gauche se tourna vers moi. L’anneau jaune qui me dévisageait semblait obscurcir tout autour de lui.

Absenoldeb : « Encore un effort. Il ne faut plus que tu résistes. Tu sais comment tout va se terminer. Mais pour cela, il faut que tu regardes jusqu’au bout. »

-2-

Sortant de toutes les parois de cette pièce, les mêmes aberrations que celle de tout à l’heure se dévoilèrent lentement. Certains avaient une jambe bien plus courte que l’autre, d’autres un bras bien plus long que le reste des membres. Que ce soit le torse ou le cou, ces choses n’avaient pas de proportions rationnelles.

Contrairement à tout à l’heure, les invités s’aperçurent de leur présence.

Kana : « Qu-qu’est-ce que c’est que ça ? »

Devant cette horreur difforme, ma cousine restait pétrifiée. La créature cauchemardesque souleva lentement son bras, articulé de manière incohérente. Je pouvais voir la terreur dans les yeux de Kana tandis qu’elle les levait pour apercevoir les griffes désordonnées de ce monstre.

Lucéard : « Ne fais pas ça… Je t’en prie… »

Ce sanglot impuissant ne pouvait rien changer au supplice qu’il comptait m’infliger.

Absenoldeb : « Pas encore. Tu n’es pas encore prêt à abandonner cette conviction qui a empoisonné ton cœur. »

Lucéard : « …Abandonner… ? »

Le monstre lacéra ma cousine d’un seul coup, sans un son. Je voyais son corps choir comme j’en avais déjà vu avant. Ses yeux se vidèrent de leur lumière tandis qu’une mare de sang s’étendait autour d’elle.

Lucéard : « …! »

Ce que je venais de voir aurait pu briser mon esprit. Dès cet instant, je n’étais plus vraiment moi-même, et au prochain choc, je n’allais plus jamais l’être.

Le démon semblait lui aussi éploré de voir ça, et préféra disparaître.

Absenoldeb : « Tu le sais, pourtant. Ça ne pouvait pas finir autrement… »

Au milieu des cris de terreur, les monstres passèrent à l’offensive.

Parvenant à peine à détourner les yeux de Kana, je me retrouvais spectateur de la même scène. Griffes vers le plafond, l’horreur innommable bloquait le chemin à Dilys. Les jambes de celle-ci s’étaient figées en comprenant qu’elle ne pourrait pas fuir.

Je me laissais glisser jusqu’au sol, mon âme ne demandait plus qu’à s’échapper, mais même assis, je ne pouvais qu’assister à ce massacre, sans pouvoir détourner le regard.

Ellébore : « Je ne te laisserai pas lui faire de mal ! »

Mon amie s’était interposée, désarmée, fixant la créature d’un air résolu.

Je m’aperçus alors que beaucoup des invités ne fuyaient pas, mais luttaient. J’imaginais Ellébore, à l’instar de bien d’autres, courageuse au point que mon subconscient soit certain qu’elle ferait face à une telle menace. Mais même si la voir ainsi m’attendrissait, je savais que ce monde ne lui laissait aucun espoir.

Lucéard : « Ellébore… Non… »

Elle fut la prochaine à être lacérée. Ce spectacle insoutenable me rappela ce jour où ma propre lame l’avait pourfendue.

Au milieu de la cohue, des cris d’horreur, et de l’agitation infernale, Ellébore était couchée sur le ventre. Sur ce sol vidé de ses couleurs s’étendaient ses longs cheveux d’or.

Lucéard : « … »

Alors que les ténèbres s’infiltraient de toute part dans mon esprit, j’aperçus la jeune fille bouger, ce qui me permit de me ressaisir un instant. Ce n’était qu’un court sursis avant que la démence ait raison de moi.

Elle rampa jusqu’à moi, difficilement. Il me semblait revoir ce visage plein de peur et d’incrédulité qu’elle m’avait montré dans le temple d’Absenoldeb.

Ellébore : « Je n’ai pas trouvé de moyen… »

Elle ralentissait progressivement, à quelques centimètres de moi.

Ellébore : « Je n’en ai jamais trouvé… »

Je continuais de la fixer sans un mot, terrorisé.

Elle finit par relever la tête et je pus nettement apercevoir son visage.

Ellébore : « Mais je sais que toi, Lucéard, tu en trouveras un… »

Dans la douceur de cette dernière phrase, je crus revoir tous les sourires qu’elle m’avait fait jusqu’à aujourd’hui.

Je tendais machinalement la main vers elle, comme pour me rattraper à quelque chose, mais je ne parvins qu’à effleurer la sienne, avant que ses forces ne l’abandonnent à jamais.

La jeune fille sans vie se laissait reposer au sol, et fermait lentement les yeux, indéfiniment.

Pendant une fraction de seconde, ma mémoire avait pu recréer la délicate chaleur de ses mains. Cette sensation se propagea dans tout mon corps. Les larmes me montèrent aux yeux.

Je soulevais son corps inanimé, et le serrait contre moi. Ce n’était qu’un fragment de cette illusion, mais à ce moment-là, elle était la dernière chose qui me raccrochait à la réalité. Je trouvais enfin la force de fondre en larmes, resserrant mon étreinte contre mon amie.

Lucéard : « Ellébore… ! »

Je me cramponnai à elle pour ne pas la laisser partir. Atterré par cette scène dont il s’était lui-même fait spectateur, Absenoldeb me la retira, la faisant lentement disparaître comme si elle n’avait jamais existé.

Absenoldeb : « Qu’est-ce que tu fais… ? Ce n’est pas ça… Tu n’y es toujours pas… »

Il ne restait plus rien de la demoiselle entre mes bras, mais je continuais inlassablement de pleurer.

Lucéard : « …C’est toi qui n’y es pas… ! Plus tu les fais mourir devant moi, et plus profondément je veux les revoir ! »

La mémoire des miens ne me poussait pas à abonder en son sens.

Mais le démon n’avait plus d’autre choix que de continuer, il savait que je n’étais plus loin de céder.

Aenor trébucha, et se retrouva par terre, à côté de moi. Sa jambe s’était faite trancher, et la douleur l’empêchait de se relever.

Lucéard : « Aenor… »

La fillette plissait les yeux, serrait les dents jusqu’à en saigner.

La créature marchait de manière irrégulière, tant ses longues jambes filiformes rendaient ses mouvements pénibles.

La princesse se tourna vers moi. Je lus dans ses yeux la même terreur qui se reflétait dans les miens. Ce n’était plus qu’une enfant terrorisée, et pourtant, c’était bel et bien l’esprit de ma cousine qui semblait l’animer.

Aenor : « Qu’est-ce que tu regardes… ? Il faut que tu fuies… ! Ne t’occupe pas de nous… ! »

Mon corps refusait de répondre, mais la fillette s’était rendue compte que j’aurais voulu faire obstacle à l’abomination.

Aenor : « Arrête, Lucéard… ! »

En état de choc, la voix d’Aenor tremblait.

Aenor : « Tu ne peux pas gagner contre eux… Mais si tu pars maintenant, tu pourras t’en sortir… Je t’en supplie… ! »

Lucéard : « …Non…! »

Malgré mes efforts, je ne bougeais pas d’un centimètre.

Lucéard : « Que ce soit la réalité, ou une illusion, peu importe. Je ne peux plus vous laisser mourir… ! »

Le monstre noir planta sa griffe dans le sol. Aenor avait réussi à rouler pour l’esquiver, mais ce n’était qu’un court répit. La frustration douloureuse accentuait la grimace sur mon visage.

Lucéard : « Je veux les sauver… »

Tandis que la bête abattait à nouveau son bras affreusement long, j’entendis un cri de terreur et réussit à détourner le regard.

J’entendis le bruit infâme de la chair se faisant empaler. Le bourdonnement dans ma tête brouillait totalement mon esprit.

Lucéard : « Haha… »

Presque malgré moi, je me mis à rire. Plutôt qu’être hystérique, je riais lentement, sans parvenir à m’arrêter, tout en fixant mes pieds, au milieu de ce chaos. Si je ne lâchais pas prise, j’allais sombrer, j’en étais convaincu. Je ressentais dans chaque parcelle de ce palais le soulagement d’Absenoldeb à l’idée de me voir renoncer progressivement.

Pour m’assurer que plus rien ne pouvait m’atteindre, je me tournais vers l’endroit où était Aenor il y a quelques secondes.

Elle était toujours là, au sol, inconsciente. La patte de cette aberration ne l’avait pas atteinte.

J’écarquillai les yeux en grand.

Les griffes acérées de cette horreur avaient perforé le cœur de Léonce.

Léonce : « Qu’est-ce que tu fous… ? »

Du coin de l’œil, il me regardait d’un air sévère.

Léonce : « Ce que tu viens de dire à l’instant, c’était du vent ?! Tu crois que c’est comme ça que tu vas sauver qui que ce soit ?! »

Sur ces mots, il utilisa le hachoir qu’il avait à présent en main, et trancha le bras de son ennemi.

Les sensations de ce corps engourdi qui était le mien revinrent peu à peu en l’écoutant.

Une quantité anormale de sang coulait jusqu’aux pieds de mon ami. Il restait encore debout quelques instants.

Léonce : « Je sais très bien… Que tu peux faire beaucoup mieux que ça… ! »

Sur ces derniers mots, il s’écroula dans un dernier souffle.

Lucéard : « Léonce… ? »

Je m’étais arrêté de rire, comme de pleurer. La vive douleur de le voir ainsi me rendit quelque peu de ma lucidité.

Il est en train de se battre…

Cette révélation me rendit la lueur qui avait quitté mon regard.

En ce moment même, il affronte tout seul les monstres de l’épreuve… Peut-être qu’il m’a retrouvé, et qu’il est en train de me protéger de leurs attaques…

Lucéard : « Je dois… ! »

Absenoldeb ne cachait pas son désarroi.

Absenoldeb : « Qu’ils partent en un battement de cil, ou qu’ils s’éloignent lentement jusqu’à disparaître, la douleur sera la même. Et même si tu y assistes, tout comme aujourd’hui, tu ne pourras qu’être spectateur. Si tu n’es plus prêt à revivre pareille horreur, tu n’as pas d’autre choix qu’embrasser la solitude. »

Ensorcelé par ses mots, toute la volonté que je m’étais construite dans ce cauchemar s’évanouissait aussitôt. Comme possédé, je me tournais vers la prochaine tragédie.

Brynn défendait sa fratrie avec un zèle tout particulier, mais il suffit d’un mouvement de la créature d’Absenoldeb pour qu’il ne meure sous les yeux des siens. Dilys tomba sur les genoux, désespérée, cherchant à ranimer son frère. Hélas, pour elle comme pour lui, tout était fini. Les griffes de la bête achevèrent la jeune fille, et Ceilio, comme Eira, ne purent que se résigner à leur sort.

Lucéard : « … »

J’assistais à la mort de tous les enfants Vespère, les uns après les autres. Chacune de ces images se gravaient en moi, et me vidaient progressivement de mon humanité.

Je voyais mes tantes et oncles mourir à leur tour. La noblesse du comté. Tous ces visages familiers, les uns après les autres. Je le savais au plus profond de mon être : quand je serai la dernière personne dans cette salle, je disparaîtrai à mon tour.

Mon regard se tournait inlassablement dans la bonne direction, comme si j’étais au plus près de chaque meurtre, du point de vue qui me faisait le plus souffrir. Je pouvais imaginer sur le visage des miens le désespoir qui précédait leur trépas.

-3-

Je me sentais lentement fondre dans la pénombre. Bientôt, la dernière lueur qu’il resterait de moi serait celle dans mon œil gauche.

Absenoldeb : « Enfin… »

Plutôt que d’être satisfait, le démon donnait l’impression que ses propres souffrances allaient elles aussi s’évanouir avec moi.

Au milieu de la pile de cadavres qui continuait de s’accumuler, je crus reconnaître celui de Kynel.

Ce charnier de rouge et d’indifférence se faisait l’autel de ma fin, mon dernier paysage. La pestilence de la douleur de la perte s’immisçait dans chaque parcelle de mon être.

Lucéard : « Je… Je… »

Les ténèbres grimpaient le long de ma nuque. Mes sens s’engouffraient dans la torpeur. Ma vue diminuait.

Quand tout disparut, je me retrouvais seul dans le noir. J’attendais de m’évaporer, l’envie de lutter m’avait quitté.

Il n’y avait plus rien.

Une main se posa sur mon crâne.

Et la lumière revint. J’étais encore dans la salle de réception. Les monstres étaient désormais plus nombreux que les survivants qui continuaient de lutter en vain, sans pouvoir fuir.

Je sentais qu’on frottait délicatement mes cheveux. C’était une sensation si lointaine que je peinais à l’identifier. Je l’avais pourtant déjà ressentie. Ces douces frictions me réchauffaient le cœur. C’étaient là mes plus vieux souvenirs.

???: « Tu as été très courageux, mon chéri. Je suis si fière de toi. »

Cette voix douce et féminine me ramenait si loin dans mon passé que mes yeux en devinrent humides.

Lucéard : « …Mère ? »

Au comble du désespoir, je levais les yeux.

Elle était là, au-dessus de moi, vaillante comme je l’imaginais, comme toute ma famille le disait. Elle fixait toutes ces créatures, l’air confiant. Puis baissa les yeux pour me sourire.

Llynel : « Tu n’as jamais été seul, crois-moi. Et tu ne le seras jamais, mon fils. Je serai toujours là pour te protéger. »

Je pleurais à chaudes larmes. Elle était là, comme si elle ne m’avait jamais quitté. Plus réelle encore que tout dans ce monde, sa présence illuminait la pièce.

Absenoldeb : « Comment… ? Qu’est-ce que ça signifie… ?! »

Elle me montra un sourire rempli d’amour.

Une harpe dorée apparut à côté d’elle. D’un regard déterminé, elle prit pour cible toutes les abominations de ce cauchemar.

Llynel : « Orchestra… Lamina Eius. »

Ce murmure plein de vigueur fut immédiatement suivi par une caresse mélodieuse sur les cordes de son instrument.

Jaillirent ainsi une centaine de lames de lumière de l’instrument. Les profondes ténèbres de la pièce furent immédiatement balayées par l’éblouissante force de cette attaque. Toutes les aberrations d’Absenoldeb furent détruites en quelques secondes, avant que le calme ne revienne.

Ce sort… ?

Llynel : « Je te laisse la suite, mon ange. Je suis sûre que tout se passera pour le mieux… Tu es mon fils, après tout. »

Avec son air espiègle que je croyais lui avoir oublié, elle se mit à rire délicatement.

Cette vision apaisante se brouilla. Quelque chose de rapide et confus se produisit sous mes yeux, et dans l’instant d’après, elle avait disparu. Et les monstres, eux, étaient revenus.

Absenoldeb : « …Que s’est-il passé… ? »

Cette intrusion avait réussi à ébranler le démon. Profitant de cette occasion, je trouvais la force de me relever.

Lucéard : « …Mère… ! »

Absenoldeb : « …Encore un peu de patience… »

Cette créature néfaste essayait de me rassurer, autant qu’il se rassurait lui-même.

Absenoldeb : « Il n’en reste qu’une poignée. Quand le dernier sera mort, tu seras libéré de toutes ces souffrances ! »

L’endeuillé semblait lui-même en proie à une douleur insoutenable.

Mon corps ne pouvait pas bouger davantage. Une de ces horreurs difformes s’approchait de moi.

Illiam : « Personne ne touchera à mon fils. »

Mon père apparut sous mes yeux, et planta une dague dans le corps affreux de ce monstre. Son regard bienveillant croisa le mien. Il semblait prêt à me dire autre chose. Néanmoins, mon corps et mon esprit s’engourdirent.

Lucéard : « … »

L’emprise insidieuse d’Absenoldeb me vidait à nouveau de tout ce qui m’avait maintenu conscient, tout ce qui m’avait permis de lutter.

Absenoldeb : « Encore un peu… Nous y sommes… »

Trois des bêtes accoururent droit sur mon père, et le lacérèrent sans ménagement. J’étais aux premières loges de ce carnage.

Quand ce qui restait de lui tomba au sol, je ne voyais dans la salle de réception plus la moindre âme qui vive. Il n’y avait plus que des cadavres en charpie au milieu d’un bain de sang.

Absenoldeb : « Plus que deux… »

J’entendis derrière moi qu’on soulevait le corps inconscient d’Aenor.

Lucéard : « … »

Je me retournais lentement, craignant d’arriver au dénouement de la leçon que m’inculquait le démon.

Je me rendis compte en voyant le visage de celle qui portait ma cousine sur son dos qu’il y avait encore une autre mort à laquelle je n’avais pas assisté.

Eilwen : « Nous devons partir, Lucéard ! »

Mon cœur, que je croyais s’être arrêté à jamais, venait de bondir contre ma poitrine. L’héritière des Nefolwyrth était à mes côtés. Malgré ses blessures, elle était en vie, et regardait avec mélancolie en direction de ce qui restait de sa pauvre sœur.

Ce n’était que le produit de mes souvenirs, mais ce qu’il y avait dans son regard, je l’avais vu dans d’autres yeux. Plutôt que de renoncer à l’espoir de jours meilleurs, ma cousine était capable de fixer Deryn avec une fureur de vivre que je n’avais pas réussi à trouver quand j’étais dans sa situation. Et c’est ce qui se dégageait de ses yeux qui fit ressurgir le dernier fragment de mémoire qu’il me manquait. Cette réminiscence me rendit la raison.

Lucéard : « Eil…wen… »

Mon corps tremblait tout entier. Des efforts surhumains ne m’avaient pas permis de bouger jusque là, mais cette fois-ci, c’était ma dernière chance. Mon salut dépendait de la vie d’Eilwen.

Une créature à la mâchoire disproportionnée s’approchait de nous à un rythme irrégulier. Elle montrait l’intention de dévorer ma cousine sous mes yeux, et fit ressortir ses crocs acérés.

Lucéard : « Aaaah !!! »

Même si je ne portais pas mon fourreau, je fis comme s’il y avait un cimeterre à dégainer, et ce mouvement gravé dans la mémoire de mon corps fit apparaître Caresse au bout de mon bras.

Mes jambes ne répondaient hélas toujours pas, peu importe à quel point je forçais.

Le monstre bondit sur Eilwen, dévoilant les miasmes qui pullulaient dans sa gueule.

Eilwen : « J’aurais aimé faire plus… Je suis désolée, Deryn, Lucéard… »

Une larme coula le long de sa joue, puis chut jusque sur ce sol terne et froid. Ce fut le temps qu’il fallut pour que la créature de ténèbres ne se retrouve décapitée.

Lucéard : « AAAAAAAH !!! »

Enchaînant furieusement les coups, je tranchais tous ses membres jusqu’à complète annihilation.

Je pointai ensuite ma précieuse lame en direction des autres monstres.

Lucéard : « C’en est trop, Absenoldeb !! »

Eilwen me dévisageait, abasourdie.

Absenoldeb : « Lucéard, pourquoi… ? »

J’attrapai ma cousine par le bras, et l’entraînai, elle et la princesse sur son dos, avec moi hors de cette pièce.

Le corridor était infiniment long et sombre, mais nous courrions tous les deux.

Absenoldeb : « Je peux lire tout ce que tu ressens, Lucéard. Tes sentiments, je les partage tous, je les subis comme toi. Nous souhaitons la même chose tous les deux. »

Cette illusion décousue perdait de sa tangibilité. Le tapis central du couloir ondulait, et tout s’y distordait, accompagnant la douleur et l’incompréhension de son créateur.

On arriva tous les trois dans le grand hall. La double-porte massive de l’entrée était close, et au milieu de la pièce se trouvait notre dernier obstacle : Absenoldeb l’endeuillé.

-4-

Absenoldeb : « Il ne reste plus qu’elles, et tout sera enfin fini… Tu sais très bien que je ne fais ça que pour toi. Pour que tu puisses être libéré du malheur. »

Lucéard : « …Tu mens… »

Le chagrin dans ma voix était bien plus authentique que le sien.

Absenoldeb : « … »

Sans pouvoir apercevoir son visage, je ressentais néanmoins le mal que lui avait fait mes mots.

Lucéard : « Peut-être que comme tu le dis, tu ressens vraiment tout ce que je ressens. Mais malgré ça… Tu ne comprends pas. Tu ne comprends rien à mes sentiments. Tu ne cherches pas à les comprendre, et tu oses prétendre vouloir mon bien ?! »

Absenoldeb : « Mais c’est le cas. »

Je puisais un peu de force dans le regard chaleureux que me lançait Eilwen.

Lucéard : « Je me souviens de tout… Absenoldeb. Tu nous as empêché de sauver Eilwen ! »

Absenoldeb : « Ce n’était qu’une vaine entreprise. Une chimère. Comment un simple orbe aurait pu la sauver ? Tu te condamnais à perdre espoir, et la vacuité de tes efforts aurait été un supplice pour toi. Tu te portais bien mieux en ayant tout oublié. »

Lucéard : « Pour Ellébore et pour moi, cet orbe représentait bien plus que ça. Quitte à ce que ça ne marche pas, on aurait persévéré, encore, et encore. »

Absenoldeb : « Persévéré… ? Nous n’aurions fait qu’endurer cet amer sentiment d’impuissance pour l’éternité. »

Lucéard : « Tu as tout faux. On ne saura jamais ce qu’il en était par ta faute. Parce que tu as préféré utiliser ce prétexte pour me contrôler, plutôt que nous donner une chance de la guérir. Et après avoir agi ainsi, de quel droit me montres-tu cette Eilwen en parfaite santé ? Aimante et téméraire comme elle l’a toujours été ?! »

Eilwen m’observait, peinée, comme si elle savait bien mieux que lui ce qui me tourmentait.

Absenoldeb : « Elle est le fruit de tes propres souvenirs. Et tant que tu n’y renonceras pas, ces souvenirs seront toujours une torture pour toi. Et cela vaut pour tous ceux que tu connais. »

Lucéard : « …Renoncer à ces souvenirs ? Tu veux que je les oublie… ? »

Je fixais sa silhouette indistincte, le sourire forcé.

Lucéard : « Ce n’est pas porter un deuil que de nier l’existence d’un défunt. Ce n’est pas non plus aimer que d’oublier ceux qui nous aiment et nous ont aimé. Tu te présentes comme Absenoldeb l’endeuillé, mais tu ne l’es pas du tout. Tu n’es qu’un démon de la solitude, et tu n’agis nullement par amour, seulement par égoïsme. Qu’est-ce qu’un monstre comme toi peut savoir du poids que je porte ? Tu n’as jamais cherché qu’à alléger ton propre fardeau, quitte à sacrifier les autres. C’est bien pratique de t’isoler et de tirer un trait sur tout ce qui va de travers. Mais si tu pouvais ressentir autre chose que mes sentiments négatifs, tu comprendrais ce qui est le mieux pour moi. »

Les murs du palais se fissuraient de toute part.

Absenoldeb : « Je ne comprends que trop bien. Tout ce qui te cause du tort, tout ce qui te blesse, tout ce qui te peine, tout ce qui te détruit vient de ceux qui t’entourent. Mais tu peux t’affranchir d’eux ! Tu peux mener une vie entière, loin, sans jamais plus avoir à te soucier d’autrui. »

Lucéard : « Je sais bien, oui. C’est ce que j’ai fait pendant longtemps. »

Je me calmais provisoirement. D’une certaine façon, ce qui se terrait au fond de moi ne m’avait jamais inspiré que de la pitié. Ses mots ne parvenaient plus à pénétrer mon esprit.

Lucéard : « Tu es le seul à t’être immiscé en moi de force, à avoir tenté de manipuler mes émotions, ma vie. Mais tu as échoué. »

Je lui lançai un regard perçant.

Lucéard : « Tous les autres. Tous ceux que tu veux me voir abandonner. Ils ont bel et bien le pouvoir de me faire souffrir, de me tourmenter, et même de me détruire. Mais ce pouvoir n’appartient qu’à ceux à qui je l’ai confié. Retiens bien la leçon, cette fois-ci : en les laissant entrer dans mon cœur, j’ai consenti à leur donner un tel pouvoir sur moi, et tu ne me feras pas changer d’avis. »

Ce vestige de ma mémoire s’effondrait dans le silence, lentement.

Absenoldeb : « …Tu acceptes de souffrir pour certaines personnes… ? Mais pourquoi… ? »

Eilwen et Aenor commençaient toutes les deux à disparaître. Ma cousine Nefolwyrth me montrait un maigre sourire.

Eilwen : « Mission accomplie… ! À très bientôt, Lucéard. »

Ces mots n’étaient que des produits de mon subconscient. Mais cette promesse de la revoir prochainement ne me laissait pas indifférent. La chaleur revenait dans mon corps.

Après leur disparition, il ne restait plus que le démon, moi, et la porte qui me séparait de la réalité. Ce dernier obstacle semblait s’affaiblir toujours plus.

Absenoldeb : « Il n’est pas trop tard… Lucéard… »

De cette nuit sans horizon naissait des lumières éparses. J’entendais même une voix. Je sentais que quelque chose se faisait traîner.

???: « …Lucéard… ? »

Un écho lointain m’interpellait.

Je me concentrais sur ces visions qu’Absenoldeb ne parvenait plus à me cacher.

J’étais adossé à la roche, proche de l’entrée de la neuvième épreuve.

Lucéard : « Qu’est-ce que je fais ici… ? J’avais pourtant chuté… »

Je me souvenais de tout, et je compris aussitôt ce qui se passait en face de mes yeux clos.

Je pouvais entendre le fracas du fer, des cris d’outre-monde, et une voix…

Léonce : « Aaah ! »

Mon ami était toujours debout au milieu de ses adversaires.

Lucéard : « Léonce ! »

Il était couvert de boue, et peinait à respirer. Malgré son endurance, il était à bout.

J’ignore combien de temps j’ai passé dans cette illusion, mais vu le nombre de noyés-revenus vaincus autour de lui, il a dû lutter sans relâche pendant peut-être une heure entière.

Léonce : « Aaaah ! »

Cela faisait longtemps qu’il avait perdu son arme de service. Il luttait avec un sabre rouillé qu’il brisait en quelques coups. Les armes les plus robustes qu’il pouvait récupérer finissaient par s’enfoncer dans la chair gonflée de ses adversaires et ne pouvaient plus être délogées.

Il lui fallait tant d’acharnement pour en vaincre un seul que je réalisais la prouesse qu’il avait accomplie en en tuant trente, tout en survivant aux assauts des autres.

Mais où trouve-t-il toute cette force ?

Je me perdais dans ces images projetées dans mon subconscient. Le géant des mers ne lui laissait pas non plus de répit, et faisait tourner l’ancre massive au bout de sa chaîne comme s’il s’agissait d’un fléau d’armes.

Je lus dans les mouvements de Léonce qu’il s’était habitué à esquiver ses coups. Le moindre d’entre eux aurait pu lui être fatal, mais jamais il ne parvenait à le toucher. Mieux encore, il se servait des attaques du monstre principal pour tuer plus facilement les ennemis qui le dominaient en nombre. Il s’exposait à une mort instantanée pour pouvoir prendre l’ascendant sur le combat.

Impressionné par la performance héroïque de mon ami, je tardais à réaliser à quel point sa situation était désespérée.

Sa prouesse était d’autant plus tragique qu’il ne gagnerait jamais. Les revenants des fonds-marins étaient toujours une centaine autour de lui, et la créature qui se démarquait d’eux ne craignait nullement les assauts de Léonce.

J’étais prêt à reconnaître que le mental du garçon était sans limite, mais son corps, lui, aurait dû céder il y a déjà quelques minutes. Même un miracle ne lui permettrait pas de survivre à cet affrontement.

Lucéard : « Laisse-moi passer. »

J’étais à la fois assis dans la boue face à cette bataille, et à la fois debout dans l’obscurité, à fixer Absenoldeb.

Je ne voyais toujours que cette effroyable lueur aux nuances d’or.

Malgré la sévérité de mon regard, il ne bougeait pas. Je savais d’instinct qu’il était le seul à pouvoir ouvrir les portes. Son influence sur moi ne me permettrait jamais de sortir d’ici.

-5-

Léonce chut au sol une nouvelle fois. Son sang se mêlait à la vase. Ce n’était visiblement pas la première fois qu’il se retrouvait au tapis. Mais, même si ce fut de justesse, il réussit à se sortir de ce mauvais pas, plus difficilement que la fois d’avant. Je pouvais ressentir sa fatigue. Il était exténué. Il luttait seul dans la pénombre, sans être sûr de revoir un jour ses compagnons, ni même la lumière du jour.

Lucéard : « Vite ! Laisse-moi passer ! Il faut que j’aille aider Léonce ! »

Mon cri se perdit dans le vide. J’étais certain qu’il avait écouté, mais il ne répondit, ni ne réagit. Le démon continuait de me dévisager.

Mon garde du corps repoussait encore une fois ses limites. Tranchait, et tranchait encore, quitte à ce que les aberrations se relèvent.

Quand certains des noyés-revenus se détournèrent de lui pour aller dans ma direction, il réalisa enfin ma présence.

Léonce : « …Lucéard… ? …Mais qu’est-ce qu’il- »

Le garçon s’interrompit en constatant le danger imminent qui me menaçait. De plus, autre chose semblait avoir attiré son attention.

L’immondice accélérait en se rapprochant de moi, lame vers le ciel.

Lucéard : « Mais qu’est-ce que tu fais enfin… ? Laisse-moi passer ! »

Malgré la situation, Absenoldeb gardait son calme. Il savait ce qui s’était passé pendant que j’étais inconscient. Et il en déduisait ce qui allait se produire.

Des pas rapides se firent entendre, filant à toute vitesse sur la boue sans même s’y enfoncer. Une silhouette familière apparut dans mon champ de vision.

Ellébore : « Certainement pas ! »

Mon amie se jeta épaule en avant contre le monstre qui s’étala au sol avec elle.

Elle-même couverte de boue et épuisée, la jeune fille n’était pas avare d’effort pour autant, et tentait de subtiliser l’arme de cette abomination.

Léonce : « Ellébore ?! »

Léonce l’avait vu accourir avant moi, et fut le premier à réagir. Nous voir tous les deux en vie étira le long de ses lèvres le plus grand sourire qu’il ait jamais fait.

Ses deux amis étaient en vie, et son combat avait encore un sens. Cette simple conclusion lui conféra une énergie qu’il ne soupçonnait plus avoir au fond de lui.

Léonce : « Me faites plus jamais une peur pareille ! »

La voix vibrante d’émotion, le combattant frappait avec assez de hargne pour lacérer ses ennemis jusqu’à les décourager de se ranimer.

Après avoir achevé son adversaire de quelques coups de pieds, Ellébore se releva, en sueur, et m’observa du coin de l’œil, comme pour s’assurer que j’allais bien.

La voir ainsi, haletante, mais le regard si lumineux… Je ne pouvais que me dire qu’elle avait la grande classe.

Lucéard : « Ellébore… Tu es en vie… »

La demoiselle avait tenu sa parole, et bien que le démon l’avait pressenti, me voir me réjouir ainsi le contrariait.

Absenoldeb : « … »

Lucéard : « Allez… Laisse-moi me battre à leurs côtés… »

Avec plus de douceur que les fois d’avant, je m’adressais à cette créature cauchemardesque, qui ne daignait répondre.

Ellébore : « Désolée de t’avoir inquiété, Léonce ! »

Lui cria-t-elle. Elle remarquait à son tour qu’il n’y avait pas d’issue victorieuse pour nous dans un tel combat.

Ellébore : « Nous devons partir ! J’ai retrouvé Lucéard, et il est inconscient. Mais si tu peux le porter sur tes épaules, on a une chance de fuir ! »

Il n’y avait pas réellement de fuite possible par l’endroit d’où nous venions. Néanmoins, notre ennemi principal ne pouvait pas nous suivre dans l’un des étroits couloirs. Hélas…

Léonce : « Je ne vois pas comment je pourrais leur fausser compagnie ! »

En effet, le jeune homme était le centre de l’attention, et une tentative de repli trop brusque pouvait signer son arrêt de mort.

Ellébore réfléchissait aussitôt à une autre solution. L’idée d’attirer l’attention sur elle fut la première chose à laquelle elle pensa. Cependant, quelques zombies l’avaient déjà repéré, et si elle tentait de les contourner, elle prenait le risque qu’ils ne s’en prennent à moi.

Surprise par l’accélération d’une de ces choses, Ellébore se retrouva poussée au sol. Avant qu’il ne puisse croquer dans sa chair, elle lui empoigna le crâne d’une main pour le repousser.

Ellébore : « Non… ! Non ! »

D’une voix faible et étouffée, la jeune fille se rendit compte qu’il avait le dessus sur elle. L’autre créature qui s’approchait semblait me dévisager de son seul œil, et commença à s’avancer vers moi.

Ellébore : Pas comme ça… Pas encore… Ça ne peut pas se terminer comme ça… !

Après tout ce qu’elle avait fait pour survivre, ses jours se retrouvaient menacés par un simple mort-vivant. Sa force musculaire ne lui permettait pas de tenir plus longtemps, il lui fallait trouver une solution. Et dans un souvenir de la veille, elle y parvint.

Ellébore : Mais oui… Tout comme le crabe d’hier, ce monstre marin doit avoir une faiblesse magique !

La jeune fille produisit de ses deux bras de faibles étincelles dorées. C’était assez pour s’électriser elle-même, mais aussi pour repousser le monstre.

Ellébore : Cette terre est pleine de sels minéraux, et leur corps conduisent parfaitement l’électricité !

Elle finit par envoyer un coup de pied à pleine puissance qui lui permit de dévisser les vertèbres cervicales du macchabée.

Elle se releva ensuite d’un bond, et fit couler de l’eau sur ses propres mains, comme pour les laver.

Ellébore : L’eau que je produis est dépourvue de minéraux. Mais même si je me lave de la boue que j’ai sur les bras, attaquer avec de l’électricité me fait trop mal…

La demoiselle avait déjà beaucoup pris sur elle. Si ça n’avait pas été dans le feu de l’action, elle n’aurait jamais osé toucher ces corps boursouflés, dont la texture lui avait rappelé le savon qu’elle utilisait pour se laver.

Le noyé-revenu qui m’avait choisi comme proie était près à me bondir dessus. Ellébore n’eut pas d’autre alternative que d’agir aussitôt.

Ellébore : « Bats les pattes ! »

Après avoir accéléré à la force de ses jambes, elle tira son bras en arrière, poing fermé, et le projeta contre le crâne décharné de son adversaire.

Elle réussit à activer son pouvoir électrique au dernier instant, et non seulement limita les dégâts qu’elle s’infligeait, mais l’onde de choc créée rompit la nuque de son adversaire.

Ellébore : « G-génial… ! »

Elle fixait sa main avec satisfaction.

En constatant que cinq autres ennemis avaient été alertés par ses cris, la demoiselle fit face.

Ellébore : « Lucéard, je t’en prie… Reviens-nous… ! »

Ce murmure m’était évidemment destiné, et même si elle l’ignorait, il m’était parvenu.

Lucéard : « Absenoldeb ! »

Hurlai-je au milieu du néant.

Lucéard : « Pourquoi ne me laisses-tu pas partir ?! Si je ne fais rien… Si je ne fais rien, ils mourront tous les deux ! »

Absenoldeb : « … »

Inflexible, je n’avais plus la sensation de communiquer avec lui. Peut-être s’était-il fait une raison, et ne voyait plus d’intérêt de dialoguer avec moi. Son but à lui n’avait toujours pas changé. Il voulait que je vive exilé de toute autre vie.

Lucéard : « Allez ! Si on attend encore, il sera trop tard ! »

Frustré de ne pas pouvoir m’extirper de ce cauchemar lucide, je haussais le ton.

Lucéard : « Tu vas vraiment rester là sans rien faire… ? Tu vas les regarder mourir avec moi… ? Tu as l’occasion de me prouver que tu as un cœur, Absenoldeb ! Si tu ressens vraiment ce que je ressens, alors toi aussi tu dois vouloir les aider, non… ?! »

Absenoldeb : « … »

Je sentis les ténèbres se dissiper. Nous étions tous les deux face à face, au milieu d’étoiles éclatantes et nébuleuses. Je sentis au fond de moi que j’allais faire la chose la plus Nefolwyrth de ma vie.

Lucéard : « …Et si nous passions un pacte, toi et moi ? »

Mon insolence sans limite à l’égard de cette entité ne semblait pas la faire réagir.

Lucéard : « Je sais très bien qu’il ne faut pas pactiser avec un démon, je ne suis pas si bête. Ce que je te propose, c’est un pacte avec un prince. »

Même si mes propos étaient saugrenus, mon ton était solennel. Je devais écourter le plus possible ces négociations.

Absenoldeb : « … »

Léonce criait toujours, comme si la force de sa voix lui permettait de trancher plus efficacement les noyés-revenus. Ellébore enchaînait difficilement les coups. Ses deux poings saignaient, et son corps me parut paralysé. De plus en plus de créatures se tournaient pourtant dans sa direction.

Lucéard : « Quoi qu’il arrive, je sortirai d’ici vivant, tu le sais ? Tu comptes me donner les moyens de fuir une fois que mes amis seront morts, je l’ai bien compris. Mais vois-tu, si tu me laisses partir, je te jure que je te ferai connaître l’enfer que tu m’as fait subir. Si tu peux lire en moi, si tu peux connaître mon avenir, tu peux deviner que je trouverai un moyen de t’extraire de mon corps, et te détruire à jamais pour que tu ne pervertisses plus jamais qui que ce soit. »

Absenoldeb : « … »

Ces mots dépourvus de haine ne suffirent pas à le persuader.

Lucéard : « Mais on peut s’éviter ça, je pense. »

Confiant, j’osais enfin affronter l’œil de mon parasite.

Mes amis luttaient, et luttaient toujours, accumulant douleur et fatigue, sans jamais renoncer à moi.

Lucéard : « Même si tu acceptes de me libérer, je ne pourrais rien faire pour eux… »

Sur cette concession, je lui tendis la main.

Lucéard : « Mais à nous deux, nous pouvons les sauver ! »

Absenoldeb : « … »

Toujours hermétique à mes méthodes humaines, la créature sombre ne me laissait aucun moyen de m’assurer que j’allais dans la bonne direction.

Lucéard : « Prouve-moi que tu veux réellement mon bien. Prouve-moi que tu abhorres vraiment la douleur de la perte et du manque. Prouve-moi que mes sentiments t’animent et que nos volontés concordent, et je serais en mesure de croire que je peux me fier à toi. »

La vision de Léonce devint trouble, il posa un genou au sol. Malgré tous ses efforts, il était toujours incapable de compter le nombre d’adversaire qui lui restait. L’imposante horreur derrière lui faisait trembler le sol à chacun de ses pas. Il préparait son ancre à une attaque qu’il savait être la dernière.

Lucéard : « Aussi longtemps que nous avons le même objectif, tu peux utiliser mon corps comme il te plaira, Absenoldeb. Et si c’est le cas… Si toi aussi tu as assez enduré de malheur dans ce palais factice, si tu n’es plus près à supporter de perdre quelqu’un, si tu ne veux pas subir la même tristesse insondable que moi, si tu jures de sauver mes amis… Alors… »

Le regard larmoyant, je fis un pas vers lui.

Lucéard : « Prête-moi ta force, Absenoldeb !! »

Absenoldeb : « … »

Toujours sans un mot, il me fixait. Il testait mon regard. Il mettait à l’épreuve mes sentiments. Et après quelques secondes, toujours sans répondre, il se décala sur le côté, sans un son. Et les portes s’ouvrirent.

-6-

Ellébore : « Aagh ! »

La jeune détective était sur le dos et venait de se défaire de deux adversaires après avoir tout donné. Elle se rendit compte que se relever lui était presque impossible.

Pourtant, elle entendit derrière elle que quelqu’un d’autre en était à présent capable. Elle se retourna et se hissa sur un coude pour m’apercevoir, soulagée.

Ellébore : « Lucéard, tu- »

Après avoir attiré l’attention de Léonce, qui était directement au-dessous du monstre géant, Ellébore s’interrompit en réalisant que ce n’était probablement pas moi.

Une aura sombre entourait mon corps. La tête baissée, mes yeux étaient légèrement cachés sous mes cheveux et ne lui apparurent pas. Néanmoins, elle reconnut en un frisson d’horreur la lueur jaune démoniaque qui se trouvait dans mon regard. Un sourire large et torve l’accompagnait.

À bout de nerfs, mes amis ne surent pas s’il fallait se réjouir de me voir ou non.

Ma main droite se levait devant moi lentement, pouce contre majeur. Je révélais ce visage démoniaque.

Et mes lèvres se déliaient enfin.

Lucéard : « ORCHESTRA… ANGUEM IRIDIS ! »

D’un claquement de doigt, des rubans pareils au ciel constellée de l’illusion fusèrent dans toutes les directions dans un vacarme infernal. Des centaines d’anguem semblaient émaner de derrière mon dos. Ce feu d’artifice étoilé prit pour cible toute l’armée des morts, ainsi que l’ogre des mers qui se trouvait au centre.

Les sorts s’abattirent au sol, impitoyables, massacrant grossièrement tout ce qui était sur leur passage. Le plus imposant de nos ennemis se retrouva lacéré de toute part, et vit une de ses jambes se faire trancher, le mettant à son tour à genoux.

À la fin de ce massacre, il n’y avait plus qu’une poignée de survivants, dont mes amis, qui étaient ébahis par ce à quoi ils venaient d’assister.

Ma main était toujours levée devant moi, mon pouce s’y dressait fièrement.

Lucéard : « …Je vous laisse… …la suite… ! »

Sur ces mots difficilement prononcés je me laissais à nouveau glisser contre le mur.

Bien qu’elle n’en était pas entièrement convaincue, Ellébore attribua ces paroles au prince de Lucécie, et se releva précipitamment. Elle n’avait plus d’adversaire, mais l’empressement de se rendre auprès de moi lui avait donné assez de force pour se tenir debout.

La jeune fille couverte de boue et de vase s’assit à mes côtés, et constata que je n’étais pas encore inconscient. Le regard brumeux, je la dévisageais paisiblement.

Lucéard : « …Tu es vraiment revenue… …Et tu m’as encore sauvé la vie… ! …Je suis si heureux de te voir… Ellébore… »

Mon amie avait elle aussi eu sa dose d’émotion forte pour la journée, et me répondit avec douceur, et un fond d’inquiétude causée par ce qui ressemblait aux propos d’un mourant.

Ellébore : « Je suis heureuse aussi. C’est fini maintenant. Nous allons tous les trois rentrer à Port-Vespère dès demain. Tu peux te reposer un peu. »

Ma main se levait lentement, portée par mes toutes dernières forces. Je tendais faiblement le bras vers elle. Ellébore clignait des yeux, ne sachant pas comment réagir.

Lucéard : « Je t’ai perdue deux fois aujourd’hui… »

Mes paupières se fermaient d’elles-même, sans que je ne puisse plus lutter.

Lucéard : « Je ne veux plus jamais… …te perdre… »

Mon amie effleurait mes doigts du bout des siens lorsque mon bras retomba contre mon corps. Ce fut ma dernière sensation avant le noir complet.

Je laissais Ellébore seule, prise au dépourvu par ce que je venais de dire.

Après quelques secondes d’incompréhension, elle se mit à rougir abondamment.



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