Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 114 – Rencontre sur la route
Dans le petit théâtre du Cirque Rice…
Si quelque chose lui semblait familier, un Voyant n’avait aucun mal à s’en souvenir. Klein remonta ses lunettes à monture dorée sur son nez, se pencha en arrière et murmura quelque chose presque silencieusement.
Puis il ferma les yeux et fit mine de se reposer une dizaine de secondes. En réalité, il avait fait appel à la Méditation et était entré en état de rêve pour se remémorer.
C’était une pièce plutôt sombre éclairée par une unique bougie vacillante posée sur la table basse. Tout autour étaient assis des gens vêtus de robes noires à capuche, la moitié du visage dissimulée sous un masque de fer.
Massant délibérément sa glabelle, le jeune homme rouvrit les yeux et reporta son attention sur le spectacle.
Il avait interprété la révélation et compris pourquoi tout cela lui semblait familier. Ce qu’il avait vu en rêve, c’était une réunion de Transcendants organisée par le vieil Œil de Sagesse.
Il y avait là un Apothicaire au visage poupin qui se plaisait à jouer de sarcasme en guise d’avertissement. Bien qu’il fût évident que c’était un homme au grand cœur, il donnait aux autres l’impression qu’il méritait une correction.
Serait-ce cet Apothicaire ? Je ne crois pas. Quand aurait-il appris à apprivoiser les bêtes ? D’après les archives confidentielles des Faucons de Nuit, un Apothicaire, contrairement à ceux qui suivent la voie du Voyant, n’a pas de Vision Spirituelle qui lui permettrait de distinguer avec précision les couleurs émotionnelles. Par contre, ils sont plutôt bons pour ce qui est de la teinte des auras… Se dit Klein, dont la dissipation progressive n’affectait pas son appréciation de ce qui se passait sur scène.
Dans sa Vision Spirituelle, en effet, les couleurs émotionnelles de l’ours noir, du tigre et du babouin à poils frisés étaient instables. Si la provocation atteignait un certain degré, ils étaient susceptibles d’exploser à tout moment. Indirectement, cela confirmait que le joufflu qui venait de parler ne causait aucun problème. Apparemment, il pouvait lire dans les pensées des animaux et cerner leurs impulsions.
Suite à ces avertissements et quoi que le visage du dresseur se fut assombri sous l’effet de la colère, il se comportait avec plus de douceur et de prudence. Le numéro s’acheva sans incident.
Suivit ensuite un sketch à la fois simple et comique, après quoi ce fut le tour du magicien.
Vêtu d’un smoking, celui-ci portait un nœud papillon de même couleur ainsi qu’un haut de forme. À peine était-il sur scène qu’il se mit à cracher du feu, ce qui provoqua les applaudissements et acclamations du public.
Ce tour est très simple… Pensa Klein, qui, pour être doté d’une excellente vue et avoir regardé pas mal de cours de magie, en avait compris l’essentiel d’un simple coup d’œil.
Le magicien exécuta ensuite le classique numéro d’évasion, le lâcher de colombes depuis son chapeau, l’extraction de fleurs, des tours de cartes et ainsi de suite. Klein, qui pensait pouvoir facilement observer ce que cachait chacun de ces tours fut surpris de constater qu’à un moment donné, il n’y parvenait plus, son attention étant détournée là où le magicien voulait qu’elle soit afin que les détails essentiels lui échappent.
Il est évident qu’il n’a aucun pouvoir Transcendant. Cela dit, il parvient à me tromper grâce à ses techniques d’illusionniste. La clé réside dans le fait de capter l’attention… La seconde règle du magicien serait-elle de détourner pleinement l’attention de la cible afin d’obtenir l’effet désiré ?
Le jeune homme spéculait sans savoir si sa supposition était la bonne. Pour le savoir, il allait devoir « jouer le jeu ».
Lorsque le numéro du magicien prit fin, le public ne ménagea pas ses applaudissements chaleureux et ses acclamations. L’atmosphère avait atteint son apogée cet après-midi-là.
Hé hé ! Troisième règle : le magicien a besoin des applaudissements du public , se dit Klein, à la fois en plaisantant et en tentant de deviner.
Quinze heures venaient de passer lorsqu’il remonta le col de sa redingote noire à double boutonnage et quitta le petit théâtre. Il n’essaya pas d’entrer en contact avec cet homme joufflu qu’il soupçonnait d’être un Apothicaire et qu’il n’avait reconnu que par un moyen secret. S’il tentait brusquement de le solliciter, cela pourrait entraîner des réactions extrêmes.
Il prit une voiture à deux étages occupée par quelques passagers pour retourner rue Minsk et comme à son habitude, s’installa en bas, près de la fenêtre.
Le véhicule se mit en route. De temps à autres, il s’arrêtait et Klein, qui, les yeux à demi-fermés, se remémorait l’inspiration qu’il venait d’avoir, sentit soudain son cœur palpiter. Sobre et rationnel, il eut la réaction de quelqu’un qui aurait été victime d’une intrusion dans son rêve ou d’une tentative de canalisation de son esprit.
C’était évident : il n’était plus dans le monde réel !
Fort de son expérience, il fit l’indifférent et regarda autour de lui. Le monsieur en smoking et haut de forme à sa gauche feuilletait toujours son journal. Deux enfants se faisaient réprimander par une femme en robe bleu pâle, contrariée de les voir désobéir et semer le trouble. À côté d’elle, des gens grignotaient du pain ou buvaient du thé qu’ils avaient emporté… Rien n’avait changé.
Mais lorsque Klein activa sa Vision Spirituelle, il constata que ces passagers n’émettaient aucune aura ni couleur émotionnelle correspondante !
Ils n’ont pas de Corps d’Éther !
Ils sont clairement en train de parler, de manger et de lire, mais il n’y a pas en eux le moindre signe de vie !
Est-ce une illusion ou sont-ils morts subitement et se meuvent-ils simplement selon l’inertie de leur vie ? Le jeune homme tenta de garder son calme et regarda par la fenêtre passer les voitures et les piétons. Comme tous les après-midis.
Eux non plus n’ont pas de couleurs d’aura…
Alors que la calèche roulait relativement lentement, il devint de plus en plus sérieux. Il ne comprenait pas ce qui venait de se passer.
Baissant les yeux, Klein s’examina et constata qu’à la différence des gens qui l’entouraient, il émanait de lui un clair éclat d’énergie spirituelle.
Soudain, il entendit un rugissement de colère qui ne semblait pas provenir d’un être humain !
Il leva les yeux et vit dans la rue un grand chien noir dont les crocs blancs et pointus étaient tachés de sang et de rouille. C’était l’énorme chien-Diable qui avait commis ces crimes odieux!
Très vite, il prit l’apparence d’un grand diable aux ailes de chauve-souris avec, sur la tête, des cornes de chèvre ornées de motifs mystérieux. Il leva les yeux vers le ciel et prononça dans la langue des diables : “Corruption !”
Presque au même moment, Klein eut la certitude qu’il était réel en observant les couleurs de son aura, de ses émotions et le puissant éclat spirituel qui émanait de lui.
Suite aux hurlements de l’énorme Diable, quelques piétons irréels explosèrent en une brume noire qui envahit son champ de vision.
Malgré cela, le jeune homme put vaguement apercevoir autour de lui les couleurs des auras de “vraies personnes”. Elles utilisaient des pouvoirs Transcendants, reconnaissables à l’éclat de leur énergie spirituelle.
Que se passe-t-il ? Les gens ordinaires sont illusoires mais les Transcendants bien réels… Les Faucons de Nuit et les Punisseurs Mandatés ont-ils trouvé le chien-Diable et créé, à l’aide d’un Artefact Scellé, un environnement de combat qui ne perturbe pas la réalité ? Un artefact qui ne ciblerait que les Transcendants et n’aurait aucun effet sur les gens normaux ? Moi qui passais là par hasard, j’aurais eu la malchance d’être pris dedans ?
L’esprit de Klein s’emballait.
Quelle grotesque calamité… soupira-t-il sous l’effet de l’émotion. Soudain, il entendit un hurlement à vous glacer le sang suivi d’un un grand cri.
Le gaz noir qui masquait son champ de vision de dissipa brusquement et le gigantesque chien démoniaque s’effondra lourdement sur le sol, coupé en deux. Toute la lumière convergeait vers quelque chose, comme si une lune claire et pure brillait sur l’environnement sombre.
Le Diable se remit à rugir avec ténacité et explosa brusquement. Utilisant son âme et sa chair comme un carburant, il produisit des flammes bleues et rouges qui s’élevèrent vers le ciel.
Cependant, arrivées à une certaine hauteur, celles-ci perdirent tout leur éclat et furent absorbées par l’objet brillant et resplendissant semblable à la lune.
Puis celui-ci disparut totalement. Il ne restait plus rien de l’immense chien-Diable.
Quelle puissance… Soupira Klein. Brusquement, une pensée lui traversa l’esprit : ces officiels risquaient-ils de s’apercevoir qu’un Transcendant sauvage était présent dans la voiture ?
Son cœur se serra et son cuir chevelu s’engourdit. Il prit une figurine de papier et d’une secousse, la transforma en une réplique de lui-même sans aura ni couleurs émotionnelles.
Puis, aidé du sort de substitution, il se cacha dans “l’ombre” de la figurine.
C’est alors qu’il entendit un léger grognement de l’autre côté de la rue, un grognement plein de colère et d’indignation.
Qui cela peut-il bien être ? Ça ne semble pas provenir d’un Transcendant officiel…
Quoique perplexe, Klein ne se risqua pas à dissiper son double et à sortir la tête pour regarder.
Suite à cela, des yeux balayèrent les personnes présentes sans s’arrêter sur aucune d’elle.
Lorsque tout se fut estompé, Klein s’aperçut que l’espace vide autour de lui s’était fissuré et brisé comme du verre.
Une sensation de réalité l’envahit alors et il comprit et qu’il était de retour dans le monde réel.
Il fit disparaître son double et se rassit. Dans la voiture, les passagers s’adonnaient à leurs occupations respectives : lire, manger et gronder les enfants. Rien n’avait changé si ce n’est qu’ils avaient retrouvé leur aura et leurs couleurs émotionnelles.
De plus, le véhicule avait parcouru une bonne distance.
Il semblerait que dans cet environnement de combat spécial, le temps et l’espace soient synchronisés avec la réalité. Si la bataille s’était prolongée, la voiture aurait quitté la zone d’influence en me laissant là-bas. Seul là-bas… J’aurais bien évidemment été exposé…
Heureusement que nous sommes à Backlund, Capitale des Capitales et Terre de l’Espoir. Il y a ici des Transcendants de Haute Séquence appartenant aux trois principales Églises… pensa Klein, en proie à un sentiment de peur persistant.
Au départ, il pensait que même s’ils avaient verrouillé leur cible, il faudrait plusieurs jours aux Faucons de Nuit, Punisseurs Mandatés et autres forces pour trouver le Diable. Il partait du principe que le chien n’avait pas quitté Backlund, ce qui pour lui était une certitude car s’il l’avait fait, le chien serait sorti du cadre du rituel et son évolution aurait échoué. Pour ce Diable qui luttait à la limite de sa soif de sang, cela aurait eu pour effet immédiat de lui faire perdre le contrôle.
Qui aurait pu penser qu’en une nuit et une matinée, le chien démoniaque puisse être localisé, exécuté et purifié !
Terrifiant ! C’est Backlund… Le vrai pouvoir des trois Églises ! Un Transcendant de Séquence 6 sur le point d’évoluer, à peine exposé et qui n’avait laissé derrière lui qu’une infime trace a été retrouvé et tué en un rien de temps… Un Diable qui pouvait pourtant pressentir le danger ! Il semblerait qu’un Artefact Scellé ait parfaitement restreint cela… Je vais devoir redoubler de prudence ! Se dit Klein avec le sentiment d’avoir appris une grande leçon.
C’est alors qu’il se souvint de l’étrange grognement qu’il avait entendu quelques minutes plus tôt.
Il semblerait que ce soit le compagnon de ce gigantesque chien. Son maître ? Il n’a toujours n’a pas été retrouvé. C’est peut-être lui qui a orchestré l’explosion finale de ce Diable… Il est bien sûr possible qu’il appartienne à une organisation secrète mécontente des Transcendants officiels…
Klein regarda alors par la fenêtre du côté opposé et ne vit que des passants. D’apparence ordinaire, ils portaient des manteaux de tweed, des semi hauts de forme ou encore des jupes longues aux couleurs vives. Il aurait été incapable de dire si quelque chose clochait chez ces gens.