Nefolwyrth
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Chapitre 17 – Le fracas de leurs déterminations
Chapitre 16 – Le temple de la solitude Menu Chapitre 18 – Par tous les moyens

-1-

Les premiers rayons du jour passaient à travers branches et feuillages, et faisaient scintiller la rosée du matin. Tout n’était qu’ordre et beauté. Dans le murmure apaisant de la forêt, la brise était fraîche, et la vue éblouissante.

Cet univers dont les merveilles échappaient à tout regard prenait fut souillé aussitôt qu’apparut sur l’herbe un corps haletant, couvert de boue, qui continuait de ramper en grognant.

Les oiseaux s’arrêtèrent de chanter en apercevant un nouveau venu, dont la blancheur de sa longue chevelure semblait se détacher de la pureté de ce monde. Il était si imposant que même le vent se tut. Le jeune garçon à ses pieds releva la tête.

Lucéard : « Vous…avez vu ? J’ai réussi… ! »

Cela faisait déjà un mois que j’étais revenu d’Absenoldeb, tout cela était déjà bien loin pour moi.

Heraldos : « Je veux bien te croire, mais j’étais occupé autre part. »

Lucéard : « Oh. Bon. L’important c’est que je l’ai fait, j’imagine. »

Heraldos : « C’est ça. Si le fruit de tes efforts devait être récompensé par la satisfaction des autres, tu lutterais en vain toute ta vie. »

Lucéard : « Vous pourriez quand même essayer de vous intéresser à mes résultats, c’est un peu tout ce que vous avez à faire en tant que maître. »

Je reçus mon treizième coup de bâton du jour.

Heraldos : « Tu as malgré tout mérité un bon bain. »

Lucéard : « Je sais ce que vous pensez, mais je trouve qu’il commence à faire vraiment trop froid pour s’entraîner dans le lac… »

Heraldos : « Non, je parle bien de te faire tout propre, Lucéard. »

Je me relevais, couvert de branchages. Je ne dissimulais pas mon étonnement.

Lucéard : « Mais le soleil vient à peine de se lever ? L’entraînement est déjà fini ? »

La surprise se mua en enthousiasme. J’avais beau me faire de faux-espoirs chaque jour, cette fois-ci, j’avais la sensation qu’il ne me cachait rien.

Heraldos : « Oui, c’est fini. Allez, l’eau froide fait le plus grand des biens. »

Lucéard : « L’eau chaude aussi… »

Quelques minutes plus tard, je sortis du lac avec une bosse en plus. Je grelottais.

Heraldos : « Habille-toi maintenant, nous avons de la visite. Enfin, je ne pense pas qu’elle soit venue pour moi. »

J’étais malgré tout perplexe.

Lucéard : « Je n’arrive pas à déceler vos mensonges, mais j’ai du mal à croire que tout ça ne soit pas l’un de vos pièges. »

J’entendis à présent des bruits de pas. Il y avait bien quelqu’un. Je ne reconnaissais pas sa tenue, mais les longs cheveux qui se balançaient énergiquement derrière elle ne pouvaient qu’appartenir à…

Lucéard : « Ellébore ! »

Son visage s’illumina en m’apercevant, et ses yeux s’ouvrirent en grand au même rythme que son sourire ne se redressait. J’avais l’impression que les souvenirs que je partageais avec elle appartenaient à une vie antérieure. Cela ne faisait pourtant pas plus d’un mois. Elle s’approcha de moi pour m’inspecter.

Ellébore : « Oh, Lucéard, tu m’as rudement manqué ! Tu as l’air d’être… En bon état… Un peu pâle quand même. »

Je souris pour la rassurer. Je n’avais pas l’impression d’être en mauvaise santé, bien que dernièrement, mon moral n’était pas au plus haut.

Lucéard : « J’ai eu tout plein d’occasions de mourir ce mois-ci, mais je suis là, et je vais bien. Je suis content de te revoir aussi. Tu m’as… Un peu manqué. »

J’étais un peu gêné de le reconnaître, et j’enchaînai aussi vite que je ne pus par la question la plus logique.

Lucéard : « Qu’est-ce qui t’amène ici ? »

Ellébore : « J’ai un message de la part de ton père. Il m’a dit de te prévenir que la famille Nefolwyrth venait passer quelques jours à Lucécie. »

L’atmosphère s’alourdit sensiblement. Je n’avais pas revu la famille de ma mère depuis la tragédie d’il y a quelques mois.

Lucéard : « Ah… »

Je ne me réjouissais pas, et lançai un regard au maître.

Son visage était impassible, comme il fallait s’y attendre.

Heraldos : « Va, Lucéard, je n’ai plus rien à t’apprendre… »

Je haussai les sourcils.

Lucéard : « Vraiment ? »

Heraldos : « …pour cette semaine. »

Je soupirai un grand coup.

Lucéard : « Bon, il était temps que l’on ramène ces chevaux à Lucécie. »

Ce fut au tour d’Ellébore de soupirer.

Ellébore : « Et dire que je viens tout juste d’arriver… »

-2-

J’acceptai finalement de me promener en compagnie d’Ellébore avant de reprendre la route. Elle préférait toujours camper que repartir tout de suite, et j’étais pour ma part anxieux à l’idée de rentrer de toute façon.

J’espère que le maître ne se sentira pas trop seul.

Couché sur mon lit d’une nuit, je regardais les étoiles. Il faisait déjà trop froid pour que je laisse dépasser une autre partie de mon corps que ma tête. Ellébore s’amusait à raviver notre feu de camp avec ses doigts.

Lucéard : « Tes pouvoirs magiques sont vraiment pratiques. »

Elle gloussa.

Ellébore : « Ça me fait bizarre d’entendre ça. Je n’arrive vraiment pas à me considérer comme une magicienne, même après un mois. Ce n’est pas comme si je pouvais faire des choses impressionnantes avec mon mana. Et puis, les mages sont censés ressentir plus de choses que les autres, et ce n’est pas mon cas non plus… »

Lucéard : « Impressionnant ou pas, tu peux allumer des feux de camp, et c’est tout ce qu’il nous fallait ce soir. »

Elle ne semblait pas très enthousiasmée par ma raillerie.

Ellébore : « Youpi… »

Lucéard : « Je plaisante, tu ne devrais pas te formaliser. Tu vas probablement devenir plus forte avec le temps, à force de l’utiliser. Si tu t’entraînes, même en ne produisant que des flammèches, tu finiras par faire quelque chose qui t’impressionnera. »

Ellébore : « Je…ne sais pas trop. Tu penses que c’est aussi simple ? Qu’est-ce qui te dit que je finirai par m’améliorer ? »

Lucéard : « Rien, tu vas peut-être rester comme ça toute ta vie. »

La demoiselle gonflait les joues.

Lucéard : « Mais si tu n’essayes pas, tu n’en auras jamais le cœur net. Parce qu’après tout, le seul cas où tu es sûre de ne pas progresser, c’est celui où tu acceptes que ça restera toujours ainsi. »

Elle esquissa une moitié de sourire, constatant que je cherchais à la rassurer.

Ellébore : « Peut-être que ça marche comme ça pour toi. Mais en ce qui me concerne, j’ai du mal à faire les choses comme il faut… J’ai peur de ne pas être très douée. »

Quelque peu embarrassée par ce sujet, sa voix faiblissait légèrement.

Lucéard : « C’est dommage de penser comme ça. Si tu te persuades qu’il y a des choses dont tu es incapable, tu vas finir par te donner raison toi-même. »

Ellébore : « Toi, Lucéard, tu penses que tu peux tout faire ? »

Sans une once de moquerie, la détective m’interrogeait. C’était un sujet qui lui tenait à cœur.

Lucéard : « C’est ridicule de penser ça. Mais paradoxalement, c’est une bonne façon de se donner les moyens de réussir, à mon avis. »

Elle semblait perplexe.

Ellébore : « Tu crois que je me limite moi-même ? Je n’en ai pas l’impression pourtant. »

Lucéard : « Bah, il faut dire que j’ai le droit aux sermons du maître tous les jours, je deviens peut-être un peu catégorique sur certains sujets. Mais c’est vrai que je pense que simplement considérer qu’on est capable de progresser peut très bien faire la différence. »

Ellébore : « Je vois… »

Il y avait manifestement des choses que j’ignorais d’Ellébore, et bien qu’elle semblait complexée, je pouvais difficilement m’inquiéter pour elle.

Lucéard : « Tu es du genre à tout donner, alors il n’y a pas à s’en faire pour toi. Je suis sûr que si tu t’y consacres un tant soit peu, tu vas dénicher un pouvoir magique qui va te bluffer. »

Ellébore : « Tu le penses vraiment ? »

Lucéard : « On n’a passé qu’une semaine ensemble, mais j’en ai assez vu pour savoir que tu es un bourreau d’effort. Je n’ai aucun doute à ce sujet. »

La demoiselle se relevait, et s’enroulait dans ses draps en silence, tout sourire.

Ellébore : « C’est gentil, merci ! »

Elle regardait le ciel étoilé.

Ellébore : « Oui, j’ai bien envie de savoir l’étendue de mes pouvoirs. Je me demande si j’ai une affinité particulière pour quelque chose, ça serait fantastique ! »

Lucéard : « Quel type de magie t’intéresserait ? »

Elle poussa un rire machiavélique, qui sonnait hélas plus mignon qu’elle ne le voulait.

Ellébore : « J’aimerai être une mage des ténèbres démoniaques ! Avec des flammes, un peu comme Semion ! »

Je restai sans voix.

Lucéard : « Je ne m’attendais pas à ça… »

Ellébore : « En réalité, si ça existe, j’aimerai bien faire de l’alchimie pâtissière. Tu imagines transformer du pain rassis en brioche ? Ce serait vraiment approprié pour moi comme pouvoir ! »

Je la fixais, impassible.

Ellébore : « Ne fais pas cette tête, c’est pour rire. Honnêtement, il n’y a pas de magie qui m’intéresse plus qu’une autre. Je pense même que je préférerai pouvoir utiliser un peu de tout. »

Lucéard : « Hm, je vois. »

Après un silence vaguement gênant, la jeune fille reprit.

Ellébore : « Le temps qu’on a passé ensemble est vraiment inoubliable, mais j’étais un peu mal à l’aise quand on s’est retrouvés. Peut-être parce que nous avons été séparés un mois alors que mon séjour avec toi était bien plus court. Je ne sais pas si tu l’as ressenti comme moi. »

Lucéard : « Je crois, oui. Ce n’était qu’une dizaine de jours après tout, même si on a vraiment vécu de drôles d’aventures tous les deux. Mais, pourquoi tu parles de ça ? »

Elle ne semblait pas très volontaire à l’idée de répondre à la question.

Ellébore : « Et bien, disons que j’étais en train de me dire que tu répondais un peu froidement par moment. Dans mes souvenirs, tu avais plus de second degré. »

Elle finit sa phrase sur un air moqueur. Je ne pouvais pas lui en tenir rigueur.

Lucéard : « Je ne vais pas m’offusquer, ça te donnerait raison. »

Ellébore : « Haha, encore une réponse sérieuse ! »

Lucéard : « Mince… ! »

On s’éternisa sur des sujets sans importance jusqu’à ce qu’un long silence se fit.

Je montais ensuite la garde, près du feu. Je repensais à la remarque qu’elle m’avait faite. Peut-être que tout ce temps à m’entraîner avec un vieillard revêche comme pas deux m’avait rendu un peu comme lui. Enfin, on ne pouvait pas lui reprocher de manquer de second degré au moins.

Ellébore : « Tu dors, Lucéard ? »

Je soulignai le ridicule de sa question avec un air railleur.

Lucéard : « Bien sûr que non, je suis censé monter la garde. »

Ellébore : « Hihi, oui, c’est vrai. Enfin, on ne sait jamais… »

Je savais à quoi ce sous-entendu faisait référence.

Ellébore : « Dis, tu es au courant pour l’école de Lucécie ? »

Lucéard : « Une école à Lucécie ? Tu veux dire celle de chevalerie ? »

Ellébore : « Hm non. Ce serait une école ouverte à tous les enfants pour recevoir une éducation réservée jusque-là à la noblesse. De ce que j’ai entendu, ça sera malgré tout trop cher pour être accessible pour la plupart d’entre nous, mais c’est déjà pas mal. »

Lucéard : « Ah, c’est exactement la même chose qu’ils ont à Aubespoir. »

Ellébore : « Vraiment ? Je dois dire que ça a l’air d’être bien. Mais j’ai aussi entendu dire que beaucoup de familles importantes refusent que leurs enfants étudient dans le même établissement que des enfants issus d’une classe sociale inférieure. »

Lucéard : « Je les comprends un peu. »

Ellébore : « Eh, j’en fais partie, tu sais… ? »

Je reconnus dans son ton de la déception, qu’elle nuança avec un air boudeur. Je regrettais mon choix de mot instantanément.

Lucéard : « Ce n’est pas ce que je voulais dire, Ellébore. »

Ellébore : « Tu me vois comme une pouilleuse qui pourrait te souiller par sa seule présence ? »

Trop tard, elle m’en voulait pour de bon.

Lucéard : « Non, bien sûr que non. »

Ellébore : « Mais c’est comme ça que tu vois les autres roturiers… ? »

Même si je devinais qu’elle parlait en gonflant les joues, il n’y avait jamais rien d’agressif dans son ton.

Lucéard : « Tu n’es pas n’importe qui, enfin. Tu n’en as peut-être pas conscience, mais tu as une certaine éducation. Je ne te réduis pas à une classe sociale. Enfin, ça ne change pas le fait que je pense que tout le monde bénéficierait à ce que les classes soient séparées dans cette école. »

Cette dernière phrase n’arrangeait pas mon cas.

Ellébore : « En quoi ce serait mieux ? »

Lucéard : « La haute bourgeoisie et la basse noblesse n’ont pas reçu les mêmes enseignements que les autres. Si tous les élèves étaient dans la même classe, le niveau des roturiers les ralentirait, et à l’inverse, ces derniers auraient du mal à suivre, et pour plusieurs raisons, ça creuserait l’écart entre eux, et créerait des tensions. »

Ellébore était un peu calmée.

Ellébore : « Je comprends ton point de vue, mais il n’empêche que je t’imaginais plus ouvert d’esprit. »

Ma réponse tardait à venir.

Ellébore : « Lucéard ? »

Lucéard : « Désolé, je réfléchissais. »

La jeune fille avait deviné ce qui me passait par la tête, et se mit à sourire.

Ellébore : « Ne t’en fais pas, peut-être que tu as passé trop de temps dans la forêt avec monsieur Heraldos, voilà tout. Je vois bien que tu ne veux pas séparer les classes pour de mauvaises raisons. »

Lucéard : « Mais tu as raison malgré tout. J’ai tendance à avoir une image des roturiers plutôt négative. J’ai aussi une image de la bourgeoisie et de la noblesse plutôt négative en réalité. C’est un peu idiot, puisque je ne pense pas avoir d’a-priori quand je rencontre quelqu’un. »

Ellébore : « Autrement dit, à partir du moment où tu interagies avec des gens, tu ne les catégorise plus, et tu les vois uniquement pour ce qu’ils sont. Ce n’est pas si mal, tu ne trouves pas ? »

Je haussai les épaules.

Lucéard : « Je pense que j’avais ce petit côté asocial bien avant de rencontrer le maître, du moins. »

Des hululements lointains se firent entendre.

Lucéard : « Dis, tu comptes t’inscrire dans cette école ? »

Ellébore : « Mon père a insisté pour que j’y aille. Avec ce que j’ai reçu pour les enlèvements d’Absenoldeb, j’ai de quoi payer l’année entière. Il tenait à tout prix à ce que je garde cet argent pour ça. »

Lucéard : « Je comprends, tu l’as bien mérité. Et puis, même en tant que roturière, tu pourrais éventuellement devenir fonctionnaire grâce à ça, c’est une grande opportunité. »

Ellébore : « Et toi, Lucéard ? »

Je restais muet quelques instants. C’était une question existentielle. Je prenais un peu plus conscience de ce qu’était ma vie en ce moment, et où elle me mènerait.

Lucéard : « Je… Je n’y avais même pas pensé. Je devrais continuer mon entraînement, j’ai encore des choses à faire avant de reprendre une vie normale… »

Mais à quoi bon, au fond ?

Ellébore : « Ce serait rudement amusant que l’on se voie tous les jours, même si tu ne veux pas que l’on soit dans la même classe. »

Elle eut au moins le mérite de me faire souffler du nez avec cette pique. Ses mots m’intriguaient, mais malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à imaginer cette vie paisible. C’était pourtant tentant.

Lucéard : « C’est vrai… Je pourrais retourner vivre à Lucécie. »

Ellébore se redressait. Elle me fixait avec stupéfaction.

Lucéard : « Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Ellébore : « Je… Je ne sais pas. Je ne m’attendais pas du tout à cette réponse. »

Lucéard : « Comment ça ? »

Elle souriait, légèrement embarrassée.

Ellébore : « Ne te méprends pas, je serai ravie que tu acceptes, mais… Comment dire…? Dans ma tête, je t’imaginais déjà refuser catégoriquement. »

Lucéard : « Je ne te suis pas. »

Elle était de plus en plus gênée.

Ellébore : « Je croyais que tu allais dire quelque chose comme “Je ne suis pas encore prêt”, ou bien “Je dois devenir encore plus fort avant de reprendre ma vie normale”, ou encore “Tant qu’ils séviront, je n’aurai aucun re- »

Lucéard : « C’est bon, j’ai compris l’idée. Arrête de m’imiter comme ça. »

J’avais beau dire, je trouvais son imposture amusante. Elle semblait fière d’elle.

Néanmoins, aurais-je dû répondre ainsi ? Qu’était-il arrivé aux raisons qui m’avaient poussé à abandonner ma vie de prince ?

Ellébore : « … »

La jeune fille s’était recouchée en silence. Mais quelque chose me turlupinait.

Lucéard : « Tu as quelque chose d’autre à me dire ? »

Ellébore : « Non. Je vais dormir un peu avant mon tour de garde. A tout à l’heure ! »

Suspect.

-3-

Le lendemain, nous étions dès la matinée devant la Confrérie des chauffeurs. Je pus rendre les chevaux après tout ce temps. Ellébore avait déjà briefé les intéressés sur l’effroyable tragédie qui avait eu lieu, et avait réalisé un portrait de celui qui avait manifestement pris la vie de notre chauffeur. Ils nous expliquèrent qu’il n’y avait pas de nouveau concernant cette sordide affaire.

On se retrouva ensuite sur la Grande Place, où nous nous séparâmes.

Ellébore : « Tu viendras me rendre visite avant de repartir ? »

Lucéard : « Je n’y manquerai pas. »

Elle partit en trottinant vers la maison de son père. Elle m’avait mis de bonne humeur. Je me décidais à prendre la route vers le palais.

Néanmoins, l’activité autour du grand panneau central m’interpellait. C’était ici que l’on placardait toutes sortes d’informations. D’un côté, celles officielles qui devaient être approuvées par les responsables, de l’autre, des petites annonces et toute sorte de messages laissés par les habitants. Je m’approchais par curiosité, me mêlant à la foule.

Passante 1 : « Quelle tragédie tout de même. J’étais là quand il a fait l’annonce. Je dois dire que ses intentions m’ont touchée. »

Passante 2 : « Ah oui ? Dites-moi donc. »

Passante 1 : « Apparemment, elle lui demandait régulièrement d’en créer une. La pauvre enfant devait s’ennuyer terriblement à apprendre seule. »

Tous les regards convergeaient vers une large affiche où les armoiries de la famille royale et de la famille Nefolwyrth figuraient. Je plissai les yeux, mon cœur se serrait à l’idée de découvrir ce qui y était écrit.

«Ce quatorzième de Ténéterre, inauguration officielle de l’École Publique Ducale Nojùcénie Nefolwyrth. »

Je fus pris d’un soudain vertige. Je reculais d’un pas, puis esquissai un sourire chétif.

Haha… Une école qui porte ton nom. Je suis sûr que ça te ferait rire. C’est un peu le comble pour toi qui détestais étudier.

Mes lèvres tremblaient. Voir ce nom avait été comme un rappel à l’ordre.

…Je ne peux pas rester dans cette école, n’est-ce pas ?

Son visage m’apparut. Je n’avais rien oublié de tout ça, mais par moment, la fureur que j’avais entretenue assidûment m’échappait. Parfois, je me laissais aller à croire que je pouvais reprendre une vie paisible.

Je me souviens pourquoi maintenant…

Mes yeux devinrent humides. Une grande frustration m’habitait.

Quand même, j’aurai aimé étudier dans une école avec un nom aussi génial. Mais…

Je baissai la tête, et serrai poings et dents.

J’aurai voulu que ce soit avec toi… !

Le regard curieux des passants m’indisposait, et je préférai m’éloigner.

Je croyais être devenu un peu plus fort. Mais rien que la mention de son nom me fait défaillir.

Je marchais le regard fermé, de plus en plus lentement.

Après tout, certains portent ce poids toute leur vie. Je n’ai encore enduré que quelques mois du reste de la mienne.

Mes pensées devenaient de plus en plus sombres, c’était incontrôlable, et d’une certaine façon terrifiant. Une brise fraîche soufflait sur la ville, je frissonnais.

Je n’aime pas voir le jour se coucher si tôt. Je n’aime pas voir le froid reprendre la vie. Mais cette année, c’est bien pire encore. C’est mon premier automne sans toi.

J’avais commencé à errer dans les rues sans m’en rendre compte. Je n’avais clairement pas pris le chemin le plus court pour rentrer. Je me secouais la tête.

Ressaisis-toi, Lucéard, tu n’en es plus à ce stade-là.

J’inspirai un grand coup, et expirai lentement.

???: « Lucéard ? »

Une voix familière, plus émue que je ne l’eût connue, m’adressa la parole. Elle était inquiète. Je ne l’avais pas entendu depuis longtemps, et sursautai.

Lucéard : « Tante Irmy ? »

Les cheveux courts et noirs de ma tante lui donnaient de la prestance. Ils en disaient beaucoup sur sa personnalité affirmée. Plutôt loquace en temps normal, on se retrouvait tous deux à ne pas savoir quoi dire. Son mari la rejoint. Gobeithio Nefolwyrth, le frère de ma mère. Il était grand et imposant, les cheveux châtains et le visage carré, il ne déméritait pas non plus à son titre de comte. Néanmoins, dès qu’il m’aperçut, il parut déboussolé.

Gobeithio : « Lucéard… Tu es sain et sauf. »

Il s’approcha de moi pour m’inspecter, son regard était sévère. Selon mon père, il n’était pas aussi taciturne avant. Il ne me restait pas beaucoup de souvenirs du sourire de mon oncle. Nul doute qu’il était ainsi depuis le décès de sa sœur.

Gobeithio : « Ton père m’a dit ignorer où tu étais. Je n’arrive pas à croire qu’il te laisse sortir du palais après ce qui est arrivé. J’ai d’abord cru à une mauvaise plaisanterie. »

Irmy : « Ce n’est pas le moment, Gobeithio. »

Depuis la disparition de ma mère, il se montrait systématiquement hostile envers mon père.

Gobeithio : « Si Illiam continue d’être aussi irresponsable, il finira vraiment tout seul. »

Ma tante était d’autant plus mal à l’aise de le voir brandir un tel discours devant moi.

Lucéard : « Mon oncle… Les circonstances sont vraiment exceptionnelles, il vous faut comprendre… »

Mon ton toujours un peu morose avait atteint le comte.

Gobeithio : « Je suis navré, Lucéard. Le plus important est que tu ailles bien. Le moment n’est pas bien choisi, mais je te présente mes condoléances pour Nojùcénie. Je sais ce que tu vis, mon enfant. Et mon adorable nièce nous manque à tous énormément. »

Je baissais les yeux, ne pouvant plus soutenir son regard.

???: « Père, Mère, qu’est-ce que vous faites ? »

Cette voix pleine d’énergie et de vigueur ne pouvait qu’appartenir à Eilwen.

Mes deux cousines s’étaient un peu éloignées et revenaient à présent vers leurs parents. Les cheveux noirs aux reflets de lavande d’Eilwen mettaient en valeur ses grands yeux d’un rose profond. Elle avait hérité de la taille de son père et était pleine de vie.

D’une certaine façon, elle se complétait bien avec Deryn qui se trouvait justement à côté d’elle. Cette dernière avait les cheveux d’un châtain terne, assez courts, c’était une fille discrète. Mais aussitôt qu’elle s’habituait à la présence de quelqu’un, elle se montrait très affectueuse. A l’inverse de sa grande sœur, elle était un peu maigrichonne et pas très grande. Deryn semblait toujours sereine, et rien ne pouvait la faire sortir de ses gonds.

La mâchoire d’Eilwen se décrocha en m’apercevant. A l’inverse de sa sœur, elle était particulièrement sensible.

Eilwen : « L-lucéard ?! »

Nous avions passé énormément de temps tous les quatre. Pourtant, nous n’étions rien de plus que des connaissances, car j’essayais autant que possible de les éviter auparavant. Elle ne devait pas non plus me porter dans leurs cœurs.

Je voyais bien une dualité dans ce qu’elle ressentait à cet instant. Elle ne savait pas quoi me dire. Ses sentiments les plus intenses avaient pourtant pris le dessus.

Eilwen : « Je suis désolée pour toi, Lucéard. Nojùcénie nous manque beaucoup nous aussi. Je suis un peu rassurée de voir que tu as l’air d’aller bien. J’avais entendu dire que tu avais disparu… »

Deryn aurait préféré rester muette, mais elle finit par suivre l’exemple de sa sœur.

Deryn : « Si tu as besoin de parler de tout ça avec nous, nous t’écouterons. Nous partageons tous ta douleur. »

Beaucoup d’hypocrisie pour une famille pas si noble.

Je fronçais les sourcils en réalisant ce que je venais de me dire. Ces pensées intrusives me répugnaient. Leurs intentions étaient louables. Je n’avais pas à en douter. Mais à mesure que mon moral dégringolait, je semblais reprendre mes anciens travers.

La famille Nefolwyrth avait un mode de vie particulier pour des nobles. Mais pas dans le même sens que ma famille de Port-Vespère. Les Nefolwyrth étaient très à cheval sur les règles de bonne conduite, mais ils vivaient dans une simple maison située au cœur d’une petite ville et se mêlaient avec les habitants. Cela me rappelait ma discussion d’hier avec Ellébore.

Lucéard : « Merci à vous. Vous revoir allège déjà ma peine. »

Je tenais à corriger mon attitude après ce que je venais de penser, mais j’en avais peut-être un peu trop fait.

Un silence gênant s’ensuivit.

Lucéard : « Hm, je suis désolé, je l’ai dit de manière étrange, mais ce que je voulais dire c’était que je vous suis reconnaissant ! »

Embarrassé par mes paroles et par cette situation, je montrai des expressions que cette partie de ma famille ne connaissait pas.

Eilwen et Deryn se lancèrent des regards suspicieux. Ces deux-là s’entendaient si bien qu’elles pouvaient communiquer rien qu’avec les yeux. Elles devaient se dire que j’étais louche, et je ne pouvais pas le leur reprocher.

C’est vrai que je dois être différent de l’image qu’ils ont de moi. Les Vespère ne sont pas du genre à remarquer ce genre de choses, et même si le carré royal est moins…désabusé, ils se sont montrés particulièrement compréhensifs maintenant que j’y pense. Mais j’ai passé plus de temps avec les Nefolwyrth qu’avec la famille royale, ils ne peuvent pas ignorer que le Lucéard qu’ils ont connu a changé.

Un garde s’interposa à quelques mètres de nous, bloquant le passage à un couple.

Garde : « Interdiction de prendre cette rue, ordre du Duc ! »

L’homme en armure avait l’air sous tension.

Tiens ?

Je me rapprochais de lui sans perdre un instant, me fiant à mon pressentiment.

Lucéard : « Que se passe-t-il ici ? »

Les Nefolwyrth s’étonnèrent que je leur fausse ainsi compagnie.

Garde : « Désolé mon bon monsieur, je ne peux pas vous en dire plus. »

Lucéard : « Bien sûr que vous pouvez, je suis Lucéard, le fils du Duc. »

Après avoir approché son casque de mon visage, il bondit en arrière.

Garde : « Mais c’est bien vous ! Vous avez tellement grandi mon Prince ! »

Lucéard : « Oui bon, venez-en au fait. »

Mon oncle n’avait même pas eu le temps de réagir, ma spontanéité l’épatait.

Garde : « Un riche marchand s’est fait dépouiller par des bandits, et dans leur fuite, ils se sont réfugiés dans un bâtiment et on prit des otages. Ils demandent maintenant une rançon, et nous, nous attendons des renforts. »

Lucéard : « Et dire que la sécurité est supposée être renforcée. Ils sont audacieux. »

Garde : « Vous avez bien raison, mon Prince. Mais ils ont été prévoyants, il y a une parade militaire aujourd’hui à la capitale, c’était le bon moment pour frapper. »

Je hochais la tête. Il valait mieux que je laisse les autorités s’en charger.

Gobeithio : « Comment se fait-il qu’ils aient pu prendre des otages, l’école est censée être vide. »

Lucéard : « L’école ?! »

Mon comportement surprit une fois de plus ma famille.

Garde : «De ce qu’on sait, le directeur devait rencontrer des citoyens concernant leurs inscriptions. »

Sans demander mon reste, je me mis à courir dans la rue sans que le garde ne puisse réagir.

Irmy : « Lucéard, où vas-tu ?! »

Lucéard : « Je ne peux pas rester là à attendre ! »

Ma tante restait bouche-bée. Elle se tourna vers son mari qui, lui, continuait de me fixer avec une nouvelle lueur dans le regard.

Eilwen : « C’est vraiment Lucéard… ? »

Elle aussi abasourdie, Deryn me regardait m’éloigner en silence. Elle esquissa un sourire en coin.

Un jeune garde s’interposa devant moi.

???: « Interdiction de passer ! »

Je ralentis après l’avoir reconnu.

Lucéard : « Monsieur Ceirios Dydd, n’est-ce pas ? »

Il semblait flatté.

Ceirios : « Ah, vous m’avez reconnu ! Quel honneur vous me faites, mon Prince ! »

Comment pourrais-je oublier quelqu’un comme vous ?

Ceirios : « Je sais que vous vous défendez bien, mon Prince, mais je ne peux pas vous autoriser à passer pour autant. »

J’étais incrédule, et lui lançai un regard menaçant.

Lucéard : « Monsieur Dydd, vous me donnez l’impression de ne pas être là où vous êtes supposé être. »

Par chance, je venais de taper dans le mille. Il enleva son casque puisqu’il ne supportait plus de voir sa coiffure comprimée, et se tourna de côté comme pour faire une aparté.

Ceirios : « Ah, mais comment lui dire que l’appel de la justice était plus fort que tout ? »

Lucéard : « Vous recommencez, monsieur Dydd… »

Ceirios : « Ah, quelle mauvaise habitude ! Mais il ne faut pas y aller, il y a une prise d’otage là-haut. »

Lucéard : « Par où peut-on rentrer ? »

Le garde comprit que ma décision était déjà prise.

Ceirios : « Soyez raisonnable, s’ils voient quelqu’un entrer dans la cour, ils mettront leurs menaces à exécution. Il vaut mieux négocier. »

J’étais d’accord avec lui. C’était mieux de ne pas intervenir, mais lui comme moi ne tenions pas en place.

Ceirios : « Que faire… ? »

On se triturait tous deux les méninges.

Garde : « Si vous voulez y aller, c’est maintenant ! »

Un homme muni d’une longue-vue avait attendu le moment propice. Se fiant à lui, Ceirios et moi nous ruâmes jusqu’à la grande porte, traversant toute la cour en une poignée de secondes.

-4-

Une fois à l’intérieur, nous préservions le silence. Il y avait un long couloir central bordé par de nombreuses portes. Ceirios me fit signe de passer par la première que nous trouvions.

Une fois dans la salle, qui était encore un débarras pratiquement vide, il put me parler à voix basse.

Ceirios : « Les gardes vont sûrement nous faire une diversion, mais il faut que nous restions discrets. Le grand escalier en colimaçon au bout du couloir monte jusqu’au second étage, c’est là que les otages sont retenus. Heureusement, les salles communiquent entre elles, il n’y aura que dans l’escalier où il faudra se faire petit. »

Je lui reconnaissais au moins qu’il était compétent.

Ceirios : « Vous êtes sûr que vous voulez venir ? Je veux dire, difficile d’imaginer un meilleur otage que vous. »

Je fronçais les sourcils.

Comme si j’allais sagement rester ici.

Ceirios : « Oh non, j’ai encore marqué des mauvais points. »

Lucéard : « Nous ne serons pas trop de deux à mon avis. »

Nous venions d’entendre du bruit dans la salle voisine. Je fis signe à Ceirios de se rapprocher, pour que je puisse lui murmurer quelque chose.

Lucéard : « S’il y a quelqu’un derrière, il faut qu’on le neutralise avant qu’il ne puisse prévenir les autres. »

Il hocha la tête et posa sa main sur la poignée. Puis l’ouvrit discrètement.

Il y avait un homme seul dans la pièce, nous décidions d’entrer.

Il avait un air patibulaire et portait des dagues. Tout chez lui était banal. Je dirai même que c’était exactement l’image que je me faisais d’un malfrat.

Ceirios : « Vous êtes en état d’arrestation ! »

Bandit : « Quoi, y’a vraiment des intrus ici ? Pas de chance ! Mais puisque vous êtes que deux, autant vous tuer direct ! »

Il n’avait pas l’air très investi, mais il était déjà prêt à en découdre, et nous aussi.

Ceirios : « Votre nom s’il vous plaît. Si vous ne vous rendez pas, cela sera retenu contre vous, vous en avez conscience ? »

Ceirios fait les choses dans les règles de l’art par contre.

Bandit : « Qu’est-ce que tu me chantes ? Bon, si tu veux vraiment savoir, on m’appelle Le Bandit. »

Je faisais les gros yeux à ce drôle de luron. Ce qu’il disait avait du sens, mais même si ce surnom lui collait bien, je trouvais ça absurde pour bien des raisons. Ceirios aussi était dubitatif.

Ceirios : « Il a dit ce qu’il a dit ? »

Lucéard : « Je crois bien, oui. »

Le Bandit : « Eh oui, celui qui vous tuera n’est autre que Le Bandit ! »

Alors qu’il nous prit pour cible, Caresse entra dans la danse, et en quelques échanges, je pus lui désarmer son bras droit. Il tenta de parer le coup de poing de Ceirios avec sa dernière dague, ignorant que le bras de mon allié était en métal. Le garde étala notre adversaire avec cette seule attaque.

Le Bandit : « Je ne mourrai pas ici ! »

Notre adversaire n’était pas si téméraire et se relevait après avoir jugé qu’il avait intérêt à ne pas prolonger le combat. Je m’interposai devant la porte qui menait au couloir.

Le Bandit : « Amateurs ! »

Pour fuir, il n’était pas mauvais. Il avait réussi à revenir dans la salle d’où nous venions. Il fallait à tout prix l’arrêter.

Lucéard : « Vite ! ANGUEM IRIDIS »

Le Bandit avait eu la présence d’esprit de claquer la porte derrière lui. Mon sort n’aboutit pas. Ceirios attrapa la poignée et se jeta à corps perdu dans l’autre pièce.

Le Bandit : « S’ils tuent un otage, peut-être que ça vous servira de leçon ! »

Conclut-il, avant de poser sa main sur la poignée. C’était trop tard, il allait alerter tout le bâtiment à grands renforts de cris.

Le Bandit : « AAAAAAH ! »

Il hurla même avant d’avoir ouvert la porte. Il venait de lâcher prise et reculait en arrière.

Le Bandit : « Mais cette poignée est brûlante ! Et elle m’a résisté ! »

Nous étions tous les trois surpris par les prouesses de ce bout de métal.

Le Bandit : « Bah, j’ai qu’à la défoncer ! »

Il prit son élan, et se mit à foncer épaule en avant. Il glissa, se heurta le front contre la porte et tomba inconscient.

Ceirios mit les mains sur ses hanches.

Ceirios : « Les bandits, c’est plus ce que c’était. »

Je fixai le sol, tout ça était étrange. Une fine couche de verglas avait donné lieu à ce triste spectacle.

Lucéard : « De la glace… »

La porte s’ouvrit. Derrière elle se trouvait une demoiselle visiblement fière d’elle, ainsi que son acolyte qui lui semblait indifférent.

Ellébore : « Lucéard ! »

Retenant à peine son cri, elle se rapprocha de moi pour me réprimander avec un ton rassuré.

Ellébore : « J’étais sûre que tu rappliquerais ici si tu étais mis au courant. Il n’y avait qu’une très faible probabilité, c’est vrai… Mais ça m’a inquiétée… »

Je rougissais légèrement.

Lucéard : « Pour être tout à fait honnête, je me suis aussi dit qu’il y avait une infime chance que tu sois venue ici t’inscrire, même si niveau timing c’était improbable. »

Cette marque d’attention ne la laissait pas non plus indifférente.

Ellébore : « Bon, si tu vas bien, c’est le principal… On dirait qu’on est arrivé juste à temps. »

Lucéard : « On ? »

Ceirios : « Oh non, attention mademoiselle, il y a un bandit derrière vous, je le reconnais ! »

Il y avait en effet quelqu’un derrière Ellébore, et je le connaissais aussi.

Baldus : « T’es sûr qu’on se connaît ? Maintenant que tu le dis, ta tignasse rousse me dit un truc. »

Lucéard : « Baldus ?! »

Quel drôle de tandem. Je n’aurai jamais parié que ce duo existerait un jour.

Ellébore : « Je suis sortie en ville pour faire des courses avec Baldus, et nous avons vu qu’il y avait de l’agitation. »

Face à mon air perplexe, elle poursuivit.

Ellébore : « Depuis l’histoire de l’exécution, il vit chez mon père pour sa thérapie, et on s’entend plutôt bien. »

Je hochais la tête, intrigué.

Lucéard : « Vraiment improbable. »

Baldus : « Tu as l’air un peu différent de la dernière fois le Prince, t’aurais pas gagné en assurance ? »

Lucéard : « Et toi tu as bien meilleure mine. »

Baldus : « C’est vraiment un autre rythme ici, c’est comme si j’avais changé de vie. »

Lucéard : « C’est presque comme si on avait échangé nos places, tout compte fait. »

On se lançait des regards étrangement complices, comme si l’on se comprenait totalement, tandis que Ceirios ligotait le malfrat qui feignait être mort.

Ellébore : « On ne devrait pas faire de vieux os ici, j’ai un mauvais pressentiment. Nous avons pu entrer grâce à la diversion de la garde, mais l’un d’eux nous a confié qu’un étrange groupe avait aussi pu s’infiltrer par l’arrière du bâtiment. »

En effet, c’est un peu le chaos cette histoire. Les bandits là-haut doivent être trop dépassés par les événements pour monter la garde comme il faut. Ils sont vraiment dos au mur, il va falloir redoubler de prudence.

Ceirios : « De ce qu’on m’a dit, les bandits n’étaient que cinq. Plus que quatre maintenant. Ils doivent être au moins deux à garder les otages, ce qui veut dire que ceux qui sont là-haut doivent surveiller par les fenêtres. Il y en a probablement un à l’ouest, et un à l’est. On devrait se séparer en deux groupes, pour essayer d’avoir les deux en même temps. Puis on se retrouve devant la salle où les otages sont retenus. »

Tous acquiescèrent. C’était la meilleure chose à faire. Il nous fallait aussi compter sur la garde en bas pour attirer leur attention.

Ellébore : « Et s’ils sont au sommet de l’escalier ? Qu’est-ce qu’on fait ? La direction est juste derrière il me semble. Autrement dit, on peut aussi attaquer directement les preneurs d’otages s’il n’y a personne. Mais il serait peut-être plus prudent de traverser le premier étage. Il y a un escalier de service au sud. Ils s’attendent sûrement à ce que des intrus montent directement. Il vaudrait mieux ruser, vous ne pensez pas ? »

Elle n’avait pas tort non plus, en revenant vers l’avant du bâtiment une fois le premier étage atteint, on mettrait plus de temps à rejoindre les otages, mais on s’assurerait de bénéficier d’un effet de surprise, sans compter qu’on pourrait se débarrasser des deux qui surveillent.

Baldus : « J’ai rien compris, mais bon. »

Ceirios : « Pas grave, retiens juste que Mon Prince et moi on va à l’est, et vous à l’ouest. »

Ellébore : « Pourquoiii ? »

La demoiselle était triste de ne pas avoir pu choisir son équipier.

-5-

L’opération venait de commencer. Au second étage, nous nous séparions. Du côté où Ceirios et moi étions allés, en plus d’avoir les salles côté est, il y avait aussi l’accès à une rangée de salles centrales, sans fenêtre. Le garde me fit signe de passer par ces dernières pour rejoindre le bureau du directeur. Nous étions pourtant d’accord que les bandits avaient tout intérêt à surveiller le plus de directions possible. Mais il n’y avait évidemment pas de visibilité pour les salles au centre. J’en déduis qu’il comptait garder l’adversaire pour lui.

Je n’insistais pas, et me rendis dans la pièce. Au moins, nous n’avions pas moyen de nous faire surprendre en procédant ainsi.

Encore une fois, il n’y avait rien à signaler dans la première pièce. J’entrai à tâtons dans la seconde, je devais être tout près de l’endroit où les otages étaient retenus.

Dans celle-ci, il y avait quelques meubles. Un jeune homme était en train de fouiller dans un tiroir. Il se redressa lentement après m’avoir entendu, et tourna le regard vers moi.

Ses cheveux d’un rouge profond s’élevaient au-dessus de sa tête. Il était légèrement plus grand que moi, mais nous devions pratiquement avoir le même âge. Sans perdre un instant, il révéla de derrière son dos une machette de cuisine ridiculement longue.

??? : « … »

Il n’avait rien à voir avec tous les bandits que j’avais croisé jusqu’à maintenant. Quelque chose de puissant émanait de son regard.

Lui, il n’est pas là pour plaisanter.

Je dégainai Caresse pour lui répondre.

Et c’est tant mieux, j’ai déjà affronté suffisamment de guignols comme ça.

Sans crier gare, il se mit à attaquer. Il ne s’éparpilla pas en blabla superflu, et fit immédiatement parler le fer.

Je parai le coup comme si c’était ma manière d’accepter le défi. Il ne fallut que cette passe pour que je comprenne mon infériorité physique. Il avait une musculature discrète et pourtant clairement développée qui lui donnait une force brute supérieure à la mienne.

Il me fit reculer avec son second coup. Je m’esquivai ensuite sur la droite pour ne pas me retrouver trop vite dos au mur.

Pouvoir brandir une arme aussi massive en disait beaucoup sur ses capacités. J’étais certes plus vif, mais sa dextérité était tout à fait remarquable.

Il frappait encore et encore, avec une concentration à toute épreuve. Sur le mental aussi, il me dominait. Il était résolu à me vaincre, et sa volonté le rendait pratiquement inatteignable.

Dans un premier temps, je ne faisais que suivre son rythme, ne cherchant pas à m’exposer dans une éventuelle contre-attaque.

Mon entraînement avec le maître était sans doute plus efficace que celui des apprentis chevaliers. Il était impitoyable, mais il portait ses fruits. La violence de toutes ces épreuves se ressentait dans la vigueur de mon corps et de mes coups.

Néanmoins, je n’avais pas l’expérience de mon adversaire. Il avait consacré bien plus de temps l’arme à la main que moi. Je notais malgré tout qu’il ne semblait pas avoir une expérience du combat plus longue que la mienne.

Moi qui fus parti de rien, je n’avais évidemment pas pu le rattraper en une poignée de mois. Et pourtant, je ne pensais pas perdre. La différence qu’il y avait entre nous pouvait être comblée dans cet affrontement. Il ne m’était pas hors de portée. Pendant ce dernier mois, j’avais appris à manier l’épée, j’avais renforcé mes sens, je me sentais plus fort que jamais, et cet obstacle ne parvenait pas à me décourager.

Ses bras étaient puissants, mais je combattais principalement avec ma tête. Hélas, celui en face de moi semblait avoir lui aussi observé mes mouvements, et il commençait déjà à s’adapter à mon style de combat.

Mon ennemi ne semblait pas enclin à prévenir son chef de toute façon. Il comptait sur sa victoire. Le début de ce combat était marqué par un léger avantage de mon adversaire.

Le maître me considérait toujours comme un guerrier de dernier rang. J’en déduisais que celui en face de moi appartenait aussi à cette catégorie. Il devait y avoir d’infiniment plus grand défi dans le monde que ce garçon, et pourtant, je n’avais aucune raison de le prendre à la légère. Malgré la noblesse des intentions qui me poussaient à chercher la victoire, ce qu’il dégageait ne pouvait que m’intimider, faire vaciller ma volonté.

J’avais déjà éprouvé de la compassion pour mes adversaires. Je constatais leurs faiblesses, et malgré moi, je ne pouvais pas rester indifférent. Mais pour lui, c’était différent. À force de subir la puissance de ses assauts, ce que j’identifiai comme du respect était en train de naître en moi.

Je rompis pour souffler. Je n’avais pas vu une seule ouverture pendant ces premières minutes. Je notais qu’il était manifestement plus endurant que moi. Mais lui aussi paraissait contrarié que je sois encore debout.

Lucéard : « Eh bien, tu es robuste, toi. »

???: « … »

Hermétique au dialogue, il frappa sans plus attendre. Je m’esquivai et tentai de le prendre à revers, mais il para aisément cette attaque.

Lucéard : « Tu n’es pas très bavard par contre. »

Si je pouvais l’attirer dans une joute verbale, je me créerai une ouverture. Ce genre de stratagème n’était pas louable, mais je devais mettre toutes les chances de mon côté.

Il me fit reculer avec un coup aussi brutal que direct. Plutôt que l’arrêter de front, je le parai de côté pour ne pas avoir à subir la force de cette attaque.

???: « Je n’ai rien à te dire. Tu es là pour nous mettre des bâtons dans les roues, c’est tout ce qu’il y a à savoir. Et je n’ai rien à dire à quelqu’un que je vais…battre. »

J’entendais enfin sa voix. Il y avait une telle froideur dans celle-ci. À travers le regard qu’il venait de me lancer, ainsi qu’au son de ses mots, je pus enfin me faire une véritable première impression sur mon adversaire. Cela en disait beaucoup sur le monde dans lequel il vivait. Je souris en coin.

Lucéard : « Tu es véritablement le premier bandit crédible que je croise. »

Il n’appréciait guère cette dernière remarque, et, lassé de mon attitude, il empoigna fermement le manche de sa machette et étira son bras derrière lui avant de donner un coup d’estoc que je n’aurai pu parer. Réduit à devoir esquiver, je fus surpris par la vitesse à laquelle il se reprit.

Il n’avait pas envoyé cette attaque dans l’espoir naïf qu’elle suffirait à me vaincre. Il avait jaugé ma vitesse suffisante, et avait prédit ma prochaine action. Il comptait dès le début enchaîner avec une seconde frappe pour être sûr de me prendre dans une position de faiblesse. Et il avait réussi à se créer cette ouverture. Dans la configuration actuelle, je ne pouvais que compter sur une parade miraculeuse, ou du moins, c’est ce qu’il pensait.

Lucéard : « ANGUEM IRIDIS »

Je claquai des doigts avec assurance et fis jaillir un ruban irisé, quoique toujours dominé par le rose, qui s’enroula autour de la jambe de mon adversaire, puis tira, le faisant basculer au sol. J’avais dû abattre la carte que je gardais dans ma manche.

???: « De la magie ?! »

Il se relevait comme s’il avait répété le mouvement des centaines de fois, tout en utilisant la portée de son arme pour m’empêcher de me rapprocher.

Lucéard : « Eh oui. Hélas pour toi, je suis au meilleur de ma forme aujourd’hui ! »

Cette provocation semblait fonctionner. Il me rendit un regard haineux.

Il attaqua de front sans perdre un instant. Il me considérait à présent comme une réelle menace.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Clac. Le bouclier m’entoura, et le coup qu’il abattit ricocha sur le sort. Alors que son arme partait en arrière portée par la force qu’il y avait mis, je pouvais mettre fin à l’Auxilia, et frapper de plein fouet en empoignant Caresse à deux mains.

La machette s’interposa entre ma lame et son torse. Je restais béa face à sa vitesse d’exécution. À certains moments, il me semblait jouer dans une toute autre catégorie. Le bruit du métal résonna dans la pièce.

Lucéard : « Tu te défends vraiment bien. »

???: « Mieux que toi. »

Sa langue commençait à se délier.

Son prochain coup était encore meilleur que le précédent. Il les enchaîna pour ne pas me laisser le temps de faire quoi que ce soit d’autre que parer. J’avais besoin de mes deux mains pour contrer ses assauts, et il savait qu’en ne me laissant aucun répit, je ne pouvais pas lancer de sort.

Croyant avoir trouvé une ouverture, je relâchai l’emprise de ma main droite sur Caresse, mais mon ennemi l’avait bien évidemment prévu et frappa avec toute sa hargne. Je fus repoussé contre un mur.

Sans oser quitter mon adversaire des yeux, je sentis la chaleur sur mon épaule droite. Le tissu de ma tenue se teint légèrement de rouge.

Lucéard : « … »

???: « Alors, tu ne parles plus ? »

Il prenait presque plaisir à m’avoir rabattu le caquet. Je ne pouvais m’en vouloir qu’à moi-même, contrairement à lui, j’avais manqué de sérieux.

Je mettais ma main contre la blessure, le regard sévère, et, après une courte introspection :

Lucéard : « Ça, tu vas le regretter. »

??? : « Tu t’attendais à quoi ? Si tu dégages pas maintenant, il va t’arriver bien pire que cette petite blessure. »

Je gonflais les poumons, comme pour reprendre du souffle.

Lucéard : « Je m’en fiche de cette petite entaille ! Tu as abîmé la tenue que m’a faite ma sœur ! »

???: « … »

Son expression se fit plus complexe. Il ne semblait pas trouver cette raison ridicule.

Je revins à la charge, frappant à maintes reprises pour le contraindre à rester sur la défensive. Le cimeterre restait toujours plus maniable que son instrument de boucher, et je finis enfin par le faire reculer. Mieux encore, il balaya tout ce qui se trouvait devant lui avec son arme tandis qu’il bondissait en arrière pour prendre ses distances. Mais après que mon visage ait disparu un instant derrière sa machette, il vit un sourire satisfait, et une main levée.

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

Alors qu’il venait de frapper dans le vide, et qu’il n’avait encore aucun pied au sol, il était à la merci du sort qui le projeta contre une table. Accompagnant presque l’élan de sa projection, mon adversaire se releva aussitôt, plus déterminé encore.

???: « Ramène-toi. »

Il attaqua plus férocement encore qu’avant. Rapidement dépassé par sa vitesse, je m’écartai avant son prochain assaut.

Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »

À peine le ruban apparu, mon adversaire bondit en avant, comprenant que je comptais une fois de plus m’en prendre à son équilibre. Il trancha le sort d’un mouvement précis et utilisa ensuite le poids de son corps pour m’attaquer plus fort encore avec sa machette.

L’audace insensée dont il avait fait preuve portait ses fruits. Ma seule solution était la parade, mais celle-ci ne put résister à l’impact, je me retrouvais au sol désarmé.

Mon adversaire ne comptait pas laisser passer cette occasion. Il levait son arme pour le coup de grâce et abattit la lame dans ma direction.

Lucéard : « ANGUEM IRIDIS »

Je choisissais de diriger le ruban vers mon cimeterre à quelques mètres que je tirai jusqu’à moi tandis que je roulais pour éviter le coup et me relevai. Loin de ce qu’il avait anticipé, je venais de me retrouver presque derrière lui, Caresse en main, je frappai sans hésitation.

Il me répondit néanmoins d’un coup de pied dans le bras qui dévia suffisamment mon attaque pour qu’il puisse s’esquiver et revenir face à moi.

Mon souffle était court. Je constatai que je n’arrivais vraiment pas à toucher cette bête sauvage. Mais lui était encore plus irrité que moi. Il avait pu apercevoir que j’avais frappé avec le plat de la lame lors de ma dernière attaque.

???: « Pourquoi… ? »

Il fronçait davantage les sourcils. Je lui répondis avec calme.

Lucéard : « Oui, pourquoi ? Pourquoi m’avoir laissé autant de temps quand j’étais à terre à l’instant ? »

Il serrait les dents. Ce n’était pas mon imagination, il avait hésité à m’achever.

???: « Ne crois pas que tu seras toujours aussi chanceux. Si tu t’acharnes, tu finiras par en mourir. Je n’ai aucune intention de perdre ma liberté. J’ai besoin de cet or, et je ne repartirai pas sans. Tu y gagnes plus à ne pas te mettre en travers de mon chemin. »

Ce qu’il avait au fond de lui reprenait le dessus.

???: « Ça ne se finira pas ici. »

Animé par une vigueur toujours plus brûlante, il se retrouvait face à moi dans la seconde qui suivit et sa machette se déchaîna avec encore plus de rage. Ses coups étaient toujours aussi précis.

Où est-ce qu’il trouve toute cette énergie ?! J’ai l’impression qu’il est encore plus endurant qu’au début du combat. Je pensais rattraper l’écart au bout d’un moment, mais il est carrément en train de le creuser !

Dans ses yeux, je pouvais lire qu’il était mortellement sérieux.

Qu’est-ce qui peut bien te pousser à te battre ainsi… ?

Ne me laissant pas attendrir, je répondais à ses coups avec mes propres convictions. Je bondis pour éviter son attaque et me donnai l’occasion de porter un coup à ses flancs. Mais comme si la volonté qui l’animait courbait l’espace, il réussit à planter sa machette dans le plancher, me donnant l’impression de frapper dans un mur d’acier. Tout mon corps fut parcouru par l’onde de choc. Dans le même mouvement il s’était hissé en haut de son arme et me projeta d’un coup de pied au visage. Je me retrouvais une fois de plus à mordre la poussière. Alors que ses pieds retombaient au sol, il levait une fois de plus la machette vers le plafond.

Je ne sais pas ce que tu vis, mais tu ne me battras jamais.

Je répondis à son regard avec le plus féroce que je possédais, le pouce contre l’index.

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

Il ne put que recevoir la lame de lumière de plein fouet. Mais cette force de la nature resta sur ses deux pieds. Ses semelles avaient malgré tout dérapé sur quelques mètres.

Je me relevai d’un bond.

Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »

Alors qu’il tentait de trancher le sort avec sa lame, je parai son coup d’une main avec Caresse, tout en continuant d’empoigner le ruban magique. Le sort s’accrocha à une étagère massive qui se trouvait derrière lui. Je tirai sur l’anguem.

Lucéard : « Aaah ! »

Avant qu’il n’ait eu le temps de se retourner, un livre tombé du meuble lui heurta le crâne, suivi de près par le reste de cette bibliothèque.

Mon adversaire s’était retrouvé enseveli sous la littérature.

-6-

Le souffle haletant, je constatai le retour au calme. Mes réserves magiques étaient toujours faibles, et à mon grand regret, je les avais déjà presque épuisées contre cet adversaire.

Je regardais l’étagère avec une certaine mélancolie.

Celle-ci se mit à bouger.

Dans un bruit sourd elle se renversa de l’autre côté. Il se relevait. Je pouvais sentir à nouveau la pression terrible qui émanait de lui. Du sang coulait le long de son front.

???: « Tu l’auras…cherché ! »

Comme un proie acculée, il se rua sur son prédateur, plus sauvage que jamais.

Sa lame déchirait l’air avec fureur. Je ne m’attendais pas à ce qu’il se reprenne aussi vite. Le meuble devait bien faire son poids. Je ne pouvais que tenter une vaine parade issue d’un réflexe que j’avais développé. Mais la colère dans ce coup m’éjecta.

Cette fois-ci, plutôt que de finir au sol, je réussis à retrouver l’équilibre sur un genou. Je restai paralysé quelques instants.

Ses yeux… Quelqu’un avec un tel regard ne peut pas…

Cette lueur terrible était si violente que j’en venais à craindre pour ma vie. Ce qu’il puisait en lui lui conférait une force à toute épreuve.

Je ne sais pas ce qui anime ces yeux-là, mais ça ne change rien.

Je me redressai, tremblant. Il lisait sur mon visage une fureur que j’avais jusque là dissimulée.

J’ai fait une promesse. Je ne vais pas perdre contre le premier malfrat venu. Qu’importe ce qui t’a mené là, des gens sont en danger. Alors s’il le faut… Je serai prêt à tout.

Mon cœur battait à tout rompre, mais un grondement encore plus intense résonnait en moi.

Les mains de mon adversaire tremblaient aussi.

???: « Ce regard… »

Il semblait encore plus contrarié.

???: « Tu ne recules vraiment devant rien ?! »

Lucéard : « … »

La résolution qui m’animait était aussi virulente que la sienne. Nous venions tous les deux de réaliser que ce qui nous poussait à nous battre était si intense qu’il était impossible de faire taire ces raisons aussi facilement. L’issue de ce duel ne pouvait qu’être terrible pour l’un d’entre nous. Et je comptais y apporter une conclusion dès maintenant.

Je fondis sur lui. La vitesse de mes coups n’allait qu’en s’accélérant. Il répondait par une violence inouïe, ne lâchant rien. Néanmoins, quelques fois, la pointe de ma lame atteignait sa cible. Sa défense était de plus en plus vaine, et il n’avait plus la possibilité de contre-attaquer, je ne m’arrêtais plus un seul instant.

Je frappais, et frappais, son corps se retrouvait couvert d’entailles. Malgré ses tentatives de parade, la lame rouge passait au travers de sa garde comme si Caresse parvenait toujours à trouver un chemin vers son sang. Il n’arrivait plus à ralentir ce ballet mortel.

???: « Depuis quand t’es si fort ?! »

Il se retrouva rapidement dos au mur. Il ne parvenait plus à m’arrêter. Quelque chose en lui avait défailli. Les attaques continuaient de pleuvoir, sans qu’il ne puisse plus lutter.

Un son strident résonna dans la pièce. Ce bruit me rappela une bien triste vision. Ma lame était plantée dans le mur juste à côté de son épaule. Les traits de mon visage montraient une expression impitoyable.

???: « Arrête… »

Je retrouvais peu à peu mes esprits. Sans réellement m’être laissé emporté par mes sentiments, j’avais permis à mon corps de se fier à mon instinct.

Lucéard : « J’y suis peut-être allé un peu fort… Mais tu le valais bien. »

Il semblait être désespéré. L’idée de mourir avait dû lui ôter sa combativité. Son attitude me confirmait que le combat était fini. Je m’éloignais du vaincu, sans lui tourner le dos.

Il regardait fixement le sol, en silence. Je décidais de lui fausser compagnie.

Lucéard : « Bon, je dois aller libérer les otages, ne bouge pas d’ici. »

J’avançais prudemment vers la porte, essoufflé. J’espérais que son éthique de combattant lui fasse accepter les conséquences de sa défaite, sans que je n’aie à le neutraliser pour de bon.

Néanmoins, alors que je mettais la main sur la poignée.

???: « Et après quoi ? »

Son ton était particulièrement inquiétant. Je tournais la tête dans sa direction.

???: « Je vais me faire arrêter, perdre tout l’argent que j’ai récolté, et passer quelque temps en prison, c’est ça ? »

Sa façon agressive de parler fit passer ses propos pour des reproches, ce qui m’indigna.

Lucéard : « Il fallait y réfléchir avant à tout ça. »

Il tourna son regard vers moi, la résolution dans ses yeux était plus intense que tout ce que j’avais pu voir jusque là. Mon corps se raidit à l’idée d’être la cible de ce regard perçant.

???: « Tu penses que les choses sont si simples ? »

Néanmoins, je lui tenais tête.

Lucéard : « Exact. Et toi, tu penses avoir de bonnes raisons de commettre des délits, ou même des crimes, peut-être ? »

???: « Je n’ai pas vraiment le choix… »

Comme s’il était astreint par un terrible fardeau, il empoignait à nouveau son arme. Je ne comprenais vraiment pas ce qui se passait dans sa tête, mais je trouvais ses raisons ridicules.

Lucéard : « C’est ce que disent tous ceux qui ont choisi la facilité. Faire ce qui est mal est toujours un choix de facilité, pas une fatalité. »

Caresse était toujours prête à continuer le combat.

???: « Je me fiche bien de ce que tu penses ! »

On échangea un coup porté par nos convictions respectives. Nous fûmes tous les deux repoussés par l’impact de nos armes.

Lucéard : « Il n’y a pas de bonne raison de s’en prendre à des innocents, il n’y en aura jamais ! »

???: « Ferme-la ! »

Le combat avait repris, plus féroce que jamais. Je me sentais encore plus engagé que jamais. Le poids de chacun de nos mouvements semblait plus important, comme si notre duel prenait une toute autre dimension. Il y avait bien plus qu’une victoire à la clé.

Lucéard : « Tu ne te rends pas vraiment, c’est ça ? »

Il grimaçait à l’idée d’avoir dû feindre la reddition pour survivre.

???: « Je ne peux pas me rendre. Je ne peux pas… ! »

Il m’acculait de nouveau sur la défensive. Sa volonté était en train de prendre le dessus, car une partie de moi voulait savoir quelles étaient ses intentions. Qu’est-ce qui pouvait le pousser à accomplir de tels méfaits ?

Je déviai son coup avant de reprendre ma salve d’attaques rapides. Mais tout en reculant, il s’accroupit, pivota sur lui-même et tenta de me faucher les jambes. Je ne pus que bondir en arrière.

Lucéard : « On dirait que tu as mon âge… »

Je commençais à sentir quelque chose.

???: « … »

Ses coups s’intensifiaient encore et encore. Les enjeux devaient être terribles pour lui. Je me calmais progressivement.

Lucéard : « Pourquoi fais-tu ça… ? »

??? : « … »

Il ne répondit pas, mais j’avais pu lire dans son regard.

Ce n’est pas de la haine envers moi dans ses yeux. C’est de la tristesse. Il a peur. Ce n’est qu’un bandit, mais j’arrive à voir une telle humanité dans ses yeux… Au fond, même le pire des malfrats ne peut s’en affranchir.

Ma lame faiblissait, mais mon cœur s’ouvrait davantage.

Ç’aurait été plus simple pour moi si tu n’avais été qu’un monstre…

Lucéard : « À quoi bon risquer ta liberté et ta vie pour quelques pauvres pièces ? »

???: « … »

Il s’interrompit un instant, comme pour réellement considérer ma question. Il fut parcouru par un frisson, puis me poignarda du regard. Je l’avais une fois de plus confronté à ses motivations. Ce qu’il avait au fond de lui le rendit plus fort encore. Plus il contemplait sa résolution, plus mon adversaire devenait puissant. J’en venais à avoir la certitude qu’il n’avait aucune limite.

???: « AAAAAAH ! »

Sa lame semblait à cet instant porter toute la tourmente qui sévissait en lui. Mes talents d’épéiste, mon corps, et tout l’entraînement qu’on m’avait prodigué ne pouvait résister à l’attaque qui approchait. Je claquai des doigts.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

L’onde de choc était plus forte que jamais. J’écarquillai les yeux en constatant le résultat. Le bouclier venait de se fissurer.

???: « Je ne peux pas échouer maintenant !!! »

Il renvoya un second coup qui fit éclater le sort de protection, et la brutalité de l’attaque m’écrasa au sol. Je ne pouvais plus bouger.

Mon adversaire, recouvert de blessures, s’avança vers moi.

Il me fixait, tout en levant sa machette jusqu’à ce qu’elle n’effleure le plafond.

Alors, c’est ainsi… Ce combat de convictions ne peut que se finir sur la mort de l’un d’entre nous ?

Je le regardai sévèrement.

Pour sauver les autres, je devrais être capable de céder à cette facilité. Mais je sais au fond de moi que ça n’est pas comme ça que ça doit se finir. Je ne suis pas un meurtrier.

Alors que j’aurai dû être en train de l’implorer à mon tour, il s’étonnait que mon expression soit on ne peut plus solennelle.

Lucéard : « Quel est ton nom ? »

???: « … »

La pointe de sa lame tremblait, engendrant un léger cliquetis métallique.

Lucéard : « Tu as l’air seul. »

Je ne le quittais pas des yeux, j’essayai de voir au travers de son masque.

Lucéard : « Je n’arrive pas à deviner ce qui te pousse à faire ça. Mais je souhaiterais t’aider. Tu n’as pas à te battre seul. Aide-moi à libérer les otages, et je te promets qu’on trouvera un moyen. »

Alors que je devais être en position d’infériorité totale, la prestance que je lui montrai me donnait l’ascendant sur lui, comme si un roi s’adressait à son sujet.

Ses lèvres se pincèrent. Sa machette était en proie au doute.

???: « Tu ne peux rien pour moi… Je ne suis pas idiot. Je n’irai ni en prison ni nulle part ailleurs. Je n’ai pas besoin que tu comprennes. »

Il n’essayait plus de dissimuler son hésitation, mais s’apprêtait à frapper malgré tout. Ce qui l’empêchait encore d’abattre son arme était mon visage serein.

Lucéard : « Si tu comptes vraiment me tuer, alors oublie. Je ne vais pas mourir. Je compte bien revoir des gens importants pour moi. Je ne te laisserai pas nous séparer. Si tu veux vraiment me donner le coup de grâce, essaye donc. Mais c’est voué à l’échec. Je ne perdrai jamais, quoi qu’il arrive. »

Il restait pétrifié. Il pouvait lire dans mes yeux que même si ma résolution s’était adoucie, j’y croyais si fermement que je n’imaginais pas qu’il puisse venir à bout de moi.

???: « Je devrais en avoir fini avec toi depuis bien longtemps. »

Il se maudissait de ne pas avoir agi comme il devrait. Cela revenait à faire passer quelque chose d’autre avant ce qu’il considérait comme le plus important.

Lucéard : « Moi, je m’appelle Lucéard. »

Je lui montrais mon sourire. Ce combat en avait dit assez sur lui pour que je puisse lui accorder ma sympathie.

???: « … »

Lucéard : « Tu n’as jamais tué qui que ce soit, je me trompe ? »

???: « … »

La lame de sa machette se planta à ma gauche. Lui non plus ne bougeait plus. Cette conversation se finit par le regard. Ce qu’on échangea dans le silence pendant ces quelques instants s’avérait plus important encore que tout ce que nous avions dit plus tôt. Je lisais ses doutes dans ses yeux, il lisait une force inaltérable dans les miens.

Je ne pouvais pas affirmer avoir gagné cet affrontement, personne n’aurait pu dire si l’un de nous était supérieur à l’autre. Mais l’issue de ce duel ne pouvait pas plus me satisfaire. J’avais réussi à abandonner pendant quelques instants toutes les choses futiles qui habitaient habituellement mon esprit lors de mes combats. Mon adversaire avait réveillé en moi ce qui m’était le plus essentiel, et j’en avais fait autant. C’est en réalisant cela que je compris qu’il n’était plus mon ennemi.

Alors qu’il s’apprêtait à parler, quelque chose attira son attention. Je n’avais pas réussi à entendre, mais pour lui, ce qui venait de faire naître une terreur insondable dans son regard était plus que distinct à ses oreilles.

???: « …C-cette voix…à l’instant… ? »

Sans perdre un instant, il se rua vers la porte, l’ouvrit et je pus entendre à mon tour qu’il y avait du vacarme à l’étage.

Alors que l’homme à la machette venait de disparaître, je vis un autre emprunter cette même porte, je ne l’avais jamais vu, mais il ne me fallut qu’un instant pour comprendre.

Un autre bandit… ?! Mais alors, ça veut dire que les autres ont été…

Vaincus ? Tués ? Je n’en savais rien. Mais si on se fiait à nos théories, je n’aurais pas dû croiser un autre adversaire.

Je me relevai, blême. L’homme attaqua sans attendre. Il n’était qu’assoiffé de sang. Il riait comme un dément en brandissant une petite hache.

Lui aussi est fort !

Caresse pouvait tenir la distance, et ma résolution ne se dissipait toujours pas. Néanmoins, j’étais troublé par la soudaine évolution de la situation.

Un deuxième homme fit son entrée, son regard tout aussi mauvais en disait long sur ses intentions. Ils étaient alliés, et cela signifiait le pire pour moi.

Je dois économiser ma magie. Si je ne peux pas venir à bout d’eux, je ne pourrais certainement pas libérer les otages.

Je n’imaginais ni Ceirios ni Baldus se faire vaincre par des types comme eux, il devait y avoir une autre explication. J’essayai tout du moins de m’en convaincre. Il n’y avait pas de sang sur leurs lames, et j’en venais à craindre que nos ennemis aient reçu d’une façon ou d’une autre des renforts.

Je jouais autant que possible sur ma mobilité. Combattre en infériorité numérique était vraiment trop contraignant, même en ayant un léger avantage sur eux. Avais-je vraiment le loisir de me donner à fond contre eux ? L’indécision allait finir par me coûter la vie.

Dos au mur, je cherchais un moyen de m’extirper de cette situation désavantageuse. Je ne tenais Caresse plus qu’à une main, et commençai à lever l’autre.

Avec un large sourire, mes deux ennemis jaillirent furieusement sur moi les armes en l’air.

Une machette s’interposa entre nous, et brisa les deux bras du premier. En un coup de pied, le second fut désarmé.

Le garçon de tout à l’heure me tournait le dos, et regardait les derniers venus s’enfuir. Son ton était toujours aussi grave.

???: « Moi, c’est Léonce. »



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