-1-
Dans la paisible forêt d’Azulith, un soudain tumulte gronda depuis les souterrains, alertant la faune environnante. Un groupe d’individus, portés par un flot de squelettes jaillissant, surgit à la surface. Nous atterrîmes tous dos à la crevasse dans laquelle j’étais tombé. Kaia salua les squelettes qui retournaient dans les abysses s’y reposer pour l’éternité. Seul le plus grand d’entre eux resta avec elle.
Bléka : « Kaia, tu te rends compte de ce qu’on pourrait faire avec ces squelettes ? »
Le regard blasé, la jeune fille semblait imaginer sa sœur et elle vivre comme des princesses dont les sujets seraient des ossements claquant des dents.
Bléka : « Dis, c’est vrai que tu as le crâne rouge ? »
Bléka essayait de regarder dans l’oreille de sa jumelle dans le but de vérifier. La jumelle en question semblait déjà avoir accepté ce nouveau pouvoir et ne faisait pas attention au comportement de sa sœur.
Kaia : « Je… Je n’en sais rien, mais ça ne se verra pas…si ? »
Bléka : « Tu n’as même pas les dents rouges. »
Hélas, même si obtenir un si grand pouvoir est une aubaine, il doit certainement s’agir de magie noire. Je m’inquiète vraiment pour Kaia.
Dodul : « Bon, c’est pas tout ça, mais, moi j’me casse. »
L’homme recouvert de sang et d’armes commençait à s’éloigner, las de cette histoire.
Duxert : « Oh non ! On est camarade virils maintenant, tu dois rester manger avec nous ! »
Je n’avais pas encore réussi à accepter ce banal malfrat, mais les deux apprentis de la grand-mère semblaient déjà l’avoir adopté.
Dodul : « J’peux pas. Je devais kidnapper des enfants, mais j’suis pas assez fou pour m’en prendre à ces gamines. Parce que j’suis en sale état, hein ! Sinon, je vous fracasse tous ! »
Il ne se montrait pas hostile pour un sou, quoi qu’il ait pu dire. Dux-Brak était pourtant toujours prêt à en découdre, juste pour le divertissement.
Brakmaa : « Ah ouais ? Alors pourquoi on se battrait pas si t’es si fort ! »
Dodul : « Faut que je rentre voir le chef, il va me tuer quand je vais lui dire ce qu’il s’est passé, mais bon. J’en ai vu d’autres, haha ! »
Après avoir exhibé sa dent manquante dans un rire tonitruant, il se rendit compte que les deux fillettes étaient accrochées à lui et qu’il était techniquement en train de repartir avec. Kaia était déjà au bord des larmes, là où sa sœur se contentait de froncer les sourcils, comme pour le menacer.
Kaia : « Restez ! Tout le monde sera gentil avec vous dans notre village, vous verrez ! On sera triste si vous mourrez parce que votre chef est en colère !»
Bléka : « Oui, ou vous pouvez peut-être nous amener là-bas pour prouver que vous avez réussi, et après, on repart pour le déjeuner. »
Non, Bléka, ça c’est encore pire.
Dodul s’esclaffa de plus bel.
Dodul : « Les gars comme moi ont pas le temps de faire copain-copain. J’ai passé ma vie à piller, tuer et voler. »
Bléka : « Vous avez passé votre vie à puer ? »
Aucune des deux fillettes ne semblaient affectées par ses propos.
Dodul : « Tout à l’heure, si l’autre naze avec sa flûte était pas intervenu, petite Bléka, je t’aurai rapporté à notre chef. Et franchement, t’aurais pas aimé, mais moi, j’en aurais eu rien à carrer . Même s’il t’avait tué sous mes yeux, j’aurai applaudi. Et pourtant, maintenant… »
Il grimaçait en tentant de repousser les fillettes en vain.
Dodul : « Vous m’invitez à venir chez vous pour manger ?! Même pour y vivre ! Comment vous avez fait pour survivre aussi longtemps dans un monde pareil ?! »
Kaia : « Moi, je vous aime bien. Vous étiez super impressionnant quand vous avez fracassé le gros squelette ! Et puis, vous dites toujours des choses amusantes !»
Bléka : « Vous m’avez rattrapé alors que je croyais avoir tout perdu. Peut-être que ça n’a pas d’importance pour vous, mais moi j’oublierai jamais ça. Je vous suis reconnaissante. »
Les deux fillettes le regardaient avec des yeux ronds et de grands sourires. …Surtout Kaia, en vérité. Mais les sentiments de Bléka se lisaient tout autant sur son visage. Dodul était sous le choc, il finit par rire jaune.
Dodul : « N’importe quoi ! C’est vous qui m’avez sauvé les miches. J’aurai dû caner. Mais toi, p’tite Kaia, t’étais prête à te sacrifier pour sauver un type comme moi. Après, va pas croire que je t’épargne parce que j’te suis redevable. J’en ai rien à foutre, t’entends ?! C’est juste que… J’ai plus spécialement envie qu’il t’arrive des bricoles. …Pareil pour ta sœur. »
Il se rendait compte que son discours ne collait pas avec toutes les valeurs qu’il incarnait, et les repoussa brusquement avant de s’éloigner.
Dodul : « Alors dégagez fissa avant que j’oublie ! »
Les deux fillettes avaient des étoiles dans les yeux. Elles se jetèrent de plus bel sur lui pour tenter de le couvrir de bisous. Dodul se débattait en grognant. Je regardais cette scène de loin, ce qui venait de se passer résonnait toujours en moi. Mes doutes ne faisaient que s’amonceler, mais d’une certaine manière, je me sentais, même si ce ne fut qu’un peu, grandi.
Je n’aurai jamais cru que ce Dodul ait pu dire de telles choses. Je n’avais aucun doute sur le fait qu’une vermine comme lui serait notre ennemi jusqu’à son dernier souffle. Mais les circonstances ont fait qu’il s’est retrouvé avec nous, et l’attitude de Kaia a dû avoir un impact sur lui. Il n’a pas mérité toute cette attention, c’est sûr… Mais… Peut-être que ce sont ces deux fillettes qui sont dans le vrai, après tout.
Dodul s’enfuyait après avoir pu se libérer de l’étreinte des jumelles.
Dodul : « Si vous avez le malheur de retomber sur moi, je vous montrerai le vrai pouvoir de la tempête de muscles ! Le chasseur fou va guérir en un éclair et repartir semer le chaos ! »
Il partit en caquetant fièrement. Il retrouva son arbalète dans un buisson quelques mètres plus loin, elle était en deux morceaux. Il continua sa route la tête basse, bien moins vaillant que l’instant d’avant.
Kaia et Bléka se cramponnaient à présent à moi, ne me laissant pas le loisir de rebrousser chemin seul. Je me retrouvais à suivre le petit groupe le long d’un étroit sentier. Tout le monde félicitait Duxert pour son jeu de scène.
Tout s’était bien fini, mais je ne pouvais pas dire être apaisé. Je n’avais pas eu un grand impact sur ce dénouement. Pire encore, si je n’avais pas été aussi faible, j’aurais pu vaincre le squelette à la tête rouge avant même qu’il ne puisse s’en prendre à Kaia. Personne n’aurait eu à souffrir, et Kaia n’aurait pas été victime de son influence. Peut-être pouvait-il encore reprendre le dessus sur elle…
Mon cœur se serra quand j’aperçus le village. Les gens l’appelaient sobrement Azulith. C’était ici que j’avais perdu ma sœur.
Comme si les fillettes avaient tout deviné, elles me firent savoir qu’elles étaient là en resserrant leur poigne autour de mes mains.
Kaia : « Comment vous sentez-vous, monsieur Lucéard ? Dites-le nous si vous êtes mal à l’aise.»
Bléka : « Oui, nous voulons juste vous remercier. Ce n’est pas drôle si vous n’êtes pas heureux. Surtout que vous avez été si gentil avec nous. A un moment, j’ai bien cru que vous étiez le seul de mon côté. »
Le grand sourire de l’une et la discrète risette de l’autre me rassuraient un peu. J’éprouvai même de la culpabilité à ressentir un peu de plaisir. Je n’avais évidemment pas l’habitude de recevoir autant d’affection de la part du Maître. Je n’en recevais pas du tout, d’ailleurs.
La tour était encore en réparation, et chacun vaquait à ses occupations. Marchands et familles vivaient ici. Cela ressemblait à s’y méprendre à un véritable village. Il n’y avait pourtant qu’une seule rue, qui menait droit au QG de Lusio. Mon père n’avait apparemment pas fait raser cet endroit à la suite de notre disparition.
Installée légèrement en pente, une charmante maison se dressait face à nous. C’était là notre destination. La tour disparut de ma vue quand une autre demeure l’éclipsa. Quelques voisins prirent le temps de jeter un œil sur notre groupe. Voyant que je m’intéressais à cette bâtisse, Mamie m’adressa la parole.
Mamie : « C’est la maison de Myrkur, mon chou. Enfin, son mari n’aimerait pas que j’en parle ainsi. Eheheheheh ! »
J’y comprenais que cette dame devait être la figure d’autorité de ce foyer.
Une femme d’une trentaine d’année apparut alors de derrière la porte qui se trouvait être notre terminus. Frêle, pâle et ténébreuse, son apparence en disait long sur l’hérédité des deux jumelles.
Myrkur : « Bléka ! Kaia ! Vous êtes revenues. Je me suis fait un sang d’encre. »
Le soulagement de leur mère était un plaisir à voir. Encore une fois, elle n’avait rien d’un bandit. Elle me faisait plutôt penser à une sorcière. Les deux fillettes semblaient aussi exulter à l’idée de retrouver leur famille.
Bléka : « Mère, je suis contente de vous revoir. »
Outre son ton, son langage était bien trop soutenu pour être honnête. Elle était encore dans son rôle de princesse.
Myrkur : « Bléka, arrête de me parler de façon aussi impersonnelle ! »
C’est pourtant vraiment comme ça que nous autres nobles sommes censés nous exprimer…
Visiblement habituée aux sottises de ses filles, leur mère la gronda gentiment.
Bléka : « On a ramené un invité, maman. Il m’a sauvé la vie tout à l’heure. »
Alors que Bléka tentait de me présenter, le visage de Myrkur se fit sévère.
Myrkur : « Montre-moi tes mains, Bléka. Et toi, Kaia, qu’est-ce qui est arrivé à ton épaule ? Vous vous êtes mises en danger ? Rentrez tout de suite à la maison. »
Les fillettes ne pouvaient pas espérer cacher de telles blessures, et semblaient culpabiliser. Toujours excédée, leur mère se tourna vers le reste d’entre nous.
Myrkur : « Vous aussi, rentrez. Rentrez tous ! »
Tous se plièrent à ses ordres en silence. Avant que je n’entre, elle s’adressa à moi avec plus de délicatesse.
Myrkur : « Mon garçon, tu es Lucéard, n’est-ce pas ? Je pense que tu ne crains rien ici, mais tu devrais éviter d’être vu, si possible. »
Je hochais la tête en silence. Je m’étonnai de sa perspicacité. Elle avait dû comprendre dans la réaction des siens que je n’étais pas juste un voyageur de passage.
-2-
Le salon encombré qui se trouvait de l’autre côté de la porte d’entrée dégageait quelque chose de chaleureux. La grande table divisait en deux la pièce. La chambre des filles se trouvait apparemment sous le toit. On pouvait y accéder en montant un escalier particulièrement étroit qui ressemblait davantage à une échelle. Une étrange porte en métal attira mon attention. Elle se trouvait face à la porte principale, à l’autre bout de la table.
Tout ce qui n’était pas luxueux me rappelait la demeure d’un de mes oncles, ce qui m’évoquait une certaine nostalgie. Je repensais ensuite à mon Palais. Trouverais-je la force d’y retourner ? Il le fallait. Père devait savoir…
Myrkur : « Lucéard, cesse de broyer du noir. J’apprécierai que mes invités aient l’air de se plaire ici, compris ? »
Bien que son ton fut léger, elle me regardait d’un air insistant.
Lucéard : « Désolé. C’est très aimable à vous de m’accueillir. »
Pris au dépourvu, je me retrouvais à déblatérer des mondanités.
Myrkur : « Blah blah blah, épargne-moi tes manières, le Prince. Je ne suis qu’une mère au foyer qui étudie dans son sous-sol les magies les plus sombres qui soit. »
Ce n’est pas anodin du tout.
Lucéard : « Vous étudiez la magie noire ? »
Myrkur : « Ne fais pas mine d’être surpris. Notre lignée est puissante. Ne me fais pas croire que notre affinité pour les ténèbres ne se remarque pas ? »
Non, c’est sûr. C’est le moins qu’on puisse dire.
Lucéard : « Vous êtes une sorcière? »
J’étais à présent assez en confiance pour lui demander ouvertement. Elle ne semblait pas corrompue par ses pouvoirs, contredisant ce que le Maître m’avait expliqué.
Myrkur : « Quelque chose du genre, oui. Mais ne te méprends pas. Les pouvoirs de la lignée des Pénumbra sont plus forts encore que les ténèbres que nous exploitons. Les simples mages se pervertissent au contact de cette magie. Cependant, dans notre famille, les femmes sont capables de recourir à la magie noire sans en subir les effets néfastes. »
La prestance de cette femme m’empêchait de remettre en question cette affirmation, aussi étonnante soit-elle. Cela expliquait beaucoup de choses concernant les fillettes.
Myrkur : « D’ailleurs, Kaia, viens avec moi. Je vois que tu as reçu une malédiction. »
Kaia déglutit en entendant l’intonation de sa mère.
Bléka : « Mère, puis-je venir aussi ? »
Myrkur : « Arrête de parler comme ça, Bléka… Et non, tu ne peux pas venir. »
Sur ces mots, elle ouvrit la porte métallique et traîna du bout de sa main Kaia, qui ne faisait aucun effort pour avancer. La porte se referma. Un déclic nous indiqua que nous ne pouvions plus y rentrer.
Lucéard : « Madame Pénumbra a immédiatement décelé ce qui était arrivé à Kaia, comment est-ce possible ? »
Je m’étonnais de constater de tels pouvoirs. J’avais pourtant déjà eu un avant-goût de ce dont étaient capables ses filles.
Mamie : « Myrkur est notre érudit Magister. En dehors de ses capacités héréditaires, ses connaissances du monde de la magie sont aussi vastes que précises. Surtout en ce qui concerne la magie noire, tu l’auras compris, mon lapin. »
Lucéard : « Érudit quoi ? »
Mamie : « C’est comme ça que l’on appelle les spécialistes de la magie dans les petites communautés. Myrkur s’occupe de faire des recherches ici, dans son sous-sol qui est relié aux souterrains d’Azulith. »
Lucéard : « D’ailleurs, je me demandais, ces souterrains s’étendent sous toute la forêt ? J’ai l’impression qu’il s’agit d’un immense dédale. »
Mamie : « Ah, eh bien ça, c’est le genre de choses qu’il faut demander à l’érudit Magister. »
De son air le plus vil, la vieillarde souriait d’un air railleur.
Pourquoi je discute avec cette grand-mère imbuvable en premier lieu ?
Bléka apposait ses mains bandées contre les petits carreaux de la fenêtre, elle regardait au travers avec un vague intérêt.
Bléka : « Il se passe quelque chose dehors. »
Mamie : « Les voilà. »
Changeant de ton, Mamie se dépêcha de sortir. Brakmaa m’enfonça un casque sur le crâne avant de sortir à son tour, suivi de près par Duxert.
Je préférai faire fi de leurs mises en garde et j’ôtai aussitôt ce couvre-chef nauséabond, avant de les rejoindre.
J’aperçus, une fois dans la grande rue, qu’à l’entrée du village se trouvait une armée de bandits. La centaine d’hommes semblait assoiffée de sang, mais leur équipement était très limité.
Des bandits contre des bandits.
Il n’y a pas si longtemps, j’aurai trouvé ça pratique que ces gens s’entre-tuent. Mais en réalité, même une telle bataille ne pouvait rien engendrer de bon.
Leur chef était facilement repérable. Tout sur lui suggérait qu’il était un guerrier accompli et respecté. De plus, il était le seul à avoir la chance de posséder une monture. La monture en question était un étrange cervidé, aussi bas qu’un poney, mais ses robustes bois, au nombre de quatre, s’étendaient de chaque côté, et rendait un éventuel assaut de front impraticable. Cette créature extrêmement poilue semblait douce au toucher. C’était un Ceirquois.
Je déduisais grâce à leurs tenues et leurs diverses décorations que certains d’entre eux étaient gradés. Leur hiérarchie permettait à leurs meilleurs guerriers de se retrouver en première ligne. L’un de ceux-là était entièrement recouvert de bandages.
Oh pitié… Me dites pas que c’est Dodul…
Plutôt que d’être navré de le recroiser si tôt, j’étais étonné de le voir se tenir prêt au combat, malgré son état d’infirme.
Leur leader prit la parole, du haut de son fidèle destrier.
???: « Je suis le Général Fruidmehr Fougäss, chef des Tyrans d’Azulith. Nous sommes la plus puissante organisation du duché ! Personne ne peut se mettre sur notre route. Et vous… »
Son assurance faiblissait à chacun de ses mots, il semblait avoir un trou de mémoire. Un des siens vint discrètement lui souffler dans l’oreille.
Fruidmehr : « Et vous, poignée de malfrats inférieurs, vous avez empiété sur notre territoire ! En conséquence, nous allons procurer…précédé… »
Le guerrier tendit l’oreille de nouveau. Il hocha la tête plusieurs fois.
Fruidmehr : « …Nous allons procéder à la destruction de votre village ! »
Les Tyrans d’Azulith applaudirent vivement. Cela devait être la première fois que leur “Général” réussissait aussi bien à réciter son texte.
Une partie des villageois étaient inquiets. Je devais être le seul à avoir pouffé de rire en entendant son nom. Ceux qui étaient aptes à se battre s’avancèrent sans grande crainte.
Ils semblaient avoir anticipé cette soudaine attaque. Je devinais alors que Mamie avait pu utiliser ses yeux comme moyen de communication pour indiquer aux siens la fin du pacte de non-agression.
Deux visages familiers sortirent de la tour.
Frem : « Enfin un peu d’action. J’en avais marre de réparer ce foutu mur. »
Masse sur l’épaule, le jeune bandit trépignait à l’idée de mettre en pièces ses adversaires.
Nÿzel : « Je te vois venir, mais rappelle-toi, on attend les ordres avant d’attaquer. »
Le deuxième portait un fourreau de chaque côté de ses hanches et semblait plus détendu.
Lusio : « Vous deux, assurez-vous que personne ne soit blessé. Je m’occupe de décimer leurs troupes. »
Sur ces paroles que je ne pus entendre, le chef sortit. J’eus des vertiges à l’instant où je reconnus son visage. Il était toujours étrangement mélancolique. Mon sang ne fit qu’un tour.
Lusio était la deuxième personne à revenir le plus dans mes rêves, et symbolisait ce moment où toute ma vie avait été réduite en poussière.
Le visage fermé, je tendais mon bras pour empoigner la flûte-double de ma sœur.
Seulement, ma main ne parvint qu’à attraper celles de Bléka.
Bléka : « Lucéard, reprenez-vous. Ce n’est pas ça que vous devriez faire. Ce n’est pas vous. »
La fillette semblait réellement affectée par mon état. Cette douce sensation me calmait à peine. Je me rendais compte de mes limites.
Je croyais être définitivement revenu depuis l’incident dans mon paradis secret, mais il faut croire que je n’ai pas encore accepté. Ce n’était qu’une façade pour me protéger… Au fond de moi, je me demande encore pourquoi il a fallu que tout cela arrive…
Bléka bondit aussi haut qu’elle ne put et me flanqua une baffe.
Le bandage sur sa main droite se tachait de rouge depuis l’intérieur, mais ce n’est pas ce qui faisait souffrir la jeune fille.
Bléka : « Je suis vraiment désolée. Mais si vous m’y forcez, je recommencerai. Vous devez vous calmer, Lucéard, je vous en prie. »
Je restais déboussolé quelques instants, pas par le coup, mais bien par son attitude.
Lucéard : « …Tu as bien fait, Bléka. C’est moi qui suis désolé… »
J’avais l’impression de la décevoir, et c’était d’autant plus douloureux pour moi.
Le ciel se couvrait lentement.
Fruidmehr : « Tuez-moi tous ces chiens ! »
Au signal, toute son armée poussa un long cri de guerre avant d’accourir en direction du village, espérant piller et détruire autant que possible.
Bien avant qu’ils n’atteignent le mur formé par les combattants d’Azulith, l’un des guerriers de Fruidmehr se retrouva avec une hache plantée dans le dos. Un autre devint hystérique et finit par se brutaliser lui-même. Un troisième se recroquevillait au sol en implorant à l’aide. Certains s’éparpillaient et brandissaient leurs armes dans le vide.
C’était le chaos.
Fruidmehr : « Mais c’est quoi ce délire?! C’est d’la sorcellerie ! Tuez leurs mages ! »
Plus personne n’écoutait le général, qui s’égosillait dans le vide. Il finit par apercevoir Lusio. Ce dernier fermait les yeux et demeurait parfaitement immobile. Même un idiot complet pouvait faire la bonne déduction.
Fruidmehr : « Hahaha ! Toi, là-bas, tu vas mourir ! »
Il pointa sa lance en direction de Lusio.
Fruidmehr : « Dodul, occupe-toi de lui ! »
Pourtant, un idiot complet se serait sans doute aperçu qu’il ne faisait pas le poids contre cet homme. Sa force se ressentait de très loin. Voulait-il envoyer Dodul à la mort pour tester le représentant de ses ennemis ?
Dodul : « Tout de suite, chef ! »
L’homme aux bandages avançait d’un bon pas, lui qui n’était pas encore affecté par les illusions de sa cible. Hélas pour lui, Duxert et Brakmaa se mirent en travers de son chemin.
Duxert : « Tu vas mourir si tu continues, monsieur-presque-mort-de-toute-façon. »
Brakmaa : « Notre chef est bien trop fort, l’ami ! Viens plutôt manger chez nous !»
Cette mise en garde n’avait rien de menaçant, c’était un conseil de la part de personnes qui s’inquiétaient pour Dodul.
Dodul : « M’en balance, laissez-moi passer. Les ordres, c’est les ordres. Si vous vous écartez pas, je vais devoir commencer par vous ! »
A peine eut-il fini son discours, Dodul se fit allègrement tabasser par le duo de choc. Il gisait désormais au sol, tous ses bandages avaient été déchirés, révélant son visage boursouflé.
Duxert et Brakmaa repartirent aussitôt pour s’occuper de finir le travail de Lusio.
Dodul se mit finalement à ricaner et rampa furtivement parmi les villageois en se rapprochant de la tour. Lusio était toujours en haut des petits escaliers qui séparaient le village de son repaire.
Dodul : « Je les ai bien eu. Il fallait frapper plus fort si vous vouliez me vaincre ! »
Visiblement fier de son piètre stratagème, le chasseur fou leva son arbalète rafistolée, son carreau pointait dans la direction de Lusio. Il avait une chance minime de l’atteindre sans que celui-ci ne le remarque. C’était le dernier espoir des siens. Mais je ne me faisais pas d’illusion pour lui. Il allait se faire rétamer. Et aussi pitoyable que ce fut, j’éprouvais de l’inquiétude pour lui.
Dodul : « Avec les compliments du chasseur fou ! »
Le tonnerre gronda.
Une petite silhouette était apparue devant lui. Il baissa son arbalète.
Dodul : « Dégage petite, je suis occupé, là. »
Bléka lui lançait un regard tout bonnement terrifiant. Même après avoir su pour leur famille, je ne les voyais toujours que comme d’adorables fillettes. Néanmoins, cette expression démoniaque était digne de sa lignée. J’étais moi-même intimidé par ce visage glacial.
La jeune fille avançait lentement vers Dodul, dans le plus parfait silence. Il pouvait sentir les ténèbres l’envelopper. Elle finit par poser sa main pâle et blessée contre le cœur de Dodul, tout en douceur.
Bléka : « Funebris Somno. »
Un choc parcourut Dodul, qui s’écroula au sol. Il ne bougeait plus.
Même si je ne pouvais y croire, ce que je venais de voir m’amena à la plus horrible conclusion. Je m’approchais de Bléka, dans l’incompréhension.
Lucéard : « Bléka… ? Tu… Tu l’as tué… ? »
Son regard infernal se tourna vers moi.
Bléka : « Le repos funèbre expédie ses victimes dans le monde des morts instantanément. »
Son ton monotone prenait une tournure morbide qui me glaça le sang.
Lucéard : « T-tu n’as pas pu faire ça ?! »
Dodul : « Tu m’as tué ?!! »
Le vent souffla.
Dodul : « Ah. Mais non. »
Il constata par lui-même qu’il était bien vivant. Bléka était de retour à la normale.
Bléka : « Je ne vous ferai jamais de mal, Dodul. Je vous aime trop. »
Dodul se frottait le crâne, ne comprenant pas ce qui lui était arrivé. Il se retrouvait au dépourvu après avoir entendu des mots que jamais personne ne lui avait dit.
Lucéard : « Mais alors, c’était quoi à l’instant ? »
Bléka : « Je peux retirer la vie à quelqu’un pendant une seconde. C’est très épuisant pour celui qui subit ce sort. Je suis désolée d’en être arrivée là, mais je tiens trop à vous deux pour vous laisser attaquer Lusio, et mourir. »
Son indifférence touchante n’affectait toujours pas Dodul.
Dodul : « Je dois respecter les ordres, ptite Bléka… Mais là…j’ai vraiment plus la force, ni la volonté de faire quoi que ce soit. »
Il était blême. Outre son anémie évidente, le sort de Bléka avait dû drainer beaucoup de son énergie vitale. Je ne pensais pas voir Dodul reconnaître sa défaite un jour.
Bléka : « Désolée de vous avoir fait peur, Lucéard. Je ne veux pas que vous me détestiez, mais maman dit toujours que l’attitude qui va avec l’utilisation de la magie noire est aussi importante que le sort lui-même. »
Elle faisait cette tête démoniaque juste pour s’amuser… ?
Encore une fois, j’étais bluffé. Puis je finis par me rendre compte de son regard insistant. Bléka craignait réellement que je n’en sois venu à la craindre.
Lucéard : « Ne fais pas cette tête, enfin. Bien que je ne te connaisse que depuis ce matin, j’ai la prétention de savoir qui tu es… Et… Tu es… Une fille…bien. »
La situation me poussait inévitablement à reconnaître ce que je pensais d’elle, mais cela ne me ressemblait pas. Dire des choses gentilles m’embarrassait beaucoup.
Bléka : « Vous allez me faire rougir. »
Elle lut à travers mes mots et pour me féliciter de mes efforts, la fillette élargit au maximum son sourire, même si son ton restait parfaitement neutre.
-3-
Les lourds nuages noirs plongèrent le champ de bataille dans les ténèbres. Des armures d’ombres se levèrent ça et là et brisèrent les derniers espoirs de Fruidmehr. Ce dernier aurait dû ordonner la retraite, mais il décida de se battre jusqu’au bout.
Fruidmehr : « Pour qui tu te prends ?! Tu triches ! Je partirai pas sans avoir tué ! »
Acculé, il ordonna à son étrange monture de partir au galop, profitant d’une brèche dans la défense de l’entrée du village. Les quelques habitants encore dehors s’étaient éloignés pour ne pas gêner les combattants. Il repéra aussitôt Bléka, alors que nous étions en train de discuter, et souleva sa longue arme d’hast.
Fruidmehr : « Adieu la mioche ! »
Bléka se rendit compte de sa présence trop tard.
Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »
Lusio ouvrit les yeux.
Le bouclier avait ralenti la lance, qui parvint malgré tout à perforer mon sort de protection. Heureusement, Bléka avait eu le temps de se mettre hors de portée.
J’avais à peine pu lui faire gagner du temps, mais Fruidmehr n’en resta pas là. Se montrant très habile, il changea sa trajectoire avec vélocité, et dans un mouvement expert il renvoya un coup d’estoc droit dans le dos de la fillette avant même que je ne pus crier l’incantation.
Lucéard : « AUXILIA… ! »
Trop tard. Le coup venait de transpercer non pas Bléka…mais Dodul.
Bléka se retourna, et écarquilla les yeux. La pointe de la lance ressortait du dos de son ami, couverte de sang. La fillette ne put qu’à peine prononcer son nom.
Bléka : « Dodul…! »
Il s’était relevé pour protéger la fille à l’aide de tout son corps. Kaia venait de rejoindre la rue et avait assisté à toute la scène. Son visage se décomposa.
Fruidmehr : « Qu’est-ce que tu fous là, Dodul ? Tu n’es vraiment bon qu’à mourir ! »
Le bandit qui venait de sauver Bléka empoigna de ses deux mains la lance qui le transperçait.
Dodul : « …Personne peut tuer le chasseur fou. »
Kaia : « Dodul ! Dodul ! »
Kaia accourut pour rejoindre sa sœur, elles étaient toutes deux terrorisées. Duxert et Brakmaa se retournèrent en entendant les cris de leur amie.
Fruidmehr : « Comment tu peux être encore debout dans ton état ?! »
Intimidé par l’aura héroïque de Dodul, son chef perdit ce qui lui restait de sang-froid.
Dodul : « J’suis bien d’accord… Ça devrait être moi le chef ! »
Il pivota sur ses hanches, et entraîna dans les airs Fruidmehr qui se cramponnait au manche de la lance. Le général se retrouva au sol, qu’il heurta la tête la première.
Nous étions tous abasourdis par ce tour de force. Plus personne n’osait se battre.
Frem : « Je rêve ou ce type vient de faire ce que je crois ?! »
Nÿzel n’osait pas répondre. Sa mâchoire s’était décrochée.
On dit souvent qu’un bandit qui survit devient rapidement fort.
Dodul se tenait encore droit, regardant de haut son ancien chef.
Celui-ci deviendra invincible s’il continue comme ça.
Leur regard valeureux de Dodul se tourna vers moi, il était solennel.
Dodul : « Euh, quelqu’un peut m’enlever ce truc ? »
Même s’il ne se comportait pas comme un héros, je restais béa.
Fruidmehr : « Avec plaisir, fumier ! »
Le général vaincu reprit son arme en l’arrachant d’un coup sec. La giclée de sang qui s’ensuivit aveugla la monture de Fruidmehr, qui paniqua et rua de toutes ses forces, assommant pour de bon son maître. La bataille se finit ainsi.
Je soupirai devant le ridicule de la scène avant de m’approcher de Dodul.
Lucéard : « Tu es sûr que ça va, Dodul ? »
Dodul : « J’ai un peu la tête qui tourne, mais je me sens bien mieux maintenant ! »
Sa fureur de vivre était resplendissante.
Bléka : « Mon preux chevalier, vous saignez énormément… »
Bléka avait des étoiles dans les yeux. Jamais Dodul n’avait pensé qu’un jour quelqu’un le regarderait ainsi. Il se sentit obligé de faire le malin.
Dodul : « De quoi ? Oh, ça ? C’est juste…une blessure artificielle. »
Superficielle, tu veux dire…
Il avait un peu trop confiance en lui. Et même si je n’étais absolument pas prêt de le reconnaître, je m’inquiétais pour lui.
Lucéard : « MAGNA CURA EIUS ! »
Mes réserves magiques m’avaient semblé grandir à vue d’œil. Mais un Magna restait au-delà de mes capacités pour le moment. Le sort fonctionna et enveloppa Dodul d’une douce lumière, mais je m’écroulai dans l’instant d’après, suivi de près par la cible de mon sort.
Dodul : « J’arrive pas à croire que j’ai battu le chef, ce gars là était vraiment que d’la gueule. »
Lucéard : « Je dois dire que c’est ce que je pensais de toi, aussi. Mais on dirait que tu as finalement eu le courage de changer de camp. »
Tous deux vidés de notre force après cette longue journée, nous n’avions même plus assez d’énergie pour nous détester. Une complicité inopinée venait de naître.
Dodul : « Te méprends pas, c’est juste un concours de circonstances ! »
Ça revient au même.
Dodul : « Et crois pas que je vais te remercier parce que tu m’as soigné, gamin… »
Lucéard : « Comme si ça m’intéressait… »
Duxert et Brakmaa traînèrent nos corps inanimés jusqu’à la maison de Myrkur pendant que les survivants étaient emprisonnés. Le général Fougäss réussit à s’enfuir, mais l’on n’entendit plus parler de lui. Aucune victime n’était à déplorer du côté du village. La victoire avait été totale.
Lusio avait supervisé le bon déroulement des opérations jusqu’à la fin. Il rentrait à pas lent dans la tour. Nÿzel arrivait prestement dans sa direction, il l’interpella.
Nÿzel : « Chef, vous n’auriez pas vu Baldus à tout hasard ? »
Lusio : « … »
Presque essoufflé, le fringuant bandit n’avait pas remarqué que Lusio n’était plus ouvert à la conversation. Il ne se retourna même pas, ni daigna répondre à son subordonné.
Nÿzel : « Bon… Désolé de vous avoir dérangé, je vais continuer de le chercher. »
Nÿzel partit rejoindre Frem qui attendait en râlant.
Lusio continuait sa route jusqu’à l’intérieur de la tour, pénétrant dans la pénombre de son repaire en silence. L’énigmatique souffrance qui le tiraillait se retrouvait sur son visage. Il était seul, mais la présence d’une personne qu’il eût connu le hantait. Comme si cela pouvait l’apaiser rien qu’un instant, il murmura la raison de sa tourmente.
Lusio : « …Lucéard… »
Les portes de la tour se refermèrent.
-4-
La lumière de la petite fenêtre se reflétait sur la maison d’en face. Parmi les incessants chants des grillons, on pouvait entendre des éclats de voix provenant de la maison des Pénumbra.
Myrkur : « Bien, pas la peine d’attendre mon mari, servez-vous donc ! »
La chef de famille lança les hostilités. Nous étions huit à table, dont cinq invités. La minuscule grand-mère buvait comme dix et était plus bruyante encore que ses disciples. Comme à mon habitude, je restais distant, silencieux et renfrogné.
Avant que je ne m’en rende compte ce déjeuner était devenu un dîner.
Dux-Brak : « Bon appétit ! »
C’est infiniment meilleur que ce que je mange chez le Maître. Je n’irai pas jusqu’à dire que ça équivaut à ce que le chef cuisinier du Palais peut faire, mais il y a un petit quelque chose en plus.
Je regardais mon assiette, suspicieux.
Peut-être que c’est une recette de sorcière…
Myrkur : « Bien, il est temps de lever nos verres. A vous cinq qui avez sauvé mes filles, merci infiniment ! »
Levant elle-même son verre pour montrer l’exemple, elle nous transmis sa reconnaissance, que je ne parvenais pas à accepter, me sentant toujours inutile.
Kaia : « Merci ! »
La fillette leva son verre aussi haut qu’elle le put comme si cela changeait quelque chose.
Bléka : « Il faut aussi remercier le bonhomme d’os. »
Elles lui ont donné un nom… ? J’y pense, qu’est-ce que Kaia a fait de cette chose ?
J’observais avec inquiétude la fillette qui agitait son verre.
Myrkur : « La poignée de bandits qui a pu s’enfuir ne remettra certainement pas les pieds ici avant longtemps. Ils ont même oublié leur animal. »
Myrkur était tout sourire et se tournait à présent vers Dodul.
Myrkur : « D’ailleurs, il ne se laisse approcher que par toi, Dodul. Alors occupe-toi en ! »
Celui qu’elle acclamait en héros il y a quelques secondes rechignait à la tâche. Il avait même été forcé de rester manger avec nous.
Dodul : « Me donnez pas d’ordre, m’dame, j’suis pas des vôtres ! »
Myrkur : « Tu n’as rien de mieux à faire maintenant, alors tu vas t’occuper des bêtes. »
Elle tenta de le raisonner avec courtoisie, mais elle n’obtint que son hilarité.
Dodul : « Je suis le chasseur fou, je vais pas m’occuper de mes proies ! »
Myrkur : « Si. »
Le regard que lui lança Myrkur lui rappela ce que lui avait infligé Bléka. Il hocha la tête et se remit à manger en silence, pour éviter tout conflit.
Je restais dans mon coin durant tout le repas, bien que certains firent en sorte de me faire participer aux discussions.
On finit par toquer à la porte.
Myrkur : « Entrez ! »
Éclipsant toutes les autres voix, Myrkur savait se faire entendre, et dans l’instant qui suivit, Frem apparut.
Frem : « Salut Myrkur, salut les filles ! Et heu, les autres. ”
Il venait de remarquer cette étrange tablée, mais n’y prêta guère attention. Il semblait pressé et fixait uniquement la personne qui pouvait le renseigner.
Frem : Dis Myrkur, t’aurais pas vu Baldus par hasard ? On le cherche depuis des heures. »
Myrkur : « Baldus ne travaille plus avec moi depuis qu’il est devenu…comme ça. Mais je l’ai croisé dans la matinée, il a dit quelque chose comme quoi il allait chercher sa sœur à Lucécie. »
Le ton de Myrkur était empreint d’un certain dégoût. Elle ne semblait pas approuver le comportement de son ancien associé. Frem était quant à lui surpris de sa réponse.
Frem : « Sa sœur… ? Mais elle est en prison, non ? Je me souviens pas qu’ils l’aient libéré. »
Sa perplexité prit fin lorsque Nÿzel rentra en trombe chez Myrkur.
Nÿzel : « Frem, on a un gros problème ! Je viens d’apprendre que la sœur de Baldus va être exécutée demain ! »
La prochaine bouchée s’arrêta devant ma bouche, je restais immobile.
Frem : « Oh Baldus, non… »
Notre hôte s’essuya la bouche à l’aide d’une serviette et chassa la torpeur qui s’emparait des deux compères quelque peu découragés.
Myrkur : « Eh bien alors le temps presse, messieurs. Qui sait ce qu’il pourrait faire dans son état. S’il attire à nouveau l’attention sur notre village, nous n’y réchapperons pas. Il faut que vous le récupériez avant qu’il ne fasse des siennes. »
Frem et Nÿzel se regardèrent l’un l’autre pour s’assurer qu’ils étaient tous deux résolus à partir sur le champ.
Frem : « T’as raison, faut qu’on fonce ! »
Le bandit au raffinement prononcé dirigeait son regard suspicieux dans ma direction.
Nÿzel : « Eh, mais… Toi là, tu serais pas…le Prince de Lucécie ?! »
Le silence à table ne me permettait pas de feindre n’avoir pas entendu. Je ne pouvais pas gober ma dernière fourchetée comme si de rien n’était.
Lucéard : « Moi pas comprendre. »
J’imitais le premier accent qui me passa par la tête. Le moment était devenu terriblement gênant. Il n’y avait que Bléka qui semblait amusée par ma réponse.
Nÿzel : « Me prends pas pour un imbécile ! Ce truc là pourrait marcher sur Frem, mais certainement pas sur moi. Je suis pas prêt d’oublier ton visage, tu m’as attaqué et- »
Frem : « Eh ! Mais comment tu peux être en vie ? J’étais là quand le Prince s’est jeté de la cascade ! Ne l’écoute pas, Nÿzel, c’est qu’un imposteur ! »
Coupé dans son élan, Nÿzel lançait un regard plein de jugement à l’encontre de son compagnon. Toute la tablée en fit autant. Nous étions tous en train de penser qu’il était en effet un imbécile.
Nÿzel : « Quelle quiche celui-là… Bref, Prince Lucéard, tu dois pouvoir obtenir une grâce, non ? Si tu ne nous aides pas, on ne peut pas te promettre que Baldus ne se déchaînera pas dans ta ville. »
Ce n’était certainement pas avec ce genre d’argument qu’il aurait pu me convaincre, mais étrangement, cela m’affecta. J’avais des raisons de considérer la proposition.
Je ne vois pas pourquoi je ferai ça. Certes, Baldus a tenté de faciliter le sauvetage de ma sœur, mais au final, cela aurait peut-être été mieux s’il ne l’avait pas fait. Dans tous les cas, je ne lui dois rien.
Je reposais malgré tout mes couverts. Le regard des deux fillettes, comme celui des deux grands gaillards étaient braqués sur moi comme pour s’assurer que je ne souffrais pas. Ils imaginaient bien à quel point me demander un tel service était cruel, considérant ce qu’ils m’avaient fait subir.
Mais il y a bien une chose qui me chiffonne. Père n’apprécie pas du tout les condamnations à mort. Il n’y en a que très rarement à Lucécie. Qu’est-ce que cela signifie ?
Pendant mes réflexions, Nÿzel et Frem s’enquirent de l’état de santé de Bléka, qui ce matin encore était portée disparue.
De toute façon, il faudra bien que je me confronte à Père un jour. Je ne peux pas lui laisser croire plus longtemps que je suis mort.
Après cette conclusion, je trouvais la résolution de me lever.
Lucéard : « Emmenez-moi avec vous ! »
Kaia et Bléka m’observaient avec admiration, comme si je venais de faire quelque chose d’exceptionnel. Frem et Nÿzel furent malgré tout étonnés, bien que la requête provenait d’eux.
Frem : « Après tout ce qu’on t’a fait, tu viens nous aider à sauver Baldus ? T’es vraiment pas rancunier, le Prince ! »
Il avait encore raté une occasion de se taire, et Myrkur lui lança un regard noir en guise de réprimande.
Nÿzel : « Merci de ton aide. On va dire que je te pardonne pour tes coups en traître. »
Celui-là était à sa façon encore plus gonflé que le premier. Peut-être était-ce la fatigue, mais je ne relevais même pas leurs remarques. J’acceptai tout ce qui pouvait m’arriver avec philosophie.
Nÿzel : « Si toi t’es prêt, on se retrouve dans quelques minutes à l’entrée du village. Il faut qu’on se mette en route en vitesse. »
Les deux disparurent en un éclair. Le temps était compté.
Je restais debout, ne sachant pas vraiment quoi faire en attendant.
Myrkur : « Finis ton assiette Lucéard. Tu vas avoir besoin d’énergie pour demain. En tant que mère, j’ai une idée de l’obstacle qui t’attend là-bas. Sois fort, mon garçon. »
Sa réplique avait quelque chose de solennel, et face à son comportement maternel, je ne pouvais rien faire d’autre que d’écouter. Ainsi, je me rassis pour finir mon assiette. Myrkur s’affaira à me préparer un petit-déjeuner, bien que je dus insister pour qu’elle ne s’embête pas avec ça.
Bléka : « C’est dommage que vous partiez si tôt. Promettez-moi que vous reviendrez nous rendre visite aussi souvent que vous le pouvez. Vous allez beaucoup me manquer. »
Je ne pensais pas que l’on pouvait m’attendrir. Mais ces fillettes réussissaient ce tour de force à chaque fois. Malgré son regard inexpressif, les sentiments de Bléka me parvenaient sans problème et auraient pu me briser le cœur.
Kaia : « Monsieur Lucéard, soyez prudent ! J’aimerai que vous me reveniez en pleine santé, et avec un grand sourire, c’est d’accord ? »
Elle en demandait trop, mais je hochais la tête sans arrière-pensée.
Lucéard : « Je ferai de mon mieux. »
Mon visage suggérait encore que ma tristesse m’empêcherait à jamais de sourire, mais elles surent y lire l’espoir que ce jour viendrait.
Le plat rentra dans mon sac de Thornecelia, à la surprise générale. Je m’avançais à présent vers la sortie. J’entendis un cri de soutien derrière moi.
Dux-Brak : « Monsieur Lucéard, bonne chance ! »
Dodul : « Euh ouais, à la prochaine. »
Je ne m’attendais pas à mieux de sa part.
Mamie, quant à elle, ne disait rien. Elle me fixait, son expression revêche lui collait au visage.
Lucéard : « Merci à vous. Bonne soirée. »
Sans effusion de gratitude, je fermais la porte derrière moi. Ces adieux n’avaient rien de satisfaisant pour qui que ce soit à l’intérieur.
-5-
Dehors, il faisait presque nuit, le crépuscule éclairait encore l’horizon d’un rouge terni. Je réalisai en entendant les hululements lointains que ce matin encore j’étais chez le Maître et que tout annonçait une journée banale.
Mais comme tous les autres jours, mon corps et mon esprit avaient été mis à rude épreuve. Je m’interrogeai encore sur la rapidité miraculeuse de ma récupération magique. Pourtant, c’était loin d’être le premier sujet à me venir à l’esprit.
Cette amertume dans mes mots et mon regard n’était pas passée inaperçue, aujourd’hui. Pensaient-ils qu’ils en étaient responsables ?
Si je pouvais être honnête avec moi, j’aurai reconnu avoir sympathisé avec ces anciens ennemis. Je prenais conscience que mon comportement envers autrui s’était révélé surprenant. Après m’être retrouvé tout seul de ce côté de la porte, je réalisai enfin.
Malgré tout, c’était une bonne journée.
Sans n’avoir rien fait pour, la plupart d’entre eux s’étaient montrés attentionnés envers moi. J’avais appris quelque chose. Sans pour autant pouvoir mettre des mots sur cette leçon de vie, je savais qu’elle se révélerait essentielle.
Je ne serai pas étonné que le maître ait aussi anticipé cela.
Je ne pouvais pas faire mieux qu’un rictus pour souligner cette curieuse élucubration.
Je dois le surestimer, il n’est pas omniscient non plus.
Heraldos : « À quoi penses-tu, Lucéard ? »
Je sursautai en entendant cette voix grave. L’homme était sur le toit d’en face, toute sa pilosité faciale flottait dramatiquement parmi les étoiles.
Lucéard : « M-m-maître, mais qu’est-ce que vous faites ici ? »
Heraldos : « Je suis venu m’assurer que tu n’étais pas le plat principal de leur repas. …Et j’ai pu entendre que tu comptais partir pour Lucécie. »
Il bondit de façon bien trop intimidante considérant le contexte, et atterrit face à moi. Je venais de réaliser ce que partir signifiait.
Lucéard : « A ce sujet, je suis- »
Ignorant mes paroles, il me jeta un sac sans ménagement. Je le réceptionnai, malgré ma fatigue.
Heraldos : « Prends ceci. »
J’ouvris le sac en question pour y extirper une tenue qui m’était familière.
Heraldos : « Je l’ai recousue. J’ai cru comprendre que tu y tenais beaucoup, et ta tenue d’entraînement n’est plus de circonstance, il me semble. »
Ce que m’évoquaient ces vêtements ne me laissait pas indifférent. Mais c’est ce que m’inspirait les actions du vieil homme qui rendirent mes yeux humides.
Lucéard : « Maître… »
Je reçus un coup de bâton.
Heraldos : « Personne ne veut entendre ces sensibleries, Lucéard. Concentre-toi sur ton nouvel objectif. Tout comme aujourd’hui, tu joues ta vie à chaque instant, alors ne te disperse pas. »
Je me redressai, comme si cela me rendait plus réceptif à ses remontrances. Il sembla s’assagir à la fin de cette phrase.
Heraldos : « Quand ce sera fini, reviendras-tu ? »
Lucéard : « Bien sûr, Maître. Aussi longtemps qu’il vous faudra un esclave pour vos corvées quotidiennes. »
Mon insolence fut récompensée par un deuxième coup. Il ne fit pas cas de mes sarcasmes.
Heraldos : « Je t’attendrai. Mais sauras-tu retrouver ton chemin ? »
Lucéard : « J’imagine que vous me trouverez aussitôt que j’entrerai dans la forêt. Vous êtes toujours partout, de toute façon. »
Et un troisième coup.
Heraldos : « Il faut croire que j’ai été trop tendre avec toi. Attends-toi au pire à ton retour. »
Lucéard : « Entendu. Et…euh, merci Maître ! »
Le prochain coup n’arriva pas. Il évitait de me punir lorsque je montrais autant de bonne volonté.
Heraldos : « Reviens en vie, ou sinon je finirai par penser que mes entraînements n’étaient pas assez douloureux. »
Lucéard : « Et vous me ramènerez à la vie juste pour me faire souffrir davantage. »
Sans se soucier de mes remarques, il me tendit un fourreau qu’il gardait jusqu’alors dans sa manche.
Les tous derniers éclats du ciel me permettaient de discerner la forme étrange du fourreau et la beauté de ses finitions.
Heraldos : « Prends aussi ceci, cela pourrait t’être utile. Il s’agit de Caresse. Tu as intérêt à me la ramener en un seul morceau. »
Aussi sérieux qu’à son habitude, voire plus solennel encore, il me laissa retirer cette lame comme s’il s’agissait d’un moment clé de nos vies. Je souris en coin en regardant l’objet.
Lucéard : « Vous avez vraiment appelé votre épée “Caresse” ? »
Quatre. Il n’apprécia pas ma façon d’insister sur le dernier mot de ma phrase.
Heraldos : « Je ne suis pas celui qui l’ai nommé ainsi… Et puis, sache que ce n’est pas une épée, c’est un cimeterre. »
J’inspectais l’arme autant que la luminosité nocturne me le permettait. Ses couleurs criardes et la complexité de sa forme disait tout. Ce n’était pas un simple cimeterre, il dégageait quelque chose de bien plus puissant que tous les objets que j’avais pu tenir entre mes mains. Pour la première fois de ma vie, j’eus l’impression d’avoir non pas accepté un cadeau, mais d’avoir été accepté par celui-ci.
Je le brandissais dans le vide, constatant que nous ne faisions déjà plus qu’un.
Lucéard : « Les nobles ne sont-ils pas censés utiliser une rapière ? »
Je me contentais de cette remarque, sachant pertinemment qu’il ne répondrait à aucune de mes questions.
Heraldos : « Tes compagnons arrivent. Prends soin d’elle, et elle prendra soin de toi. »
Il s’éloigna lentement, disparaissant sur ces énigmatiques paroles.
Derrière moi se trouvait Nÿzel, qui, sans s’intéresser à l’arme que je levais vers la lune m’invita à le rejoindre.
Nÿzel : « En route, Prince Lucéard ! »
Je remis Caresse dans son fourreau, avant de l’accrocher à ma ceinture. Je me retournais vers mon interlocuteur, lui transmettant la résolution dans mon regard.
Père, le jour est enfin venu.