Nefolwyrth
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Chapitre 6 – D’un claquement de doigts
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-1-

 

Avant même les premières lueurs de l’aube, le visage onirique de ma sœur fut remplacé par celle d’un bout de bois qui vint me heurter le crâne.

Heraldos : « Mets ta tenue, je t’attends. »

Lucéard : « Tout de suite, Maître ! »

Je bondis sur mes pieds avec une telle fraîcheur que je n’en revenais pas moi-même. C’était mon premier effort surhumain de la journée.

Pour éviter la quintuple dose d’échauffement, je m’empressai de réaliser ma routine matinale. Depuis quelques jours, je pensais avoir une meilleure condition physique que la moyenne. Je n’avais hélas personne avec qui comparer.

Alors que le soleil se couchait, le maître me lança un objet que j’attrapai adroitement.

Lucéard : « … »

Une expression complexe se formait sur mes traits quand je reconnus cette lyre incrustée de crasse.

Heraldos : « Tu es prêt à reprendre l’apprentissage magique, Lucéard. »

Cette affirmation ressemblait à une menace aussi longtemps qu’il me regardait ainsi.

Lucéard : « Je ne sais pas trop… Est-ce vraiment nécessaire ? »

Je regardais l’instrument avec un vague dégoût.

Heraldos : « Tu penses pouvoir avoir le dessus sur qui que ce soit avec ta maîtrise de l’épée actuelle ? Tu as décidément la mémoire courte, Lucéard. »

Il ne perdait jamais une occasion de me remettre à ma place sur ce ton impitoyable. Mon égo avait depuis longtemps été écrasé par ce massif bout de bois.

Lucéard : « Contre quel genre d’adversaire vous voulez que je me batte ? Vous ne vouliez pas que je me venge, non ? »

Le bâton me heurta le crâne avant que je n’aie pu l’éviter.

Heraldos : « Il ne s’agit pas de te venger. Il s’agit d’empêcher cette organisation de continuer ses atrocités. Tu dois être capable de faire ça sans tuer qui que ce soit. »

C’est vous qui avez la mémoire courte, maintenant…

En soupirant, je me souvins une fois de plus de ce jour crucial de ma vie. J’y avais pensé tous les jours. Je me doutais bien que mon entraînement devait me permettre de ne plus avoir à revivre pareille tragédie. Mais je ne m’imaginais pas pour autant me lancer dans une telle quête. C’était toujours surréaliste pour quelqu’un comme moi.

Lucéard : « Ces gens sont très forts. Même avec toute l’énergie dont je disposais, je n’ai gagné mes combats que parce qu’ils ne se sont pas donnés à fond. …Pour une raison ou pour une autre. »

S’ils n’avaient pas eu pitié de moi. S’ils m’avaient pris au sérieux. S’ils m’avaient considéré comme un ennemi dès le début, jamais je n’aurais pu gagner une seul combat. Peut-être que cela aurait été mieux ainsi…

Par association d’idées, j’en venais à une déduction surprenante. Une déduction que j’aurai dû avoir il y a bientôt deux mois. Je pointais mon doigt vers le maître.

Lucéard : « Mais, attendez une seconde ! Je ne vous ai jamais parlé de tout ça ! Comment pouvez-vous en savoir autant ?! Et comment vous connaissez mon nom, en fait ?! Vous êtes qui à la fin ?! »

Je ne le remettais pas réellement en question, je m’en voulais surtout de ne pas l’avoir réalisé plus tôt. Je le connaissais pourtant assez pour savoir qu’il allait me punir d’avoir été aussi long à la détente. Je plaçais mes deux bras au-dessus de mon crâne, et ce fut mon poignet qui encaissa la frappe du sceptre.

Heraldos : « C’est un peu tard pour poser ce genre de question, tu ne fais jamais attention à rien. Ce soir, tu auras le droit à un exercice supplémentaire. Maintenant que tout est dit, attaque cette cible avec un de tes sorts.»

Je ne m’attendais déjà plus à avoir un jour une réponse, et je n’osais pas insister : l’exercice supplémentaire était déjà de trop pour moi. Néanmoins, tant que nous en étions à parler de vérités…

Lucéard : « Pour ma défense, j’étais un peu perturbé à cette époque. Et par un peu, je veux dire que j’ai bien failli devenir complètement dément. D’ailleurs, je ne vous ai jamais présenté mes excuses à propos de ça. Désolé pour tout le premier mois, Maître. Sans vous, je serais mort de toutes les manières imaginables. »

Je baissais la tête pour signifier l’authenticité de mes excuses. Encore aujourd’hui, je me sentais redevable. Ce sentiment ne partirait probablement jamais.

Le vieillard ne s’adoucit pas un instant. Peut-être que quelque chose avait bougé sur son visage, mais cela n’annonçait rien de bon.

Heraldos : « Si tu penses pouvoir m’amadouer avec ça, tu es toujours aussi naïf. Et tu auras deux exercices supplémentaires. »

J’étais encore plus dépité, mais je ne pouvais le laisser croire que mes intentions n’étaient pas sincères.

Lucéard : « Peut-être que ma décision de devenir votre disciple était précipitée, mais aujourd’hui, je suis plus que résolu à le rester, Maître. Et je suis parfaitement lucide. »

Ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait m’entendre parler ainsi. Le grand homme en face de moi croisait les bras.

Heraldos : « Je vois. »

Il continuait de me regarder avec insistance. Je le regardais en retour, espérant entendre mieux que cette réponse vide de sens.

Lucéard : « … »

Heraldos : « … »

Ce silence devenait pesant.

Lucéard : « Q-qu’est-ce que vous attendez ? »

Heraldos : « Que tu attaques la cible. »

Je sursautai en me retournant vers mon adversaire.

Je dois avouer que ça m’était sorti de la tête… Bon, concentration.

Face à moi, le mannequin habituel me fixait d’un air menaçant. On lui avait rajouté une sorte de chapeau qui le rendait encore plus ridicule.

Je ne m’étais toujours pas décidé à reprendre la magie, mais quitte à lancer un sort, je devais le réussir. Je devais avoir l’assurance de pouvoir compter sur mes pouvoirs en cas d’extrême urgence. Et pour ça, il ne fallait pas que mes sentiments aillent dans des directions opposées.

Tout mon esprit devait se focaliser sur la cible. Je devais l’abattre, ne pas hésiter.

Je levai la main gauche face aux cordes.

Au fond de moi, j’étais toujours bien trop faible. Je ne pouvais qu’à peine dissimuler le mal-être qui continuait de me ronger. Mais peut-être que pour une poignée de secondes, peut-être que pour une seule incantation, je pouvais chasser mes doutes.

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

La lame apparut. Je n’étais pas surpris. Je l’avais pratiquement visualisée. Je ne pouvais pas me permettre de douter de la réussite de mon attaque. Elle frappa mollement la créature de bois, donc le couvre-chef tomba au sol, soufflé par le lamina.

Avant de pouvoir crier victoire, je regardais impuissant le sol se rapprocher de mon visage. Je me retrouvais à nouveau paralysé.

Constatant avec sévérité mon état actuel, le vieil homme caressa sa barbe, pensif.

Heraldos : « Si tu pratiques plus, tu pourras progresser. Mais tu peux aussi renoncer à la magie musicale. »

Cette tournure énigmatique me fit m’interroger.

Lucéard : « Comment ça ? Je ne connais que celle-ci, vous savez ? »

Heraldos : « Je t’ai déjà parlé des traumatismes magiques, il me semble. »

Encore une fois, il ne s’agissait que d’une nuance dans le timbre de sa voix, mais il y avait quelque chose d’inquiétant dans ce qu’il s’apprêtait à m’annoncer.

Heraldos : « Après un choc émotionnel, certains mages développent de nouveaux pouvoirs, plus forts parfois. D’autres fois, ils doivent renoncer à une affinité. Et dans certains cas, quand l’utilisateur subit une lourde tragédie, il arrive qu’il développe un talent particulier…pour la magie noire. »

La magie n’était pas quelque chose que toute la société acceptait. Mais la magie noire était crainte d’entre tous. Je grimaçais en levant la tête.

Lucéard : « La magie noire ? Vraiment, ça ne me dit rien qui vaille. »

Heraldos : « La magie noire est puissante, elle se décline de toutes les façons. La magie démoniaque est connue pour avoir des effets extrêmement pervers sur le mage qui l’emploie. Mais sache que la simple magie noire aussi. Il faut l’utiliser avec énormément de parcimonie. Hors de question que je t’apprenne quoi que ce soit à ce sujet…mais il fallait que tu sois au courant. »

Je déglutis, anxieux.

Ai-je vraiment développé une telle affinité… ? L’idée que je puisse devenir un mage noir est assez impressionnante, mais terrifiante.

Je me laissais rouler sur le côté pour pouvoir attraper la pierre au bout de mon collier.

Mais si je dois utiliser une magie, je veux que ce soit celle que nous avons appris ensemble.

L’étrange artefact luisait faiblement. Ma décision était prise.

Lucéard : « Je continue la magie musicale. »

Ma résolution était parvenue à mon instructeur, il hochait la tête sèchement.

Heraldos : « Bien. Mais n’oublie pas que ce pouvoir est peut-être en toi, et qu’il est dangereux… »

Cette mise en garde résonnait dans ma tête alors que mon entraînement se poursuivait sous les astres nocturnes. Cette nouvelle journée avait été éprouvante, et pourtant, je sentais que mon corps s’était plié à ce rythme.

 

-2-

 

Le lendemain, je fus de corvée de bois. Je devais aller récupérer toutes les bûches que j’avais coupées lors de mon entraînement de la veille. Je ne savais pas à quoi elles allaient servir. Tout cela était peut-être seulement pour mon entraînement, ou pour réguler la population végétale des environs.

Si je n’avais pas à porter tous ces poids, ça serait déjà plus simple… !

Mon corps était recouvert de sacs de tissu dont j’ignorais le contenu. Ils étaient fermement attachés autour de mes vêtements à l’aide de cordages. Même lever les jambes devenait un calvaire. Je portais deux bûches contre mon torse.

Je m’étais rendu compte que j’avais un meilleur rythme en faisant ainsi. En porter trois me ralentissait trop, mais ma force actuelle me permettait de pouvoir avancer à bon rythme même avec deux.

Je commençais à connaître les alentours, mais les bûches que j’avais coupées ici étaient assez éloignées de la maisonnette. Je devais aussi m’épargner le plus de voyage possible. Alors que je jaugeais la pertinence de mes choix, j’entendis un bruit non loin.

Une petite fille aux cheveux de jais vêtue d’une simple robe blanche courait le long d’un sentier faiblement éclairé par le soleil.

J’hallucine encore ? Je n’ai pas vu d’autre humain depuis une éternité.

Je la regardais avec beaucoup de surprise et de curiosité.

L’enfant était poursuivie par deux hommes munis de haches. Je réalisai bien assez tôt ce qu’il se passait. Je laissai tomber le bois précipitamment et tentai d’arracher certains de mes poids alors que je fonçais dans leur direction.

Cette fillette est en danger !

J’étais cependant trop lent. L’un des deux hommes s’apprêtait à asséner un coup avec le plat de son arme, indiquant son intention de la capturer. Prenant conscience de sa propre impuissance, l’enfant tournait la tête précipitamment.

Je n’avais déjà plus le choix. J’amenai la flûte-double à mes lèvres. Je l’avais gardée avec moi sur conseil du Maître, et je lui en étais enfin reconnaissant.

Avec ta force, j’en serai capable.

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

Le coup partit dans un son nostalgique, il vint heurter le bandit qui levait sa hache. Ce dernier se retrouva éjecté contre un arbre.

Je me retrouvais par terre. Ce dénouement était prévisible, mais ô combien embarrassant.

Oh pitié…

L’autre homme, qui n’était pas loin derrière, se tourna dans ma direction.

Bandit : « Qui t’es toi ?! Je vais t’tuer ! »

La fillette accourait vers moi. Son visage était inexpressif.

Fillette : « Au secours, monsieur. »

Elle n’avait pas l’air apeurée du tout. L’enfant aux yeux sombres me fixait, moi qui étais au sol, comme si elle remettait en question ma santé mentale. Elle se mit derrière moi et me parla d’un ton monotone.

Fillette : « Dites, pourquoi vous êtes couché ? Vous ne vous rendez pas compte du danger ? »

C’est plutôt à moi de dire ça ! 

Face à l’imminence de cette menace, je trouvais la force de me relever, bien que ce fut difficile. Je détachai au passage le poids de ma jambe droite, que j’empoignai à présent dans ma main gauche.

Bandit : « Tu t’échapperas p- »

Il reçut le sac lesté en plein visage. J’avais eu tout juste assez de force pour mettre le malfrat hors combat. Mon corps était ralenti par mon manque de mana, mais paradoxalement, retirer mes poids me donnait l’impression d’être plus vif que jamais.

A mes pieds, cet hideux personnage regardait le sang couler de son nez jusque sur ses mains. Mes jambes vacillaient encore. J’étais à présent capable de lancer un sort sans devenir totalement vulnérable. Mais le deuxième serait indubitablement fatal pour la fillette et moi. Je ne pouvais pas m’y fier.

La jeune demoiselle s’amusait à soulever un des poids à l’aide de ses deux mains. Son visage suggérait pourtant qu’elle n’était pas très épanouie par cette activité.

???: « T’as cru que tu m’aurais avec ça ?! Mais je suis vraiment trop fort ! »

Celui qui avait encaissé le lamina arrivait à toutes jambes, et se pointait du bout du pouce, avec une fierté inappropriée. Ce regard haineux et cette hygiène corporelle douteuse confirmaient mes soupçons. J’avais affaire à de simples hors-la-lois.

Il souleva de plus bel le manche de sa hache, prêt à m’abattre. Son camarade se relevait d’un bond pour tenter de m’immobiliser.

La petite fille s’écarta sans me quitter des yeux. Malgré sa nonchalance, elle craignait au fond d’elle de m’avoir conduit à un funeste destin. Le regard indifférent, elle tentait de me proposer la fuite, mais avant même qu’elle ne put ouvrir la bouche…

J’envoyai un coup de pied dans les côtes du premier bandit, avant d’élancer mon poing gauche dans le torse du second.

???: « Ooooh ! »

Le premier chuta sur le côté, tandis que l’autre se retrouvait à nouveau au sol et se tenait le ventre. Il avait le souffle coupé. Mon regard calme ne les quittait pas. Ma position de combat inspira le respect à la fillette qui, en se rapprochant, s’exclama sur un ton monotone :

Fillette : « Ohlala, monsieur, vous êtes fort. J’ai de la chance d’être tombée sur vous. »

Sa façon de parler était malgré tout plus mignonne qu’étrange. Ce n’était tout simplement pas une enfant très expressive. Je m’enorgueillis de ce compliment que je n’avais de ma vie jamais entendu une seule fois.

Si je n’étais pas capable de ça après tout cet entraînement… Et puis soyons honnête, ces gars sont mauvais.

Fillette : « Il y en a d’autres qui arrivent. »

Ses grands yeux noirs se tournaient vers l’origine du brouhaha qui ne faisait que se rapprocher.

J’attrapai sa main, après avoir décidé de fuir. Elle se laissait faire, et son haussement de sourcil m’indiquait qu’elle était satisfaite. Je crus même percevoir un sourire qu’elle me lançait.

Hélas, nous nous retrouvâmes rapidement encerclés par tout le reste du groupe. La grande gueule qui avait déjà essuyé deux de mes coups paradait devant les siens.

???: « Tu pensais sûrement t’enfuir, petite, mais je suis Dodul ! Le chasseur fou ! Personne n’est à l’abri ! »

Son titre, aussi prestigieux fut-il, me laissa complètement indifférent. Cela dit, je méprisais de tout mon être les gens comme lui. Ces monstres s’en prenaient à une jeune fille innocente, et il n’en fallait pas plus pour me faire sortir de mes gonds.

Lucéard : « Qu’est-ce que vous lui voulez ? »

Je lançai un regard noir à ce Dodul. Au milieu des ricanements, il se décida à me répondre, avec malice.

Dodul : « Le chef veut que nous ramenions de “nouvelles recrues”. Il adore s’occuper des enfants. Et il se trouve que- »

Lucéard : « Je ne vous laisserai jamais l’approcher ! »

Je ne peux pas accepter que cette enfant ait un destin aussi injuste.

Ils étaient pourtant une dizaine, et j’étais seul. Je dus me résoudre à faire un choix difficile.

Lucéard : « Petite, enfuis-toi. Dans cette direction tu trouveras sûrement un vieillard très grand qui te viendra en aide. Je vais essayer de créer une ouverture. A ce moment-là, tu fonceras sans te retourner. »

Une lueur touchante naquit dans les yeux de l’enfant. Elle semblait toujours indifférente, mais elle n’était clairement pas hermétique à la peur, ni insensible à mon sacrifice.

Fillette : « Mais monsieur… Et vous… ? »

En entendant ses mots, je réalisai plus concrètement que mes chances de survie étaient maigres. Je restais immobile. En la sauvant provisoirement, j’étais pratiquement sûr de mourir. J’avais hélas une promesse à respecter, alors pourquoi étais-je incapable de l’abandonner à son sort ? N’y avait-il pas une autre solution ? Si je réfléchissais trop longtemps, j’allais me retrouver dans une impasse. Mon pied se leva.

Bandit : « Guuaaaaah ! »

Après avoir vu un de ces malfrats se faire projeter contre un autre, tous se retournèrent pour apercevoir les nouveaux arrivants. Un des bandits était au sol et se tordait de douleur. Au-dessus de lui, trois silhouettes familières m’apparurent. Une d’entre elles était bien plus petite que les autres.

Mamie : « Eheheheheheheh… Je ne veux plus en voir un seul debout. »

Après avoir partagé ce rire si caractéristique avec son audience, elle fixa ses ennemis d’un regard froid.

Je n’arrivais pas à détacher mon regard de ce trio. Je m’étais retrouvé dans le passé dès l’instant où je les avais reconnus. Mon teint blêmit. Tout comme ceux de tous ces novices qui commençaient à reculer.

Dodul : « Fuyez pas ! Ce sont qu’des frimeurs ! Face à moi, ils ne pourront rien ! Parce que c’est moi le plus fort ! »

Sur ces belles paroles, il sortit une arbalète massive qu’il portait jusque là dans son dos. Mais Duxert était face à lui dans l’instant d’après, et leva la jambe de façon acrobatique, propulsant l’arme de jet loin dans les cieux.

Il s’esquiva ensuite pour laisser place à Brakmaa, qui écrasa sa semelle contre le visage de Dodul. Ce dernier roula en arrière jusqu’à se heurter à un tronc d’arbre. Une énorme châtaigne lui tomba sur le crâne et s’y planta.

Dodul : « Aaaah ! J’ai trop mal ! »

Le duo de colosses prit la pose, faisant ressentir leur hostilité à tous ceux qui hésitaient encore à rejoindre ce combat. Les bandits s’enfuirent, laissant leurs complices vaincus derrière eux.

Duxert : « Tous ceux qui s’en prennent aux nôtres… »

Brakmaa : « …connaîtront notre courroux… Pas vrai, Mamie ? »

Leurs voix n’avaient rien de menaçant, malgré les efforts qu’ils avaient apportés à leur réplique. Ils attendaient l’approbation de leur mentor avec de grands sourires niais.

Mamie : « C’est bien, les garçons ! »

Rassurée par leur prestation, la grand-mère se permit de ressortir sa pipe avant de se la coller au bec.

Lucéard : « Vous… »

Plus que ce murmure, ce fut la fureur dans mes yeux qui attira leur attention. Plutôt que d’être soulagé de ne plus avoir à répondre au dilemme qui me tiraillait, je sentais que mon sang-froid était mis à rude épreuve. Les deux hommes signifièrent tout d’abord leur étonnement. Puis leurs visages se décomposèrent.

Duxert et Brakmaa : « Désolés, Lucéard ! »

Ils s’étaient mis à pleurer. La culpabilité suintait de tous leurs pores. Face à une telle réaction, je ne savais plus quoi penser.

Pourquoi…s’excusent-ils ?

Mamie : « Eh bien, tu as survécu ? Bah ! Tout cela ne nous regarde plus au fond, partons. »

Visiblement agacée de me revoir, cette odieuse vieillarde ne se retint pas de me le faire savoir.

La fillette aux cheveux noirs sortit sa tête de derrière le chignon de la grand-mère. Elle semblait curieuse.

C-comment s’est-elle retrouvée ici ?! Il y a un instant encore elle était-

Fillette : « Kaia, c’est toi ? »

La voix monocorde toute proche de mon oreille appartenait bien à l’enfant que j’avais sauvée. Alors, la fille en face de moi devait être…

Kaia : « Bléka ? Bléka ! »

…Sa jumelle ?!

Kaia devait elle aussi avoir un peu plus d’une dizaine d’années. Sa robe blanche et les traits de son visage étaient identiques à ceux de sa sœur. Mais celle-ci avait un regard bien plus expressif. Elle était prête à fondre en larmes à tout moment.

Bléka sortit sa tête de derrière mon dos pour apercevoir sa jumelle. Rien n’indiquait à première vue qu’elle était heureuse de la retrouver, mais ses mains, encore accrochées à mon pantalon, tremblaient de joie.

Kaia bondit sur Bléka et gémit en la secouant. Je n’avais aucune idée de ce qu’elle lui marmonnait. Bléka lui tapota la tête en unique réponse.

Bléka : « J’ai eu tellement peur. Heureusement que tu es venue. »

Ce qu’elle montrait n’était pas de la peur, mais de l’indifférence. Cette vision touchante m’avait malgré tout un peu calmé.

Lucéard : « Vous pouvez m’expliquer ce qu’il se passe ? »

Mamie : « La pauvre petite Bléka est portée disparue depuis quelques heures. Sa sœur est venue demander à Dux-Brak de l’aider à la retrouver. C’est tout, mon chou. »

J’ai bien entendu ? Dux-brak ? Elle les considère comme une seule personne ?

Les deux en question gardaient la tête basse depuis tout à l’heure, je ne pouvais plus douter de la sincérité de leurs excuses face à ce spectacle navrant.

Mamie : « Même s’ils sont en tort, notre pacte de non-agression touche à sa fin. Ils vont sûrement tenter de s’en prendre à notre village. Nous ferions mieux de rentrer, les enfants. »

Alors qu’elle se retournait pour repartir dans l’autre direction, une voix s’éleva à côté de moi.

Bléka : « Mamie, on peut inviter le garçon qui m’a sauvé pour le dîner ? »

Son attention était touchante, malgré son ton, mais sa requête engendra un silence gênant.

Mamie : « Eheheheh… Voyez-vous ça. Mais c’est à tes parents que tu devrais demander, ma bouille ! »

Le visage revanchard de la vieille se tournait dans ma direction, son intonation de grand-mère gâteuse ne s’entendait plus.

Mamie : « En ce qui me concerne, c’est non. Pas d’étranger chez nous. Même si tout le monde a entendu parler de toi ici, mon lapin. »

Ses lèvres ridées se redressaient pour appuyer son sous-entendu. Kaia fit face à la vieille dame.

Kaia : « Il a sauvé Bléka, mamie ! Je veux aussi le remercier ! »

Cette jeune fille faussement ténébreuse se tournait à présent vers moi, les yeux toujours humides.

Kaia : « Vous êtes monsieur Lucéard, hein ? Venez chez nous, s’il vous plaît ! »

Cette situation avait quelque chose de surréaliste.

Lucéard : « Je ne reviendrai certainement pas là-bas. »

Ma réponse était aussi sèche que ce qu’ils auraient dû attendre. Mais je fixais toujours la jeune fille au moment de bouger les lèvres. Plus que quiconque, ce fut Kaia qui ressentit toute l’amertume dans laquelle baignait mon regard. Comme si elle prenait à son tour la culpabilité sur elle, la fillette baissa les yeux.

Mamie : « Voilà qui est raisonnable, partons. »

Encore une fois, elle tenta de s’éloigner dans l’espoir que son petit groupe ne la suive, mais ce fut vain.

Duxert : « Et si on le déguisait ? »

Brakmaa : « Personne le remarquera, s’il te plaît, Mamie ! »

Leur insistance crispa le visage de la grand-mère.

Mamie : « Vous voyez bien qu’il ne veut pas, je n’y suis pour rien… »

Pourquoi diable ferais-je ami-ami avec ceux qui m’ont pris ma sœur ?

J’avais beau m’exhorter à vouloir les haïr, mes sentiments restaient ambigus. Les deux filles m’attrapèrent chacune par une main à l’aide de leurs deux bras. Cette soudaine fraîcheur me poussa à les regarder à tour de rôle.

Kaia : « Monsieur Lucéard, s’il vous plaît… »

Bléka : « Faites pas votre timide, Lucéard. »

L’une me fit les gros yeux, l’autre se contenta de resserrer sa poigne pour m’intimider, mais leurs intentions étaient identiques. Sans se concerter, elles avaient déployé cette nouvelle stratégie.

Duxert et Brakmaa auraient aimé en faire autant, mais ils n’auraient pas pu m’amadouer en me tenant la main, et comprenaient que cela m’aurait braqué pour de bon.

Plus hébété que furieux, je regardais le ciel.

Sérieusement ? Qu’est-ce que je fais maintenant, je ne peux tout simplement p-

Mes pensées s’interrompirent en voyant la grande silhouette menaçante debout sur une branche. Je reconnus le vieil homme instantanément. Il hochait la tête comme il en avait l’habitude avant chacune de mes épreuves.

Me faites pas croire que ça fait partie de l’entraînement, vieux sadique !

Il frappait dans le vide avec son bâton, comme pour me transmettre un message.

Tout le monde est contre moi…

Je soupirai, puis inspectai les gens autour de moi. Ils étaient dans l’expectative.

Lucéard : « …Et qu’est-ce qui me dit que vous n’allez pas tenter de m’enlever une troisième fois ? »

J’ignorais moi-même pour quelle raison je leur laissais une chance de s’expliquer.

Mamie : « Nous avons l’ordre de ne pas te tuer, ni de te capturer. Tu ne nous intéresses plus. »

Sa façon de croiser les bras trahissait son animosité.

Lucéard : « Comment ça ? Et comment pourrais-je vous croire ? »

Je parvenais à être plus calme que je n’aurai dû l’être. Je ne ressentais pas d’hostilité de leur part, et m’en retrouvais encore plus troublé.

Mamie : « Crois ce que tu veux, mon choupinet. »

Les deux combattants se morfondaient en réalisant qu’il n’y avait pas de raison que j’accepte. Je pouvais deviner qu’ils tentaient de se racheter, mais jamais il n’avait été question de les pardonner.

Ceux-là restent néanmoins les complices de l’assassin de ma sœur. Je ne leur dois rien.

Tout était en réalité plus compliqué, mais je m’interdisais de céder. La petite Bléka me poussait, dans l’espoir de me faire avancer.

Bléka : « Lucéard, dépêchez-vous voyons… »

Rien à faire, je ne peux pas accepter…

Une fois ma décision prise, un cri bref me tira de mes pensées.

Kaia était retenue sous le bras de Dodul, qui souriait victorieusement.

Dodul : « Voilà ce qui arrive quand on me sous-estime ! »

Il commença à s’enfuir en s’esclaffant. La fillette gémissait d’effroi.

Je me mis à sa poursuite sans réfléchir, j’étais le plus près, je pouvais probablement l’arrêter.

Dodul : « Vous ne m’aurez pas, je suis trop malin ! »

Il se tournait fugacement dans ma direction pour tenter de me persuader qu’il n’était pas qu’un demeuré. Le sol s’ouvrit sous ses pieds comme pour le contredire. Il s’engouffra dans une énorme crevasse. Je n’eus pas le temps de m’arrêter et me retrouvais moi aussi entraîné dans cette chute.

Trois cris brisèrent le silence qui régnait dans la pénombre.

 

-3-

 

Alors que je m’attendais presque à en mourir, mon atterrissage s’avéra relativement douloureux. Je dévalai une sombre pente. Ce tas sur lequel nous étions tombés était composé intégralement d’ossements humains.

Quand je repris mes esprits, j’éloignai aussi vite que je ne le pus mes mains de ces horreurs. Je devais ma vie à ces restes de cadavres, mais tout en eux me dégoûtait.

Je veux me laver…

J’entendis les os craquer. A quelques mètres de moi, Kaia approchait à pas vifs et se jeta sur moi, agrippant mon torse à l’aide de ses bras et jambes, elle était inconsolable.

Kaia : « Ouaaaaah… ! »

Je ne savais pas comment m’y prendre pour la réconforter. Cela avait dû être plus effrayant pour elle que pour moi.

Cette fille est vraiment à l’opposé de sa sœur.

J’étais rassuré de la voir saine et sauve. Cette sensation ne m’était pas familière.

La fillette continuait de crier, évacuant toutes les larmes de son corps.

Le dernier d’entre nous s’était retrouvé enfoncé dans la montagne d’os, seuls ses pieds dépassaient.

Ni la lumière du jour, ni les voix des personnes restées dehors ne nous atteignaient ici. Il ne s’agissait pas non plus d’une simple caverne. Des traces d’une architecture ancienne me renseignaient aussitôt sur la nature de ce souterrain. Ce n’était pas l’exact même endroit, mais ce lieu était similaire à celui où ma magie s’était éveillée.

Je pouvais presque imaginer le visage du Maître me voyant chuter vers une mésaventure certaine, ému à l’idée que le défi qui m’attende soit plus terrible encore que ce qu’il aurait voulu m’infliger.

Je m’extirpai du tas d’os pour rejoindre les inquiétants pavés.

Lucéard : « Kaia, reste derrière moi, je ne sais pas ce qu’on peut trouver ici, mais ça ne sera probablement pas de bonnes rencontres. »

Je m’étais surpris de l’avoir tutoyé aussi naturellement. Ce n’était pas digne d’un Prince. Mais en étais-je encore un ?

Kaia : « Je vous suis, Lucéard. »

La pauvre fillette s’essuyait les yeux, comme si résolue à prendre son courage à deux mains.

Mais la seule chose qu’elle agrippa fut ma jambe, à laquelle elle se cramponna fermement à l’aide de tout son corps. Elle continuait de sangloter silencieusement pendant que je tentais d’avancer avec ce poids qui me déséquilibrait.

Elle finit éventuellement par me lâcher. Nous marchâmes calmement au milieu de l’écho de nos pas. Des roches scintillantes éclairaient à peine notre chemin.

Dans la prochaine salle, des squelettes étaient disposés de façon macabre sous nos yeux. Je les observais avec un vague dégoût.

Je sentis qu’on tirait sur mes vêtements avec insistance. Je soupirai.

Lucéard : « Moi non plus, je ne tiens pas à rester ici plus longtemps, mais prends ton mal en patience, Kaia. Ce n’est vraiment pas la peine de tirer autant. »

Une voix tremblante me répondit, elle ne provenait pas de là où je l’attendais.

Kaia : « M-m-m-mais je ne tire rien ! »

Je tournais lentement mon regard sur la droite. Un bras de squelette empoignait fermement mon pantalon d’entraînement. Son crâne se mit à claquer des dents frénétiquement.

Sans état d’âme, je lui éclatais l’humérus contre le sol d’un seul coup de pied. Le regard de Kaia se remplit d’étoiles.

Kaia : « V-vous êtes trop classe ! »

Son enthousiasme se changea en déception quand elle se rendit compte que je sanglotais encore plus qu’elle à l’idée d’avoir fait ce que je venais de faire.

Lucéard : « J’ai tué un squelette… »

Les larmes aux yeux, je fixai Kaia, qui soupira.

Les semblables de cette créature sous mes pieds se levèrent tour à tour. Leurs dents claquaient dans un brouhaha dissonant.

Une main osseuse se posa sur l’épaule de la jeune fille qui frémit au contact. Son corps entier se raidit. Elle n’osait plus respirer.

La fillette retenait ses larmes de couler alors que la cacophonie dentaire se rapprochait de son oreille.

Le crâne de cette horreur se dévissa au contact du poing de Dodul qui venait de faire une entrée héroïque. Je l’avais complètement oublié.

Dodul : « Héhé, j’arrive au bon moment, non ? Mais flippez pas, je vous tuerai pas tout de suite, j’enlèverai juste la fille quand on sera sorti d’ici ! »

Ce n’était pas lui qui m’inquiétait, et ce n’était certainement pas lui qui pouvait me rassurer, mais ce malfrat souriait comme s’il n’avait pas conscience de la situation.

Kaia : « Merci beaucoup, monsieur ! Mais vous êtes qui, au juste ? »

La curiosité enfantine de Kaia était adorable, mais ne semblait pas affecter ce sous-humain.

Dodul : « Quoi ?! Comment t’as pu oublier le chasseur fou ?! Dodul le sans-scrupule ! Ne me dis pas que j’ai l’air d’un bandit lambda ?! »

La fillette acquiesça de la tête innocemment. Plutôt que d’être découragé, il s’embrasa plus que jamais.

Dodul : « Eh ben tu vas voir !! »

Il se jeta dans la mêlée et frappa sans ménagement tous les squelettes autour de nous. Il ne semblait pas avoir remarqué que certains de ses adversaires étaient armés de lames. Cet inconscient parvenait pourtant à avoir le dessus sur eux, à mains nues.

Un hurlement inhumain résonna. Un crâne vermeille nous observait en apesanteur. Le Maître m’avait déjà parlé d’une telle créature.

Les os des victimes de Dodul se rassemblaient pour former un corps volumineux, ainsi qu’un large gourdin. Ce monstre couleur sang se fit la tête de cet imposant adversaire. Plutôt que de fuir, je préférai étaler ma science.

Lucéard : « Les squelettes ne peuvent pas se ranimer d’eux-mêmes, il faut qu’une créature le leur permette. Et ce monstre qui fait office de tête, c’est un- »

Kaia : « Oh non ! Un méchant monsieur crâne rouge ! »

La jeune fille hurla avant de se jeter sur moi. Je soupirai, l’air sarcastique.

Oui, exactement, un méchant monsieur crâne rouge.

Le nom de cette horreur n’avait en effet aucune importance, ce qui comptait était de le mettre hors d’état de nuire avant qu’il ne s’en prenne à nous. Ou fuir.

J’espérais aussi qu’il nous débarrasse de Dodul. Ce dernier criait pour tenter d’intimider son adversaire, comme le faisait bon nombre de bandits. Mais l’entité face à lui faisait le double de sa taille et l’aplatit d’un coup de masse d’os.

Kaia : « Le monsieur est mort ! »

Ses gémissements m’empêchaient de me concentrer. Pourquoi était-elle triste pour ce misérable malfrat ?

…Et surtout, pourquoi n’étais-je pas satisfait de ce dénouement ?

Une main se leva. Le pouce boudiné de Dodul s’y agitait pour nous indiquer qu’il n’avait absolument pas été blessé. Sa voix disait le contraire.

Dodul : « C’était…rien du tout… ! »

Je dois au moins lui reconnaître qu’il est robuste.

Il reçut trois coups de masse supplémentaires. Kaia s’était cachée les yeux et pleurnichait derrière moi. Dodul avait commencé à s’enfoncer dans le sol.

Dodul : « Tout compte fait… Partez sans moi, je vais le retenir…ici… »

Il tourna son visage ensanglanté vers nous, il avait perdu une dent.

Dodul : « Fuyez…les amis. »

Ce type avait dû recevoir un coup de trop.

Il a cru qu’on allait avoir pitié de lui ? Ce vaurien a voulu me tuer et kidnapper les deux filles. C’est un peu tard pour jouer au héros, non ?

Je le fixai avec sévérité.

Kaia : « On ne vous abandonnera jamais ! On est une équipe ! »

La fillette passa devant moi projetant ses larmes vers les cieux en levant la tête pour que sa voix parvienne au grand blessé. Ses yeux humides et pleins de conviction me surprirent.

Elle…elle n’est pas sérieuse ?

La demoiselle me tapota l’épaule pour me pousser à lui porter secours.

Vous êtes tous les deux atteints, ma parole. Qu’est-ce que je fiche avec vous ?

La réponse de Kaia semblait faire rire le bandit.

Dodul : « Héhé…quelle petite… »

La masse se levait, prête à donner le coup de grâce.

Kaia : « Non ! »

Avant qu’elle ne se lance elle-même à la rescousse, je lui bloquai le passage, flûte-double en main.

Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »

Tout en ayant conscience des risques, j’attrapai le bras armé de la créature en passant à côté d’elle. Mon sort pouvait peut-être retenir quelques secondes son coup.

Je ne fais pas ça pour toi, ordure. Ni pour toi, Kaia. Mais je ne peux pas non plus le regarder mourir !

La demoiselle cessa rapidement de s’émerveiller de ma magie et attrapa les bras de Dodul. La fillette tirait ce qui restait du chasseur fou. Elle avait une force hors du commun et parvenait à le faire bouger lentement.

Mon sort se rompit trop tôt et la masse tomba. Dodul écarta les jambes pour l’éviter. Le coup n’était pas passé très loin. Lui aussi pleurnichait à son tour.

Dodul : « Tout mais pas là ! »

De mon côté, je parvins à rester debout. Je finis néanmoins par tomber sur un genou. Mon corps était terriblement engourdi.

Kaia : « Monsieur Lucéard ! Invoquez votre cobra géant ! »

Les yeux remplis de rêves et d’espoirs, la jeune fille attendait avec impatience que j’utilise des sorts surpuissants. Ne pas être à la hauteur de ses attentes était plus frustrant que je n’aurais su le reconnaître.

Lucéard : « Je…ne peux quasiment plus bouger… Il faut que tu t’éloignes de lui, Kaia… »

Les lourds pas de la créature se rapprochaient, assez pour être en mesure d’achever Dodul.

Les deux bras écartés de chaque côté, Kaia s’interposa. Elle ne pouvait pas s’arrêter de pleurer, mais son regard me confirma qu’elle n’était pas prête à fuir.

Dodul releva la tête, amusé.

Dodul : « Héhé, cette mioche est trop bête. »

Je ne pouvais que contempler la témérité de la fillette. Je restais abasourdi devant une telle attitude. Bien sûr, le fait qu’une enfant aussi sensible puisse s’interposer ainsi était impressionnant, mais il y avait autre chose que je ne parvenais pas à comprendre.

Pourquoi fait-elle tout ça ? Comment peut-elle pardonner à ce type qui a tenté de l’enlever ?!

Je relevai la jambe, péniblement. Je ne pouvais pas rester sans rien faire.

La masse chut alors que le bandit roulait en arrière. Kaia esquiva aussi le coup et planta dans un des os une petite dague qu’elle dissimulait dans sa robe.

Le monstre souleva son arme, permettant à Kaia de bondir sur sa tête. Elle s’accrocha avec ses jambes autour du crâne. La fillette était plutôt du genre empotée, et la voir se montrer si vive m’étonnait.

Mon cœur battait de plus en plus fort.

D’où tire t-elle une telle force ?

Lucéard : « Ne reste pas là, il va te tuer ! »

La petite fille planta sa dague à plusieurs reprises dans le crâne. Toujours terrifiée, elle continuait de frapper, encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne se fissure.

Kaia : « Si on ne le bat pas, nous allons tous mourir ! Je ne peux pas laisser ma sœur toute seule, elle m’en voudrait beaucoup ! Et je ne pourrais jamais lui demander pardon si je meurs ! »

Un frisson parcourut mon corps.

Tout n’était pas clair, mais je savais à présent d’où lui venait son courage. Mon collier se mit à luire plus fort encore.

Moi aussi, je dois me battre. Je ne peux pas me permettre de mourir. Je ne peux pas me permettre de la laisser mourir. Je dois bouger !

Dodul : « Euh ?  Vous avez pas senti un truc ? »

La masse se levait vers le plafond rocheux. Le monstre comptait abattre sa propre arme sur sa tête. Elle n’avait aucune chance d’éviter ce qui allait lui arriver.

Kaia levait les yeux, comprenant ce qui allait causer sa fin. Elle avait placé en elle ses derniers espoirs, mais elle ne pouvait plus rien faire pour échapper à ce sort.

La masse était prête à choir sur sa proie.

Lucéard : « MAGNA LAMINA EIUS »

Ce cri du cœur invoqua une lame de lumière assez forte pour briser le bras de la créature d’os. Le gourdin arracha la moitié de son corps dans sa chute et le tout s’écrasa bruyamment au sol.

Le squelette rafistolé tenait debout sur une seule jambe et peinait à garder l’équilibre. Les yeux de Kaia s’illuminèrent, elle se retrouvait bouche-bée. Sa voix empreinte d’émotion m’était destinée.

Kaia : « Vous avez été génial, monsieur Lucéard ! C’est exactement comme ça que je vous imaginais ! »

Ce fut cette fois-ci la joie et le soulagement qui la fit pleurer.

Une main osseuse la souleva dans les airs en la tenant par le col.

Kaia : « Euh ! Mais ! Vous pouvez me sauver encore une fois ? S’il vous plaît ! »

Sa peur reprit aussitôt le dessus. Elle eut ensuite un air de résignation en constatant que je m’étais évanoui.

Dodul : « J’avais dis au chef que je ramènerai des mioches en vie ! Et le chasseur fou n’a qu’une parole ! »

Plutôt que d’être mort, ce bandit était déjà sur pied, dans un état lamentable certes, mais prêt à l’action.

Il s’empara de la masse d’os au sol et la souleva avec quelques efforts. Il se mit à tourner sur lui-même pour emmagasiner de l’énergie. Il finit par bondir en hurlant ses tripes, frappant la cage thoracique du monstre de plein fouet.

La créature fut entièrement réduite en morceaux dans un vacarme terrible.

L’enfant avait atterri sur ses pieds et regardait Dodul avec admiration. Ce dernier était hilare. Il venait d’abattre l’aberration.

Dodul : « Sans blague, c’est vraiment moi le plus fort !! »

Kaia tapait dans ses mains en rythme pour fêter avec lui ce qu’il considérait comme sa victoire la plus glorieuse. Alors qu’il exhibait ses muscles saillants en prenant la pose, il entendit un bruit parmi les ossements.

La fillette et le bandit se tournèrent vers l’origine de ce son.

Le crâne de sang jaillit de l’obscurité, mâchoire en avant, il avait pris Dodul pour cible.

Kaia s’interposa sans réfléchir. Un bruit de chair attira l’attention du bandit.

Dodul:  « Oh ?! »

La fillette venait d’être sévèrement mordue à l’épaule par le monstre. La soudaine douleur la paralysait. Quand elle comprit enfin ce qu’il venait de lui arriver, elle frappa le crâne avec sa dague jusqu’à ce qu’il ne se brise. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il relâcha son emprise.

Mystérieusement, le crâne partit en fumée une fois fracturé.

Quelques secondes après, la jeune fille tomba sur ses genoux, sous le regard perdu du bandit.

Dodul : « Gamine ! Pourquoi tu fais ça ?! C’est la troisième fois ! Tu comprends pas que je compte toujours faire de toi l’esclave du chef ?! »

Une partie de lui trouvait toujours cette situation cocasse, mais il était de moins en moins amusé.

La jeune fille tenait son épaule gauche. Sa main pâle était tachée d’un rouge inquiétant. La morsure était profonde et douloureuse. Comme pour se donner de grands airs, la jeune fille souriait.

Kaia : « Ne vous inquiétez pas, monsieur Dodul, ça ne fait pas si mal que ça… »

L’homme ne pouvait que rester muet pendant un instant, puis s’égosilla de nouveau.

Dodul : « Rien à voir ! J’me fais pas du tout de mouron pour toi ! Et pis, t’es carrément en train de souffrir là ! »

Kaia : « Je vous ai dit…que ça irait… Il n’y a pas de problème ! »

Ce visage empreint de douleur qui le fixait lui inspirait une émotion inédite. Il était abasourdi.

 

Quelques minutes avaient dû passer. Une pierre me tomba sur le crâne, me réveillant brutalement.

Lucéard : « Maître ! Arrêtez avec ça ! Je peux me lever sans qu’on doive me frapper, bon sang ! »

De retour à la réalité, je reprenais mes esprits en regardant autour de moi.

Kaia : « Monsieur Lucéard, vous êtes revenu à vous ! Regardez, monsieur Dodul ! »

Elle tirait sur la tenue ensanglantée de l’homme en lui indiquant ma position. Elle était enchantée.

Dodul : « Mais je m’en fous, moi ! »

Visiblement mécontent d’être incompris, le bandit élevait le ton. Je remarquai à présent l’état déplorable de l’enfant.

Lucéard : « Kaia, que t’est-il arrivé ? »

Mon inquiétude adoucit l’expression de la fillette.

Kaia : « Ne vous en faites pas. Décidément, vous êtes tous les deux si gentils ! »

Dodul soupirait.

Dodul : « T’es vraiment bouchée comme mioche. »

Le sourire de la jeune fille retombait alors qu’elle plongeait son regard dans le mien.

Kaia : « Je ne vous en ai pas encore parlé, mais Dux-Brak m’a raconté votre histoire… J’étais tellement triste que j’ai boudé toute la semaine et j’ai demandé à Bléka de faire pareil ! »

Elle vient de dire Dux-Brak ?

Cette discussion semblait lui tenir à cœur.

Kaia : « Monsieur Lucéard, ne soyez pas triste, on va bien s’occuper de vous ! On pourra être vos sœurs si vous voulez ! Et puis, Dodul sera comme votre grand frère ! »

Dodul : « Me mêle pas à ça, morveuse ! »

Elle s’essuyait les yeux, chagrinée de constater la douleur qu’elle pouvait lire dans les miens. Je ne pouvais cependant pas rester de marbre après tous ses efforts.

Lucéard : « C’est très attentionné de ta part, Kaia… Mais tu dois comprendre…qu’il n’y a rien qui puisse remplacer ma propre sœur. »

J’avais malgré tout fini par lui dire des choses déprimantes, comme si je lui faisais la morale. Mais ce fut-elle qui eut le dernier mot.

Kaia : « Vous n’avez pas à la remplacer ! Mais vous ne devez pas vous empêcher d’aimer de nouvelles personnes. Ne restez pas tout seul, Monsieur Lucéard, parce qu’il y aura tout plein d’autres gens qui vous aimeront ! »

Une larme coulait le long de sa joue. L’intensité de ses sentiments m’avait atteint.

Je ne m’attendais pas à ça de la part d’une fillette de 10 ans. J’ai l’air malin, maintenant.

Elle me fit esquisser un sourire.

Lucéard : « Kaia… Merci… »

Je ne pouvais pas deviner à quel point ses mots étaient précieux, mais ils s’installèrent quelque part en moi. Ma réaction l’avait satisfaite.

Dodul : « Bon, taisez-vous un peu ! Et avancez ! Le chef va me tuer si je rentre trop tard et sans esclave ! »

Je lui lançai un regard noir.

Lucéard : « Ne t’approche pas de Kaia, je t’ai à l’œil. »

Il n’avait pas pris la menace au sérieux et ricanait.

Dodul : « Oh, et qu’est ce que tu vas faire, hein ? Souffler dans ta petite flûte et tomber dans les pommes ?! »

Je vais le tuer.

 

-4-

 

Notre étrange petit groupe se remit en route. Dodul était bien plus amoché que ne devrait l’être un humain en vie, mais je m’inquiétais exclusivement pour Kaia, qui peinait de plus en plus à avancer. Je m’arrêtai.

Lucéard : « Kaia, j’ai un sort de soin, tu ne voudrais pas que je l’utilise ? »

Même si je devais être immobilisé à nouveau, c’était probablement la bonne chose à faire.

Kaia : « Non merci, ça ira. Je n’ai presque plus mal. »

Elle ment. Si au moins elle s’empressait de sortir pour se faire soigner, je trouverai ça naturel. Mais elle fait expressément en sorte de ne pas nous inquiéter car elle a compris la gravité de sa blessure. Et qui sait ce que peut engendrer la morsure d’un de ces monstres… ?

La jeune fille se soutenait à un mur, puis se laissa glisser contre la paroi en silence. Son état m’angoissait terriblement.

Dodul : « Oh, morveuse, tu veux que j’te porte ? »

Lucéard : « Ferme-la. Elle ne va pas bien du tout ! »

Kaia : « Merci à vous deux…mais… »

Son visage était livide. Ce visage si expressif ne parvenait plus à sourire. Je remarquais aussi qu’elle ne pleurait plus, malgré sa souffrance et sa peur.

Dodul : « T’as faim, c’est ça ? Moi aussi, depuis tout à l’heure, je me dis que- »

Lucéard : « Kaia, sois honnête avec nous ! »

J’ignorai totalement Dodul, obnubilé par l’état de la fillette. Si ça continuait…

Kaia : « J’ai…juste un peu faim, oui. »

Cette enfant est têtue !

Porté par de nobles sentiments, j’attrapai le bec de la flûte-double du bout des lèvres.

Lucéard : « CURA EIUS ! »

La blessure se refermait sous nos yeux, comme illuminée. Une brume noire s’échappait pourtant de la plaie. Kaia poussa un gémissement de douleur. Alors que je conservais mon équilibre péniblement, je constatais que la situation était pire que prévue.

Qu’est-ce que ça signifie… ?

Kaia : « Je suis désolée… J’ai trop mal pour bouger. Il faut que Dux et Brak viennent… »

La jeune fille adossée à la paroi de pierre pointait faiblement du doigt un globe oculaire qui flottait au milieu de la pièce dans laquelle nous venions d’arriver. Sa dernière phrase m’étonnait.

Lucéard : « Duxert et Brakmaa peuvent soigner ce genre de choses ? »

La réponse que j’attendais ne vint pas. Pris d’une soudaine panique, je m’assurai que la fillette respirait encore.

Lucéard : « Elle s’est évanouie… ? »

Dodul : « Ah, naze. Je peux pas ramener une gosse mourante, je vais m’faire trucider, moi ! »

Lucéard : « Tu n’as vraiment aucun cœur… ! »

Dodul : « T’as un problème avec ça ?! »

On se regardait l’un l’autre avec un air haineux. Kaia se mit à marmonner en se tenant la tête.

Kaia : « J’ai…si mal… C’est comme si… »

Elle se tut pour endurer la douleur le plus silencieusement possible. Je restais impuissant face à cette scène. Soudain, elle semblait ne plus souffrir du tout, et releva son visage. Son regard et sa voix avaient quelque chose d’effrayant.

Kaia : « Mon crâne…il rougit. »

Un large sourire se dessinait sur ses traits. La fillette empoignait faiblement sa dague et la pointait vers son cou. Son intonation n’était pratiquement plus humaine.

Kaia : « Je n’ai plus besoin de ce corps, je n’ai besoin que de cette tête. »

Dodul eut le réflexe de lui retirer l’arme des mains.

Dodul : « Je compte pas revenir bredouille, moi. T’as pas intérêt à mourir avant que je t’aie donné au chef. »

Il mit la dague dans sa poche comme si cela aussi faisait partie de son butin.

Ce gars était vraiment la dernière des ordures. Pire encore, il avait déjà volé toutes les armes des squelettes de la pièce d’avant. Qu’est-ce qu’il gagnait à avoir autant d’épées sur lui ?

Mais ce qui m’inquiétait le plus était évidemment l’état de Kaia. J’avais peur de comprendre ce qui était en train de se passer. Est-ce que la fillette que je venais de rencontrer était déjà…

Kaia se tenait le cou et bougeait lentement ses doigts dans le but de se griffer.

Kaia : «Je n’arrive pas suffisamment à me mouvoir avec ce corps… »

Lucéard : « Kaia ? Tu m’entends ? Tu es toujours là ?! »

J’émis l’hypothèse qu’elle résistait au crâne rouge, et j’essayais de m’en assurer. S’il était déjà trop tard, qu’est-ce que je ferais ?

Kaia : « Silence. Tue-moi. Ensuite, je vous tuerai tous. »

Lucéard : « Il faut que tu reviennes à toi ! Ce n’est pas toi qui parlais de ne pas laisser ta sœur seule ? »

Son absence de réaction n’indiquait rien de bon.

Kaia : « Silence, j’ai dit. Cette humaine n’est plus. Son crâne m’a permis de revenir à la vie. Ce qui reste d’elle n’a plus d’intérêt pour moi. »

Dodul : « Oh, ça va pas du tout ! Si je rapporte une esclave avec une telle attitude, le chef va me tuer. Et puis, elle fait peur quand elle parle, tu trouves pas ? »

Pourquoi c’est pas à Dodul que ce monstre dit de se taire ?

Kaia : « Je n’y arrive pas… Vous, arrachez-moi la tête ! Décapitez-moi ! »

Je serrai les dents. Entendre un tel discours était douloureux. Même Dodul n’en menait pas large.

Dodul : « Tiens, je crois que moi aussi j’ai un crâne rouge. »

Il venait de passer sa main dans ses cheveux et observait la couleur vermeille qui se trouvait dans sa paume.

Lucéard : « Non, ça c’est juste ton sang… »

Il hochait la tête pour reconnaître que mon analyse était pertinente.

Dodul : « Ça me rassure… Hm ? T’entends ce bruit ? »

Quelque chose avait attiré son attention. Le sol s’affaissait lentement au milieu de la pièce. Une sorte de gouffre s’ouvrait comme s’il avait été creusé depuis les profondeurs. Un bras squelettique s’agrippait à une des dalles. Les claquements de dents qui résonnaient dans les ténèbres laissaient penser qu’il y avait une armée entière sous nos pieds.

Lucéard : « Passe-moi une épée ! »

Alors que l’adrénaline montait, j’ordonnai à Dodul de me fournir une de ses armes.

Dodul : « Ah non ! Elles sont à moi, fallait les prendre avant ! »

Lucéard : « Passe m’en juste une seule, vite ! Et puis, pourquoi as- tu pris tout ça ?! »

Dodul : « Des armes, c’est jamais perdu pour un groupe de bandits, je vais les ramener à mon village. Eh oui, je suis aussi intelligent ! »

Lucéard : « Si t’es si intelligent, alors donne m’en une, ou on mourra tous les trois dans cette pièce ! »

Il ronchonna en me lançant une épée partiellement rouillée. Je l’attrapai dans ma main gauche.

Les premiers squelettes à s’être extirpés des abysses se rapprochaient de nous. Ils n’étaient pas plus rapides que les précédents. Je devais être en mesure de les vaincre.

Dodul s’était lancé dans le combat sans attendre et renvoyaient les sacs d’os dans leur trou à renfort de grands coups de poings. Il n’utilisait toujours pas d’arme…

Il faut croire que sur un champ de bataille, il n’y a plus de différence entre un héros et un vulgaire barbare.

Je ne pouvais pas rester en arrière. Ces squelettes cherchaient sûrement à s’en prendre au corps de Kaia.

Je me mis en garde. Aujourd’hui, ce n’était pas de l’entraînement. Mon premier combat à l’épée commençait maintenant.

Mon manque de magie me ralentissait, mais j’avais le dessus sur mes adversaires, dont je découpais les membres avec difficulté.

Alors que nous étions tous les deux submergés par leur nombre, certains squelettes se reformaient et se relevaient.

Derrière moi, un petit groupe de restes humains encerclaient la fillette mourante.

Lucéard : « Kaia ! Non ! »

Je repoussai vivement les ossements réanimés pour me rapprocher de mon amie.

Des bruits de pas résonnaient dans le couloir par lequel nous aurions dû passer. Les renforts étaient là. Mais le premier à rejoindre Kaia fut Dodul, qui bondit et hurla de manière triomphale.

Dodul : « Dégagez le passage ! Cette gamine est à moi ! »

Les squelettes se retournaient vers lui dans l’expectative.

Dodul : « Tant pis pour vous, je vais devoir utiliser mon attaque secrète : la tempête de muscles ! »

Kaia : « Oh non… Pas la légendaire tempête de muscles… »

Je ne pouvais pas dire si ce sarcasme provenait du monstre ou de la fillette, tant cette réplique lui seyait.

Dodul : « Oh si ! Tu l’auras voulu ! Pourfend les faibles ! Tempête de muscles !! »

Il exécuta une rotation sur lui-même, gonflant au maximum tout son corps. Je ne pouvais que reconnaître que ce mouvement était impressionnant. Comme emportés dans ce cyclone de testostérone, les squelettes se retrouvèrent en pièces, et les nouveaux arrivants furent accueillis sous une pluie d’os.

Duxert : « Kaia ! »

Brakmaa : « Monsieur Lucéard ! »

Ces voix idiotes me rassuraient, mais nous étions toujours débordés par l’ennemi.

Dodul : « Oh non, pas eux ! »

Tant que ces deux-là étaient avec nous, Dodul savait qu’il ne pourrait plus enlever qui que ce soit.

Lucéard : « Kaia s’est faite possédée par un monstre qui contrôle cette armée de squelettes ! »

Je m’égosillais en continuant de frapper tous ceux qui m’entouraient. Duxert et Brakmaa regardaient à droite et à gauche.

Duxert : « Où est-il ? je ne vois pas de monstre.»

Dodul : « Vous êtes pas très futés, vous deux ! »

Voyez qui parle…

L’animosité de Dodul était compréhensible. Mais n’était-ce pas moi qui aurais dû les haïr ?

Dans le feu de l’action, je les ai considérés comme mes alliés… Mais je ne dois pas les pardonner, je ne dois surtout pas les pardonner…

Bléka : « Kaia. Kaia ? »

Cette voix monocorde me sortit de ma réflexion. Je fixai la jeune fille qui avançait vers sa sœur, son pas pressé jurait avec son expression faciale.

Ce n’est pas le moment de penser à ça…

Un hurlement résonnait à présent au milieu du tumulte. Tous se tournèrent vers le centre du gouffre depuis lequel un crâne allongé venait de surgir. Des pattes squelettiques s’accrochaient aux parois. Ce qui restait d’une paire d’ailes m’ôtait mes derniers doutes.

U-un dragon ?!

Mamie : « On ne voit pas ça tous les jours. »

Surpris d’entendre ces paroles de si près, j’avais par réflexe élancé la pointe de mon épée dans sa direction. Sans broncher, elle fixait le vieux sabre que j’utilisais comme si elle n’avait pas eu peur un seul instant.

Lucéard : « Depuis quand êtes-vous derrière moi ?! J’ai failli vous tuer ! »

Elle répondit à mes reproches par un rire sec.

Mamie : « Tu t’en crois capable, gamin ? »

Je ne savais pas ce qui me retenait de la mettre hors d’état de nuire. Je ne pouvais pas lui tourner le dos et continuais de me battre pendant qu’elle observait. Cette vieille infâme pouvait décider de me tuer à n’importe quel moment.

Bléka : « Qu’est-ce qui arrive à Kaia, Lucéard ? »

La ténébreuse enfant était debout face à sa sœur et parlait d’une voix faible, qui trahissait son inquiétude. Que pouvais-je lui répondre ? La vérité était probablement trop dure à accepter pour nous deux. Je ne pouvais que me perdre dans ce regard faussement indifférent.

Sa sœur…

Les squelettes revenaient encore et encore autour de moi. Je décidai d’ignorer la grand-mère et de continuer à me battre. Je frappais plus férocement que jamais. Je savais à présent ce qui comptait vraiment pour moi. Cette impulsion me permit de prendre le dessus sur tous mes adversaires.

Il faut que je la sauve ! Qu’importe avec qui je dois me battre ! Si je me bats de façon juste et pour une juste cause, alors je n’ai pas à douter ! Je veux juste…que ces deux fillettes puissent rentrer chez elles saines et sauves. Pour le moment, c’est tout ce qu’il y a savoir.

Mon collier se mit à luire une fois de plus.

 

-5-

 

Nous étions quatre à retenir l’armée venue des profondeurs. Nos efforts ne suffisaient peut-être pas. Les ossements se rassemblaient autant qu’ils le pouvaient. Un squelette s’était retrouvé face à Kaia, il tenait un os aiguisé au bout de son bras et s’avançait lentement en pointant la lame improvisée vers le cou de la jeune fille.

Bléka se mit en travers de son chemin et empoigna des deux mains le tranchant de ce qui lui servait d’arme. Le sérieux de la fillette inspirait le chagrin.

Kaia : « Hors de mon chemin. Qu’on me tranche la gorge…maintenant ! »

Les deux bras levés de l’enfant inexpressive tremblaient, tout en résistant à l’avancée de la lame. Une goutte de sang coulait le long de ses poignets et ce jusqu’à son coude, guidant celles qui la suivait. La lame s’enfonçait dans ses mains.

Bléka : « Ne dis plus jamais des choses comme ça, Kaia. Même si tu es contrôlée ou quelque chose comme ça, je ne veux pas entendre ces mots sortir de ta bouche. Alors trouve un moyen de revenir… Je t’en prie. »

Sa voix m’était à peine parvenue. Je n’avais pas pu entendre distinctement ce qu’elle venait de dire, mais ses sentiments me nouaient la gorge.

Bléka est en danger… Qu’est-ce que je peux faire… ?!

La grand-mère derrière moi demeurait immobile et muette, elle avait aussi fermé les yeux, comme si elle ne doutait pas de ma capacité à repousser nos adversaires.

Alors que je la crus morte, je réalisai le nombre impressionnant de globes oculaires qui recouvraient le plafond. Ses yeux plissés se rouvrirent.

Mamie : « Éloignez-vous ! Il va pleuvoir ! »

Je me dégageais rapidement pour apercevoir ces projectiles magiques rappelant la grêle se laisser choir sur nos ennemis. Leurs rangs furent décimés dans un fracas assourdissant.

Parmi les éparses survivants, le dragon dépourvu de ses ailes se redressait.

Mamie : « Ce n’est pas le moment de flancher, mon bout d’chou, il en reste ! »

La grand-mère avait tout donné et me fit comprendre que je me devais de finir le travail. Je brisai les crânes de ceux qui tentaient de se relever à l’aide d’une masse que j’avais récupéré au sol.

Le dragon s’avançait vers sa cible, mais le duo à la musculature parfaite s’était mis en travers de sa route, leurs visages étaient transformés par l’adrénaline.

Duxert : « On fait quoi ? »

Brakmaa : « J’ai une idée, Dux ! »

Ils se regardèrent un bref instant, et fixèrent à nouveau les ossements du reptile.

Duxert : « Moi aussi, j’ai une idée d’un coup. »

Brakmaa : « C’est la même que moi ? »

Duxert : « Oui, utilisons cette fameuse technique secrète ! »

Leurs airs idiots décrédibilisaient le mystère qui entourait leurs paroles. Le bandit derrière eux intervint, bluffé.

Dodul : « Me dites pas que vous parlez de… »

Duxert : « Si. Merci de nous l’avoir montré, Monsieur-qu’on-a-battu-sans-problème. »

Dodul : « Bande de rats ! Vous n’y arriverez jamais, seul MOI en suis capable ! »

Offusqué de se faire voler la vedette, Dodul haussa le ton, mais les deux guerriers semblaient plus résolus que jamais.

Brakmaa : « Nous n’avons pas d’autre choix, Monsieur-nul. Il faut qu’on réussisse cette attaque ! »

L’air condescendant de Dodul accompagnait son frottement de barbe.

Dodul : « Monsieur-nul ?! Vous l’aurez voulu ! Je vais vous montrer ce que vaut vraiment cette technique ! »

Leur complicité faisait déjà étincelle, et aussi ridicule que cela puisse paraître, je ne parvenais pas à détourner le regard de ce moment ô combien intense.

Après s’être accordés, ils s’élancèrent vers leur ultime adversaire, bondirent comme un seul homme, fendirent les airs de leur grâce et de leur puissance, puis révélèrent leurs corps taillés et huileux. Leurs cris s’embrasèrent.

Dux-Brak-Dodul : « Triple tempête de muscles ! »

Ce mouvement parfaitement exécuté avait de quoi couper le souffle. La nuque du dragon se brisa comme si elle n’avait pas résisté à la détermination sans faille qui émanait de ces hommes. Le reste du corps fut soufflé jusque dans ce trou béant, entraînant avec lui les derniers squelettes en état de se battre.

Hélas, le véritable combat faisait toujours rage.

Kaia : « Serviteur, tue cette peste. Tue-la ! »

Bléka résistait toujours au squelette, la couleur vermeille prenait le dessus sur la blancheur de la peau de ses bras.

Bléka : « Kaia, reviens. Ce n’est pas drôle. »

Le mal-être de sa sœur n’affectait pas Kaia, qui semblait se réjouir à l’idée que sa renaissance soit assurée.

Kaia : « Je quitterai son corps quand sa tête aura été retirée. Il n’y a pas d’autre issue. »

Bléka : « Tu mens ! Tu n’es qu’un monstre débile. Ma sœur est toujours là, et elle te tuera. »

La fillette plissait les yeux de douleur.

Kaia : « Si tu veux ma mort, alors tu n’as qu’à briser son crâne. »

Cette créature savait pertinemment que personne n’oserait s’en prendre à elle. Bléka prenait progressivement conscience que l’espoir de revoir sa sœur lui échappait. Sa poigne faiblit.

Sa propre jumelle était destinée à mourir sous ses yeux sans même qu’elle ne puisse lui dire adieu.

Je venais d’abattre le dernier crâne, et alors que je me retournai, j’aperçus Kaia, une lame contre le cou. Elle avait réussi à atteindre la dague dans la poche de sa sœur.

Kaia : « Enfin, je vais quitter ce corps chétif. »

Hilare d’être si proche de la libération, l’horreur regardait à travers les yeux de la fillette en direction de Bléka.

Cette dernière tira soudainement la lame du squelette jusqu’à son propre cou. Cette décision nous figea tous de terreur. Le visage de Bléka affichait une détresse insondable.

Bléka : « Si tu meurs, Kaia, je meurs aussi… Alors arrête ça ! »

Des larmes coulaient pour la première fois le long de ses joues. La fillette était au désespoir. Voir cette enfant d’habitude si nonchalante dans un tel état me fit trembler.

La grand-mère s’était interposée pour m’empêcher d’agir. Je ne pouvais tout simplement pas regarder Bléka pleurer sans rien faire. Cependant…

Kaia : « Comment… ? »

Les bras de Kaia tremblaient comme si elle fournissait des efforts contraires. Elle luttait.

Lucéard : « Bléka ! Ne fais pas ça ! Ta sœur… ! Ta sœur est encore là ! »

Mon cœur battait à tout rompre. J’en étais sûr, Kaia était encore de ce monde.

Kaia : « Une simple enfant qui résiste autant… Vous ne pouvez pas être humaines… ! »

Frustré de se faire dominer par deux fillettes, le monstre se servait de la bouche de Kaia pour crier son infortune.

Duxert lui retira le couteau des mains, tandis que Brakmaa brisa de son poing le crâne de la marionnette d’os qui luttait contre Bléka.

Celle-ci tombait sur ses genoux, le sang tachait à présent sa robe. Elle souffrait encore plus visiblement qu’avant. Sa sœur était captive de son propre corps, mais qu’y pouvait-elle ?

 

-6-

 

Bléka : « Dux… Brak… Que va t-on faire pour Kaia… ? »

Duxert la souleva dans les airs à son grand étonnement. Il ne prononçait pas un mot et marchait à présent en direction du gouffre qui s’était formé au centre de la pièce. La demoiselle peinait à retrouver son sang-froid, son ton était à présent marqué par la peur.

Bléka : « Qu’est-ce que tu fais, Dux ? Repose-moi. »

Un silence inquiétant régnait. J’avais moi aussi un terrible pressentiment. Kaia regardait calmement en direction de l’homme au visage fermé qui tenait fermement Bléka sous son bras.

Duxert : « Si l’on ne peut pas sauver Kaia, je comprendrai que tu ne veuilles pas subir sa mort. Des jumelles ne devraient jamais être séparées, non ? »

Sa façon de parler était méconnaissable, mais pire encore, le contenu de ses paroles était angoissant.

Il ne peut pas être sérieux ? Il faut absolument que j’intervienne ! Si ça continue-

Brakmaa se mit en travers de mon chemin, il avait deviné mes intentions. Son regard était froid.

Bléka : « Dux, ne dis pas ça… Il doit y avoir une autre solution. Ne fais pas ça. Dux ! »

La pauvre Bléka était plus hébétée encore que je ne l’étais. Ce retournement de situation était surréaliste, elle ne réalisait qu’à moitié ce qui était en train de se passer.

Duxert : « Tu vas nous manquer, Bléka… »

Ses mots me glacèrent le sang. Il tendit le bras et laissait pendre la jeune fille au-dessus du vide. Celle-ci se mit à se débattre.

Bléka : « Non… ! Brak, Mamie, aidez-moi ! Lucéard, Kaia ! »

L’espace d’un instant, son regard avait croisé le mien. Tout recommençait. J’étais de nouveau condamné à regarder une jeune fille mourir, totalement impuissant.

Kaia se levait péniblement, donnant l’impression qu’elle le faisait contre sa volonté. La voix démoniaque murmurait.

Kaia : « Pourquoi…suis-je debout… ? »

Bléka luttait de toutes ses forces, et frappait le bras de Duxert. Ses mains saignaient encore abondamment et tachaient de rouge la cible de ses vaines attaques.

Bléka : « Je ne peux pas mourir… Je ne veux pas mourir… ! Repose-moi, je t’en supplie ! »

Toutes ces émotions l’avaient rendue confuse. Elle se sentait seule au monde, ses appels au secours n’avaient pas abouti.

Duxert : « Je suis désolé… Adieu. »

L’homme qui s’apprêtait à la laisser tomber avait le regard humide. Sentant sa fin imminente, Bléka tenta une dernière fois de regagner son calme.

Bléka : « …Ne tuez pas Kaia. »

J’écarquillai les yeux en entendant ces ultimes paroles.

Sa sœur jumelle se mit à courir comme s’il s’agissait uniquement de la volonté de son corps. Mais elle ne parviendrait pas à la rejoindre à temps.

Je ne pouvais pas rester immobile une seconde de plus.

Je bousculai Brakmaa pour m’ouvrir un passage, il n’osa pas me retenir. Avant que je n’ai pu ramener la flûte-double à mes lèvres, je me la fis dérober par la grand-mère qui m’interpella d’un ton glacial.

Mamie : « Reste là, et ne bouge pas. »

Plutôt que de me couper dans mon élan, la vieillarde constata abasourdie que je continuais de courir vers Bléka. Elle pensait pourtant m’avoir rendu inoffensif, mais à cet instant précis, plus rien ne pouvait m’arrêter.

Je levais lentement la main gauche devant moi.

Lucéard : « Je ne la laisserai pas mourir !! »

Duxert lâcha la jeune fille. Ses cheveux semblaient s’élever autour de son visage alors qu’elle chutait vers une mort certaine. Bléka avait entendu mes mots et tournait son regard pour apercevoir sa sœur, courant désespérément jusqu’à elle.

Quelque chose parcourut mon corps, et le transcenda. Au bout de ma main, je voyais la fillette choir.

Mamie : « Qu-que comptes-tu faire ?! Sans ton instrument, tu n’es rien !»

Comme si c’était la dernière chose à tenter, comme si un dernier miracle pouvait la sauver, je dressai ma main face à moi, et claquait des doigts de toute ma fureur.

Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »

De ce son naquit le sort, à la surprise générale.

Mamie : ‘C-c’est impossible ?! »

Le ruban fila droit sur Bléka, mais sa faiblesse ne lui permit pas d’atteindre la jeune fille, qui disparut de nos vues dans la seconde d’après.

Je m’affaissais au sol en dérapant après que mes forces aient quitté mes jambes. Je relevai aussitôt la tête. Mais Bléka n’était plus là.

Kaia : « Pourquoi cette fille peut-elle me résister… ! Comment…! Comment…!!! »

L’enfant possédée se tenait le crâne en continuant d’avancer. Le démon semblait souffrir.

Kaia : « Elle me…elle me…Bléka… Bléka ! Blékaaaaa ! »

La jeune fille avait retrouvé sa voix normale et titubait vers le gouffre, en sanglots. Il n’y avait plus aucun bruit. Je subissais les conséquences de ce nouvel échec, qui avait engendré une autre tragédie.

Bléka : « …Kaia ? Kaia ?! »

Cette voix que je ne pensais plus entendre me fit sursauter. Je me levai aussitôt.

La jeune fille qui venait de vaincre le crâne s’approchait du bord du gouffre d’où provenaient les mots de sa sœur.

Accroché à une roche saillante sur une des parois de la cavité, Dodul tenait au bout de son bras Bléka qui venait de comprendre ce qu’il s’était passé.

Dodul : « Eh, pourquoi je dois participer à ça, moi ? J’espère que j’pourrais au moins avoir les deux filles en échange. »

Je me tournais vers la grand-mère qui souriait en coin, alors que les deux grands gaillards se rassemblaient autour du gouffre pour pleurer comme des gosses, accompagnés par Kaia.

Bléka répondit à Dodul.

Bléka : « J’ai eu si peur. Merci monsieur recouvert de sang. »

Son ton monotone était revenu, mais Dodul put entendre la sincère reconnaissance qu’elle voulait lui transmettre. La fillette regardait sa sœur avec affection, bien que cela ne se vit pas.

Bléka : « Kaia, je remonte. Faisons un câlin. »

Sa jumelle était bien trop émue pour répondre quoi que ce soit. La tension était soudainement redescendue.

Alors que Dodul tentait d’attraper la prochaine pierre, son regard se vida pendant un instant, ce qui suffit à lui faire lâcher prise.

Ils chutèrent tous deux, mais se raccrochèrent à des racines.

Kaia : « Qu’est-ce qui vous arrive… ? »

Nous fûmes tous alertés par ce qui venait de se produire. Je m’approchais aussi vite que possible du trou.

Dodul : « Rien, j’crois que je manque de sang, j’ai eu une absence. On arrive. Allez viens, morveuse ! »

Visiblement hermétique à la gravité de la situation, son attitude était d’autant plus angoissante. Bléka peinait à rester accrochée à la racine.

Bléka : « Je vais glisser, aidez-moi. Je ne suis pas aussi athlétique que vous. »

Elle essayait de lui faire comprendre l’urgence, mais son intonation laissait penser qu’elle ne s’inquiétait pas non plus.

Dodul lui tendit la main. Hélas, Bléka ne se sentait pas prête à tendre la sienne, de peur de ne pas avoir assez de force pour tenir avec une seule prise.

Dodul : « Qu’est-ce que t’attends ? Dépêche ! »

Bléka : « Je ne peux pas… Au secours… ! »

Pétrifiée par la peur du vide, Bléka n’osait plus rien faire.

Kaia : « Bléka… ! »

La racine se rompit. Je ne pus qu’entendre le léger craquement du bois, mais je compris aussitôt.

Mamie venait de perdre son flegme habituel. Elle n’avait pas prévu ce qui venait de se passer.

Dux-Brak : « Bléka !!! »

Ma respiration était erratique.

Lucéard : « Non… »

Dodul : « …Oh… »

Kaia ne bougeait plus. Elle se contentait de fixer les abysses dans lesquels s’était engouffrée sa sœur, en silence. Duxert et Brakmaa l’observaient, rongés par les remords. L’horreur de ce dénouement était suffocant et nous ne pûmes que rester muets, jusqu’à ce que l’un d’entre nous trouve la force de s’exprimer.

Duxert : « C’est ma faute… Mamie… C’est à cause de mon plan… J’ai tué notre amie… ! »

Brakmaa : « Non, c’est moi ! C’était mon idée… Et maintenant…Bléka est… ! Bléka est… ! »

Dodul grimaçait de dégoût. Il se sentait aussi responsable de la mort de la sœur de Kaia.

Moi aussi, j’avais échoué. Encore une fois, je n’avais pas pu sauver qui que ce soit.

Pourquoi cela devait-il se passer ainsi ? J’avais toutes les raisons du monde de haïr ces gens. Mais à aucun moment, je n’avais souhaité qu’ils vivent ce que j’avais vécu. Comment avais-je pu un jour considérer me venger ?

Je frappais le sol de mon poing.

Si j’avais réalisé plus tôt… Tout ça ne serait peut-être pas arrivé… Pardonne-moi, Bléka…

Des claquements résonnaient au milieu des ténèbres qui venaient de se refermer sur la jeune fille. Je m’approchais du bord du trou.

Une main osseuse émergea de l’ombre. Elle était cinq fois plus longue et massive qu’une main normale. Le squelette en question devait appartenir à un géant, et gravissait les parois du gouffre énergiquement.

Il n’utilisait pourtant qu’un bras, car l’autre était occupé à tenir une jeune fille aux cheveux noirs, inconsciente.

Le squelette entraîna Dodul dans son ascension et posa ses deux pieds face à Kaia. Il déposa Bléka devant elle, et s’agenouilla.

Nous étions tous soufflés par ce dernier coup de théâtre, à l’exception de Kaia qui attrapa sa sœur et la serra contre elle tendrement.

Kaia : « Merci, monsieur squelette, vous avez sauvé ma sœur. Vous êtes vraiment très gentil. »

La marionnette d’os ne comprenait évidemment pas, et continuait de fixer Kaia, inanimé.

Mamie : « Mon ange… Ne me dis pas que tu parviens à contrôler cette chose…? »

La grand-mère était stupéfaite à l’idée d’avoir compris ce qu’il y avait à comprendre. Kaia montrait un sourire malicieux tandis qu’elle caressait les cheveux de Bléka.

Kaia : « J’en suis capable. »

En plus d’avoir repris le contrôle sur son corps, elle a aussi conservé les pouvoirs du crâne. Ces filles ont vraiment quelque chose de surhumain…

Toujours bluffé par cette succession d’événements, je regardais béatement les deux jumelles.

Non… En réalité, c’est leur amour qui leur a conféré toute cette force. Duxert et Brakmaa savaient d’instinct que Kaia en était capable si c’était pour sauver sa sœur. Je ne m’attendais vraiment pas à ça de ces deux-là. Je comprends maintenant pourquoi Kaia leur fait autant confiance.

Mes réflexions fatalistes étaient déjà bien lointaines, c’était comme si je ne les avais jamais eues. La conclusion de cette histoire ne justifiait plus ces élucubrations.

Duxert, Brakmaa, Kaia et Bléka firent un câlin de groupe et pleurèrent à chaudes larmes pour fêter le réveil de la dernière d’entre eux.

Dodul méprisait toute cette sensiblerie et finit par y couper court.

Dodul : « Bon, et comment on sort d’ici ? »

Kaia s’essuyait les yeux, et lui lança un sourire espiègle.

Kaia : « Je crois que j’ai une idée ! »

On entendit un grondement venu des profondeurs. Ce son inquiétant annonçait pourtant la fin de cette aventure dans la dédale d’Azulith.

 



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