Livre 1 chapitre 102 – Les marais
Comment un endroit comme les terres désolées – un cloaque empoisonné de vilenie – pourrait-il produire un homme sincèrement honnête ?
La réponse était qu’il ne le pouvait pas.
En grandissant parmi les charognards, Cloudhawk avait vu la sauvagerie et la violence de l’humanité. Il savait que les humains n’étaient pas différents des bêtes lorsque les conditions étaient extrêmes. Les humains étaient capables de tout si cela signifiait sauver leur propre vie. Mais à vrai dire, il était encore inexpérimenté lorsqu’il s’agissait de savoir à quel point le cœur d’un homme pouvait être rusé et malveillant.
Après le processus de sélection minutieux de la reine, il pensait pouvoir faire confiance à Depp – que l’homme taciturne et quelque peu lent ne comploterait pas contre lui.
Il pensait qu’il tiendrait ses promesses jusqu’à ce que sa mission soit terminée.
Il ne comprenait pas encore vraiment le monde. Les terres désolées étaient encore un mystère, tout comme les gens avec lesquels il s’entourait. Depp le savait et c’est grâce à cela qu’il avait eu l’avantage sur lui.
Le traître du Groenland ramena son arc sur son épaule et sortit un petit couteau de chasse. Pendant ce temps, Cloudhawk gisait sur le sol, se tordant de douleur.
La flèche de fer de Depp était assez puissante pour transpercer un rocher, mais elle n’y était pas parvenue sur son corps, à cause de son manteau spectaculaire. Les lames et les balles typiques des terrains vagues ne pouvaient pas le pénétrer, mais cela ne signifiait pas qu’il ne pouvait pas causer de dégâts. La flèche, cependant, avait réussit à s’enfoncer dans sa poitrine, probablement après avoir poussé le manteau dans sa peau, à travers la chair pour briser les os et finalement s’implanter, ainsi que le manteau, dans ses organes.
Depp se dirigea vers lui, confiant que sa proie était finie. Il s’arrêta pour ramasser le bâton d’exorciste, qui avait été jeté sur le côté.
C’était son arme principale, maintenant hors de portée. Il n’avait donc aucun moyen de riposter.
« Je suis sûr que tu te demandes pourquoi ? » Bien que Depp pensait que Cloudhawk était fini, il tournait toujours autour du jeune homme. Il attendait que ce dernier meure ou perde conscience, parlant sans empressement. « En fait, au début, j’avais prévu de terminer la mission, de t’amener à destination en toute sécurité. La mission était importante. La tâche était attrayante. Mais plus nous avancions, plus je me rendais compte que ta tête aurait bien plus de valeur une fois détachée de ton corps que sur tes épaules. Des dizaines… des centaines de fois plus précieuse. Si c’est le cas, pourquoi devrais-je donner ma vie pour l’avant-poste du Groenland ? Vraiment, c’est grâce à ton talent et à ta chance que nous avons échappé aux balayeurs. Mais maintenant, nous n’avons plus à nous en inquiéter. »
Ça avait toujours été comme ça ! Toujours par intérêt personnel !
Avec le masque qui dissimulait le visage du garçon, il ne pouvait pas voir son expression, mais il pouvait voir la faiblesse se glisser dans ses yeux. Finalement, il continua avec un rire amer : « Tous tes jouets tape-à-l’œil m’appartiennent maintenant. Je vais te couper la tête et l’échanger contre une fortune. Ensuite, je partirai bien sagement. Assez pour m’installer pour un bon bout de temps. À quoi bon rentrer au Groenland ? »
Inconcevable. Après les balayeurs, après cette bataille sanglante, il avait finalement été abattu par son propre peuple. Il ne pouvait plus bouger, recroquevillé comme une crevette cuite à la vapeur alors que du sang s’écoulait du bas de son masque. Lentement, sa poitrine cessa de bouger.
Le visage de Depp s’était tordu en un sourire froid et dur. Il était temps. Même si le gamin n’était pas mort, il ne pouvait pas se défendre.
Il retourna le poignard de chasse dans sa main et le tint dans une prise inversée. Pas à pas, il se rapprocha du corps inerte, mais le garçon ne réagit pas du tout. Malgré tout, malgré la flèche et l’immobilité du corps, il restait prudent. Il était resté avec lui assez longtemps pour comprendre la force du garçon.
Cette force venait de ses accessoires. Seul, le gamin n’était pas grand-chose. Ce n’était qu’une fois qu’il avait réveillé ses reliques qu’il devenait une menace. Au mieux, il était comparable à certains des soldats d’élite de l’avant-poste du Groenland. Avec ses reliques, cependant, il était au même niveau que quelqu’un comme Snaketooth ou Artemis.
Dans son combat contre les balayeurs, il avait épuisé tout ce qu’il avait en lui. Il n’avait plus la force d’activer ses reliques. Sans elles, qu’est-ce que Depp devait craindre de l’avorton ? De plus, il était blessé. Même s’il se relevait soudainement et essayait de se battre, il ne pouvait pas tenir tête au chasseur.
« Il est temps de mourir… »
Depp s’était penché, avait mis le couteau sous la gorge de l’enfant, et l’avait avancé.
Mais à ce moment-là, quelque chose s’était mis en place. Il ne pouvait pas voir clairement à travers les trous sombres des yeux du masque, mais il pouvait sentir le regard aiguisé comme l’éblouissement d’un faucon. Soudain, tout son corps trembla et une seule pensée le saisit.
Ce n’était pas normal ! Il faisait semblant… il n’était pas mort !
Il réagit rapidement, remettant sa main en place et s’éloignant en titubant. Cloudhawk surgit aussi vite que le claquement d’une corde d’arc et retira la flèche de sa poitrine. Avec ses dernières forces, il essaya de la planter dans l’orbite de l’homme.
Depp n’était pas extraordinaire. Il n’était pas un homme spécial. Il avait réagi instinctivement lorsqu’il s’était jeté sur lui et avait fait glisser son poignard vers la poitrine du garçon. Ce n’était pas un combattant au corps à corps très habile, mais étant assez fort pour tirer un tendon de wyrm, il pouvait quand même faire des dégâts importants. Son poignard avait atteint sa cible avant la flèche.
Chink !
Depp le sentit clairement, le poignard déchirant l’armure en peau d’ours et s’accrochant à la cape. Mais, au lieu d’être enterré dans la chair, il avait frappé quelque chose de dur – ce n’était pas une armure mais plutôt quelque chose de bien plus dur qu’une protection en fer.
Mais qu’est-ce que c’était ?
Cloudhawk enfonça la flèche dans la chair molle de l’œil de son adversaire. Alors que la pointe de la flèche se frayait un chemin à travers l’os, le sang jaillissait en une horrible fontaine. Il donna ensuite un coup de pied au centre de sa poitrine, qui le fit reculer d’une dizaine de mètres. Cinq ou six roulements plus tard, il était couché sur le sol.
Cloudhawk s’arrêta finalement un moment, tout en serrant sa poitrine et en sifflant. Lorsqu’il retira sa main, un livre à reliure métallique était entre ses mains. C’était l’Évangile de sable qui l’avait sauvé de la flèche et du coup de poignard. Cloudhawk gardait la relique du démon cachée dans son armure, et heureusement pour lui, c’était l’endroit précis où la flèche traîtresse avait atterri.
C’était un puissant trésor, pris sur le cadavre d’un démon ! Il était impossible qu’une merde comme Depp puisse le percer !
Le livre répandit l’impact de la flèche de Depp sur une plus grande surface, diffusant sa puissance et la rendant inoffensive. En effet, l’armure avait été fendue comme du beurre, mais il n’y avait pas une seule marque sur sa peau. Le corps du gamin était peut-être épuisé, mais son esprit était encore vif, alors il avait saisi la flèche une fois qu’elle l’avait touché et la tenait fermement. Il avait trébuché comme si le tir l’avait touché, mais ce n’était qu’une ruse. La simulation avait été nécessaire, car même désarmé, il était toujours une menace.
Depp tanguait et se tordait de douleur, mais il n’était pas encore en danger de mort.
Cependant, dans les circonstances actuelles, il n’était pas en état d’achever son action. Son corps se tordit et se secoua alors que ses bras puissants tâtonnaient aveuglément autour de lui. Du sang coulait de sa bouche alors qu’il essayait de former des mots, mais rien d’intelligible n’en sortait. La flèche avait endommagé son cerveau. Son agitation n’était que nerveuse.
Cloudhawk regarda l’homme qui avait chevauché avec lui pendant tant de jours et qui l’avait protégé sur la route. Il ne pouvait s’empêcher de soupirer avec regret. Il prit le couteau et le glissa dans son cœur, pour le sortir définitivement de sa misère.
Épuisé, la poitrine de Cloudhawk se gonfla alors qu’il se battait pour respirer. Lorsqu’il retira son masque, son visage était couvert de sueur et le sang coulait de son nez.
La flèche ne lui avait pas donné la mort, mais elle l’en avait certainement rapproché.
À en juger par la blessure, il pensait que ses côtes étaient cassées. Il pouvait bouger, mais la douleur lui faisait monter les larmes aux yeux. Il était épuisé, mentalement et physiquement, au point de ne plus pouvoir continuer à marcher… mais il n’avait pas le choix !
Il était entouré d’ennemis.
Même Depp avait fini par céder à la tentation, il ne faisait donc aucun doute que les bandits et les mercenaires continueraient à le poursuivre avec encore plus de ferveur. S’il restait ici, il n’osait pas imaginer quels maux le rattraperaient.
Luttant contre la douleur, il parvint à se mettre sur le lézard. Chaque pas de la bête lui envoyait une douleur électrique dans le torse, mais il parvint à se maintenir pendant qu’ils s’éloignaient. Il continua pendant une grande partie de la nuit, pour finalement arriver dans une vallée au moment où le soleil commençait à caresser l’horizon. Jusque-là, aucun de ses chasseurs n’avait réussi à le rattraper.
La vallée était accidentée, avec des pics et des creux qui s’étendaient devant lui à perte de vue. Le sol était boueux, surtout près du centre. C’était un marais couvert d’un brouillard bas qui sentait la pourriture. L’eau sombre se transformait en flaques stagnantes à perte de vue, dont certaines fusionnaient pour former de grands lacs.
Cloudhawk sortit sa carte mais découvrit que cet endroit était inconnu des habitants de l’avant-poste du Groenland. Il semblait être tombé sur un endroit totalement inconnu, sans doute rempli de dangers cachés. Mais c’était aussi un endroit où il pouvait se cacher.
Il était vite devenu évident que sa monture de lézard n’allait que le ralentir ici. Il était habitué aux endroits secs avec beaucoup de sable, et la boue qui s’élevait à mi-hauteur de ses pattes rendait la bête encombrante et inconfortable. Elle se frayait un chemin avec anxiété et maladresse, et devenait de plus en plus lente au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans les marais qu’elle traversait.
« Graaawwgh ! »
Le lézard émit un grognement en signe de protestation et s’arrêta de bouger.
Il n’y avait rien à faire. Cloudhawk fut forcé d’abandonner sa monture et de continuer à pied. Il s’enfonça dans les marais, vers un horizon brumeux qui s’étendait au-delà de ce qu’il pouvait voir. C’était une malédiction, car il avait soif et était entouré d’eau qu’il ne pouvait pas boire. Même son lézard n’osait pas boire de cette eau, et il avait aussi soif que lui.
Elle devait être toxique. Il n’avait pas osé prendre le risque !
Il devait trouver une colonie ou au moins un endroit avec de l’eau potable. Sinon, il ne pourrait pas passer la nuit. Le fait qu’il était connu partout où il allait rendait les choses beaucoup plus difficiles.
Comme s’il était convoqué par ses espoirs, il avait entendu un bruit. C’était un grand groupe portant des torches, pas des balayeurs normaux à en juger par leur apparence, mais des mercenaires. Les balayeurs n’étaient pas les seuls à vouloir le tuer.
Il ne pouvait pas avoir une putain de pause !
Ils devaient déjà avoir retrouvé sa trace. Fuir n’était pas une option. Il devait penser à autre chose.