Livre 1 chapitre 83 – Relief
La nuit était tombée, révélant les étoiles scintillantes éparpillées dans le ciel sombre. Elles brillaient et occupaient cette position depuis des temps immémoriaux, comme les yeux des dieux qui veillent en silence sur les affres de la mortalité.
Une petite silhouette était assise au sommet du fort du Groenland, le vent lui soulevant ses cheveux courts. Bien qu’elle ait vécu toute sa vie dans le désert, sa peau était lisse et sans imperfection. Elle ne souffrait d’aucune tumeur, et ses traits étaient normaux et sains. Seule l’expression impétueuse qui avait envahit son visage nuisait à sa beauté.
Elle était comme une lionne sauvage : indomptée, belle et féroce. Un garçon de quinze ans était avec elle, et tous deux buvaient sous la lumière des étoiles. Le jeune homme était mince comme un râteau, mais son corps était souple et agile. Il avait des cheveux noirs ébouriffés et ses yeux étaient particulièrement uniques – clairs et brillants.
« Je sais que ce chasseur de démons pense que je ne vaux rien. » Artémis prit sa bouteille et en engloutit farouchement le contenu. « Et toi, hein ? Tu penses que je suis une sale paysanne ? »
« Tu parles de quoi, putain ? Si toi tu es repoussante, alors je suis quoi, moi ? » Cloudhawk secoua la tête. « Il y a deux mois, j’étais un charognard sans valeur. Je n’ai jamais considéré quelqu’un comme étant “humble”, et je n’ai jamais considéré son espèce comme “noble”. Nous ne sommes que des gens. Comment le lieu de notre naissance nous rendrait-il meilleurs ou pires que les autres ? »
Artemis ne pouvait pas s’empêcher de rire. « Tu es tellement stupide que c’est mignon. »
« J’admets que la reine a un tempérament de merde, mais dans l’ensemble, elle n’est pas trop mal. Elle n’est pas complètement déraisonnable. » Cloudhawk était venu voir la femme du désert en tant qu’ami. Il n’était pas sûr de ce que la reine pensait de lui, mais il la voyait aussi comme une amie. Il espérait que les deux femmes pourraient surmonter leur différend. « De toute façon, tu as bien fait ta guerre. Courir après Salamander sans réfléchir a failli nous faire tuer. Même si la reine t’a un peu réprimandée, pourquoi s’énerver pour ça ? »
Elle se renfrogna et persista : « Alors tu penses aussi que c’est ma faute ! »
Cloudhawk essaya gentiment de la persuader : « L’avant-poste est sur le point de se retrouver dans un sale combat, et la reine est notre meilleur combattant. Vous êtes le chef de cet endroit. Ce n’est pas le moment de se battre entre alliés. »
« Cette foutue femme est toujours en train de se défouler. Ça m’énerve, mais ce n’est pas ça qui me met vraiment en colère. » Elle s’arrêta pour prendre quelques gorgées de sa bouteille, puis s’essuya la bouche avec son avant-bras. Elle tourna les yeux vers le jeune homme, sa vision étant déjà brouillée par la boisson. « Salamander était une merde, mais il n’avait pas tort. Les chasseurs de démons ne valent rien ! »
Elle poussa sur ses jambes instables et regarda par-dessus l’avant-poste.
« Elle veut juste utiliser cet endroit comme une arme contre les balayeurs, ouais ? Elle veut tous nous sacrifier sur l’autel de sa “mission”. De ce point de vue, Hydra avait raison. Au moins, lui et son frère se souciaient de cet endroit parce qu’ils en avaient besoin pour maintenir leur pouvoir. Mais le chasseur de démons ? Non. Elle se fout que ces gens vivent ou meurent. L’avenir de cet endroit ne lui vient même pas à l’esprit. Pour elle, nous ne sommes que des pions – utiles seulement pour obtenir ce qu’elle veut ! »
Cloudhawk ne put s’empêcher d’interrompre sa diatribe1,
« Je pense que tu te trompes. »
« Qu’est-ce que j’ai dit qui n’était pas vrai, hein ? » Elle se retourna et le regarda. « Alors, dis-moi. Que se passera-t-il après qu’elle ait donné une fessée au démon ? Qu’est-ce qui se passera ensuite à l’avant-poste ? A-t-elle pensé à notre destin ? Ne sommes-nous pas des profiteurs indignes de déterminer de notre propre destin ? ! »
Cloudhawk ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Il voyait encore la haine dans les yeux de Salamander, et entendait ses malédictions résonner à ses oreilles. Ses mots le harcelaient encore.
Lorsqu’il parla à nouveau, sa voix était basse : « Il y a beaucoup de choses dans la vie sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. La reine, les balayeurs, Salamander, toi, moi… il n’y a pas de différence. C’est une question de perspective. Si la reine essaie d’utiliser l’avant-poste pour tuer le démon, pourquoi l’avant-poste ne peut-il pas l’utiliser pour combattre pour sa liberté ? Plus de règne brutal sous Hydra. Plus de vie sous le contrôle des balayeurs. A partir de maintenant, toute votre nourriture et votre eau vous appartiennent – n’est-ce pas une bonne chose ? »
Artemis en resta sans voix. Elle n’y avait pas pensé de cette façon.
« Tu es le chef maintenant, tu dois donc assumer les responsabilités d’un chef. Tu dois avoir une vision à plus long terme. Tu ne travailles pour personne, tu ne te bats pour personne. L’avant-poste du Groenland n’appartient qu’aux terres désolées. La guerre peut être cruelle, mais elle peut aussi être une renaissance pour cet endroit. »
Hydra était une marionnette du démon. Si ce monstre pouvait créer un Hydra, qu’est-ce qui l’empêchait d’en créer un deuxième ? Un troisième ? Pourquoi l’avant-poste du Groenland devait-il être l’outil de quelqu’un ? Pourquoi ne pouvait-il pas déterminer son propre destin ?
Cloudhawk prit la bouteille d’Artemis et l’avala avec force. La chaleur brûlante glissa le long de son gosier et dans son ventre, le faisant pleurer. Quand il regardait les étoiles, ses yeux étaient un peu flous. « Ici-bas, sous les étoiles, peu importe que nous acceptions ou non notre vie. Peu importe que nous soyons obéissants ou têtus, nous ne sommes que de la poussière. Peu importe qui vous êtes, combien vous êtes fort… personne ne peut prendre le contrôle de l’avenir. Nous n’avons que le présent, et la seule chose que nous pouvons contrôler, c’est nous-mêmes. »
Un rire jaillit de la gorge d’Artemis. « Maintenant tes paroles sont comme des putains d’énigmes. »
Cloudhawk se gratta la tête. « C’est quelque chose qu’un vieil homme m’a dit une fois. »
« Où est ce vieil homme maintenant ? »
« Il est mort. Je l’ai enterré. »
Elle haussa les épaules à cette réponse.
Cloudhawk reprit : « Je pense que la reine a ses propres raisons, ses propres problèmes. Tu ne devrais pas les aggraver. Si l’avant-poste du Groenland survit à ce combat, il sera en bien meilleure position que jamais. »
« Tu as raison. Le chasseur de démons n’est pas notre ennemi. Nous devons nous battre pour nous-mêmes, pour notre liberté ! » On aurait dit qu’elle avait pris sa décision.
« Quand tout sera fini, pourquoi ne pas rester ici avec moi ? Qu’est-ce que tu en dis ? »
Cloudhawk était stupéfait par cette offre soudaine. « Hein ? »
« Tu as une bonne tête, meilleure que la mienne, et tu as le pouvoir d’un chasseur de démons. Avec le temps, tu seras encore plus fort qu’Hydra. » Ses yeux s’illuminaient à chaque mot. « Tu ne m’as pas dit que tu cherchais un endroit paisible ? Toi et moi. Ensemble, nous pouvons en bâtir un ! »
Ses mots le touchèrent.
Nichée au milieu de l’oasis avec beaucoup de nourriture et d’eau… Bien sûr, l’oasis était dangereuse, mais il n’y avait rien qu’ils ne pouvaient gérer. Cloudhawk n’avait qu’une quinzaine d’années, et Artémis avait une vingtaine d’années. Les deux étaient jeunes. Dans vingt ou trente ans, ils pourraient peut-être vraiment réussir à construire leur propre paradis.
Artemis regardait Cloudhawk pendant qu’il réfléchissait à la question. « Qu’est-ce que tu en penses ? Nous pouvons échanger nos places – tu diriges, et je peux être ton bras droit. Ça te va ? »
« Je pense ! »
Il eut à peine le temps de finir sa phrase qu’il se fit soulever en l’air. D’une main, Artémis le souleva et appuya ses lèvres douces sur les siennes. Elle le goûta avec une passion sauvage et passionnée. Cloudhawk était trop stupéfait pour réagir, mais il n’aurait pas pu la repousser de toutes façons.
Il n’avait jamais ressenti une telle sensation auparavant. Il entendit le bruit du sang qui coulait dans ses oreilles et le bruit sourd de son cœur contre sa poitrine. Son cerveau embrouillé résonnait de toutes sortes de sons. Il était quelque peu agité…
Puis, tout à coup, Artémis le lâcha, se léchant les lèvres et lui souriant d’une oreille à l’autre. Elle lui agita le poing en signe de domination. « C’est ma marque. Tu m’appartiens maintenant. Cette maudite reine peut aller en enfer. Hahahaha ! »
Elle titubait d’avant en arrière dans un éclat de rire fou.
Cloudhawk pouvait sentir l’idée se frayer un chemin dans son cœur. Peut-être que rester ici n’était pas si mal. Après leur échange, Artémis était de meilleure humeur, fredonnant même un air inconnu. Elle partit en balançant ses hanches séduisantes.
Cependant, aucun des deux n’avait remarqué la silhouette solitaire qui se trouvait à proximité. Le clair de lune froid et vif la faisait apparaître d’autant plus seule. La reine retira son masque et laissa la lumière de la lune jouer sur ses beaux traits, soulignant son expression contradictoire. Une ombre de douleur voilait ses yeux. Elle ne savait pas comment se débarrasser de la tension qu’elle ressentait dans sa poitrine.
C’était un sentiment difficile à supporter.
Elle ne savait pas quand cela avait commencé, mais la reine avait commencé à voir les terres désolées différemment. Elle avait commencé à remettre en question les valeurs qu’elle avait défendues pendant des années. Elle ne savait pas quand, mais à un moment donné, elle en était venue à s’intéresser à ce jeune homme.
Ces pensées étaient une erreur. Beaucoup de choses qu’elle avait faites récemment étaient des erreurs. Elle avait violé tant de principes de son ordre, mais elle ne pouvait pas se rebeller contre son propre cœur et sa propre volonté. Depuis qu’elle était arrivée dans les terres désolées, quelque chose avait changé son cœur pieux.
La reine n’avait jamais eu d’amis. Même si elle et Cloudhawk avaient repoussé la mort ensemble à plusieurs reprises, une barrière invisible les séparait. Elle voulait le conduire sur la route des chasseurs de démons, en partie parce qu’elle voulait que les deux se rapprochent. Mais à présent, il se rapprochait chaque jour davantage de cette répugnante femme des terres désolées – et s’éloignait d’elle. Pour des raisons qu’elle ne pouvait pas comprendre, cette pensée la remplissait de colère et de jalousie.
« Dieux tout-puissants ! Votre fidèle disciple est perdu. Chaque instant qui passe, je suis rempli de culpabilité. Si vous m’entendez, veuillez me purifier de mes péchés et me conduire sur le chemin de la justice. Aidez-moi à en finir avec ça… »
La reine s’était assise pour se recueillir dans la prière, essayant d’éclaircir son esprit entravé par la confusion et le doute. Elle tenait dans ses mains le masque métallique du démon – un héritage de son père.
Elle avait déjà tant donné pour chasser ce démon, pour venger la mort de son père ! Il n’y avait pas de retour possible. Pour le châtiment, l’expiation, la honte, la gloire, elle était prête à se venger à tout prix, même de sa vie.
« Aidez-moi à en finir avec ça ! »
Elle remit son masque, et à ce moment-là, tout signe de confusion ou de fragilité avait disparu. Son doute fut remplacé par la détermination d’affronter l’enfer qui se présentait à elle !
L’avant-poste du Groenland continua sa vie comme si de rien n’était. Personne ne semblait plus se soucier de l’escarmouche entre Artémis et la reine. Le nouveau chef de l’avant-poste semblait accepter son nouveau poste et prenait la direction des opérations. Elle commença par faire appel à toutes les troupes restantes de l’avant-poste et mit en place des patrouilles. Elles avaient reçu l’ordre de dormir dans leurs armures, les armes à la main, car la bataille pouvait éclater à tout moment.
Les murs de l’avant-poste furent renforcés avec quatre fois la garnison normale. L’entrepôt personnel d’Hydra fut ouvert, et toutes les armes furent distribuées pour équiper tout le monde, même l’homme sans mutagène. Le moment venu, tous les hommes capables se battraient.
Pendant ce temps, la reine épongeait les derniers résistants. Bientôt, il devint clair qu’il n’y avait qu’un seul souverain dans l’avant-poste du Groenland.
Dans le fort, Artémis, la reine sanguinaire, Cloudhawk et Mantis étaient tous assis avec des expressions sévères.
Artémis tapa sa main contre la table et cria avec colère : « Aucun de nos éclaireurs n’est revenu ! »
Les éclaireurs qu’ils avaient choisis pour la mission étaient les meilleurs de ceux qui restaient dans l’avant-poste. Ils connaissaient l’oasis de fond en comble. Il était impossible que des équipes entières succombent complètement à la nature. Vu l’expérience d’Artemis et de Cloudhawk avec les balayeurs et le silence troublant, ils pouvaient être presque certains que l’avant-poste était entouré par les forces ennemies.
Il n’était plus nécessaire de sacrifier des éclaireurs. Les portes étaient fermées, et personne n’était autorisé à entrer !
L’avant-poste du Groenland était arrivé à un moment charnière qui allait décider de son sort. Ils allaient vivre, ou mourir. À partir de ce moment, ils étaient préparés au pire !
1 : Une diatribe est un texte ou un discours qui attaque de façon violente une personne ou une institution. C’est une critique amère, violente, le plus souvent sur un ton injurieux.