« Cet homme est fou! Complètement fou! » Pensa George Néri qui avait peine à croire que les relations entre l’aristocratie de la Cité Écarlate et le Roi aient pu se détériorer à ce point. Comment Roland pouvait-il imaginer que les nobles se laisseraient ainsi acculer sans opposer de résistance ?
Pour n’avoir emmené que six femmes pour assurer sa sécurité contre plus de soixante personnes, les croyait-il donc aussi résistantes que le métal ?
Par ailleurs, les sorcières qui le soutenaient ne pourraient jamais lui assurer la victoire face à des nobles équipés de Pierres du Châtiment Divin.
Le Roi avait à peine donné ses ordres qu’aussitôt, l’une de ses gardes se précipita vers la porte tandis qu’une seconde restait près de lui. Quant aux quatre autres, elles s’approchèrent pas à pas des nobles, dagues à la main.
Les aristocrates, et leurs hommes, qui, beaucoup plus nombreux que les gardes du roi, n’avaient aucunement l’intention de déposer les armes, tirèrent immédiatement leurs épées de leur fourreau.
– « Votre… Votre Majesté! » S’écria le Seigneur local, visiblement très pâle. « Que tout le monde se calme! Si vous rencontrez des problèmes, nous pouvons en discuter! »
Malheureusement, c’était trop tard. George échangea un regard complice avec Guy et tous deux décidèrent de changer leur plan : l’opération aurait lieu dans cette villa!
Même si cet endroit était difficile à défendre, la plupart des nobles de Redwater étant réunis dans ces lieux, George était persuadé qu’en capturant le Roi sans attendre, il se les rallierait immédiatement. Comme l’affirmait Roland, le pouvoir est la mesure de toute chose et malheureusement pour lui, ce soir-là, la force était du côté des aristocrates de la Cité Écarlate.
– « C’est inacceptable! » S’écria Guy en sortant de la foule, son épée à la main. Lui qui, jusque-là, s’était montré aimable, semblait à présent furieux. « Je ne dirais rien s’il s’agissait d’un jugement fondé sur des preuves valables. Veuillez pardonner ma franchise, mais on ne plaisante pas avec la noblesse. J’aurais refusé même si c’était le Roi Wimbledon III en personne qui me l’avait demandé. Vous nous forcez à agir ainsi, Votre Altesse! »
Plus impressionnants encore que la suite du Roi, les quatre grands gardes qui accompagnaient le Comte des Trois Rivières se dressèrent, inflexibles, devant Roland.
« Bien joué », pensa George. « Étant lui-même aristocrate, le Prince royal ne peut réfuter ce discours retentissant, à la fois inspirant et provoquant. Il ne nous reste plus qu’à le capturer et nous aurons le dernier mot! »
Le Roi ne s’attendait certainement pas à ce que ce vieil homme à la chevelure grisonnante s’avère être un excellent combattant.
Guy Luriane, en effet, était né avec une force surnaturelle. À l’âge de 15 ans, accompagné de deux chevaliers, il avait réussi l’exploit d’éliminer une bande de voleurs retranchée près de l’estuaire du fleuve. Devenu adulte, il maîtrisait toutes sortes d’armes et n’avait pas son pareil dans les combats entre nobles. Certains, le surnommaient même “Guy le Géant”. Convaincus que s’il n’était pas né au sein de la haute aristocratie, cet homme aurait été connu des livres d’histoires comme l’un des plus puissants chevaliers.
En outre, ses quatre serviteurs étant tous des chevaliers stagiaires, s’ils s’attaquaient aux gardes du Roi, celui-ci, livré à lui-même, ne pourrait échapper au Comte des Trois Rivières.
– « Allez l’aider et gardez un œil sur Miss Edith », ordonna George à ses hommes.
– « À vos ordres », répondirent ceux-ci en s’avançant.
Guy marcha à grand pas vers Roland, qui, nullement affecté par la tension qui régnait dans la salle, souriait toujours, peut-être plus encore. Le comte serra le poing : « Allez-y, riez! Votre arrogance ne durera plus longtemps car d’ici peu, vous serez tellement surpris que vous n’aurez même plus la force de crier de peur! »
« À l’attaque! » Cria Guy alors que le comte et ses hommes n’étaient plus qu’à dix pas du nouveau Roi. Puis il se précipita vers le garde féminin resté près de Roland et la frappa de son épée avec un telle rapidité et une telle puissance que les gens autour de lui entendirent l’arme siffler dans les airs.
Personne ne pouvant esquiver cette attaque, le garde serait obligé de parer, laissant ainsi Roland sans protection.
George entendit alors le son clair et mélodieux du métal qui s’entrechoque, suivi d’un bruit qui ressemblait à celui qu’aurait fait une lame tranchant des chairs. Un morceau d’épée brisée vola dans les airs en tournoyant et vint se ficher dans le plancher de bois.
Aussitôt après, la tête du Comte des Trois Rivières se détacha de son cou, tomba sur le sol où elle rebondit deux fois avant de s’immobiliser, laissant derrière elle une longue traînée de sang.
« Mais…, que s’est-il passé ? Quelqu’un aurait-il réussi l’exploit de décapiter Guy le Géant et de briser son épée en une seule frappe ? C’est impossible! »
George n’était pas remis de sa stupéfaction qu’un branle-bas de combat se déclencha dans la foule. On entendait partout des bruits de métal et d’horribles cris. On aurait dit que l’épée brisée était un signal car aussitôt, les quatre gardes féminins du Roi étaient passées à l’attaque, générant un combat sanglant. Terrifié, George réalisa qu’il pouvait à peine suivre leurs mouvements à l’œil nu. Dotées d’une force impressionnante, elles n’avaient rien d’humain. Tout ce qui passait entre leurs mains devenait une arme mortelle, y compris leurs poings et leurs doigts et les nobles avaient l’impression de combattre des guerriers d’acier.
« Des monstres! Ce sont des monstres! » pensa Néri. « Jamais un mortel ne pourrait posséder une telle force! »
Soudain, il se rappela les paroles du Roi :
« Mais si vous vous rebellez, ce qui n’était jusqu’ici qu’une conspiration deviendra un fait concret, passible de mort. »
Telle un éclair, une pensée lui traversa l’esprit :
« Et si c’était justement ce qu’il attendait ? »
À grand peine, il tourna la tête vers Roland Wimbledon. Un irrépressible frisson le parcourut de la plante des pieds à la colonne vertébrale.
Il venait de comprendre la signification de ce sourire :
Tout ceci n’était qu’un piège!
« Le Roi a délibérément laissé son armée hors de la ville, n’emmenant avec lui que cent gardes dont six seulement l’accompagnaient à la réception. S’il a pris cette attitude dure et inflexible, c’était uniquement pour nous pousser à l’attaquer.
« Nous envoyer à la mine ? C’était un leurre, car il n’a jamais eu l’intention de laisser la vie aux nobles restants. Quelle aurait été sa déception si nous avions pris la décision de nous rendre!
« Son sourire… c’était donc ça…
Il attendait que nous tombions dans son piège et s’amusait de nous voir creuser nos propres tombes. C’est un sourire vicieux, c’est pourquoi je n’ai pas ressenti la moindre gaieté dans ce visage froid.
– « Pitié! Épargnez-nous! »
– « Votre Majesté, je me rends! »
– « Moi aussi. La famille Lévitan vous promet allégeance! »
– « Si vous m’épargnez, je vous donnerai tout ce que vous voulez! »
La situation se détériora rapidement pour George. Bien que supérieurs en nombre, les nobles, se sentant désavantagés, étaient tombés à genoux et demandaient grâce.
Impuissant, il laissa tomber son épée.
Au moment même où ils avaient sorti les armes, les aristocrates avaient signifié leur intention de se rebeller contre le Roi et de le renverser.
Les pensées de résistance, de mécontentement, de peur et de colère qui se bousculaient dans son esprit sombrèrent dans le néant tandis qu’une longue épée le frappait dans le dos.
Les bruits de combats et les supplications s’évanouirent alors qu’une mare de sang se précipitait vers lui.
Ce fut sa dernière image.