Les voitures s’arrêtèrent les unes derrières les autres sur le bord de la route et les frères Chom les attachèrent de façon à ce qu’une personne seule puisse les mener toutes ensemble.  

Après un débat animé, Annie avait finalement convaincu les sorcières. À la suite de Clown, elles s’enfoncèrent dans la forêt.

C’était à présent au tour de Joël et des personnes restées sur place.  

Roc passa devant lui avec un sac chargé de provisions et lui dit :

– « Monseigneur, il faut y aller. Si jamais l’ennemi nous aperçoit, tous nos efforts auront été vains. »  

– « Un instant », répondit l’Ambassadeur. « Je voudrais lui parler. »

Contre toute attente, la décision avait été prise en moins d’un quart d’heure, N°76 s’étant portée volontaire.

Tout comme Roc et Annie, du reste, mais en tant que leader du groupe, Joël avait dû se résoudre à choisir N° 76 pour couvrir leur retraite.

– « Avec les Marchands Noirs, j’ai suivi cinq ans d’entraînement au combat et je suis très rapide à la course. Ne vous inquiétez pas pour moi », dit-elle avec la même simplicité que si elle disait au revoir. « N’y a-t-il pas un village à proximité ? Je pourrais y conduire le convoi et me faufiler dans la foule. Jamais ils ne me retrouveront. La tempête passée, je vous rejoindrai à la frontière ouest du Royaume de Graycastle. Attendez-moi là-bas. »

Mais le magicien lui murmura discrètement à l’oreille que le village se trouvant à plus de dix kilomètres de là, il était impossible d’y arriver avant l’arrivée des chevaliers. Par ailleurs, leurs chances étaient encore plus minces car ils avaient dû prendre le temps d’attacher les voitures.  

« Si ces gens n’ont pas été envoyés par le Roi de l’Aube pour capturer les sorcières, nous n’avons pas lieu de nous inquiéter. Mais si ce que le magicien suspecte s’avère exact… »

Joël imaginait sans peine la colère des chevaliers lorsqu’ils découvriraient que N°76 les avait trompés.  

Il avait dans l’idée que si jamais leur convoi venait à être arrêté par la Chevalerie du Royaume de l’Aube, lui seul survivrait. Le Roi Alban demanderait sans doute une rançon à Roland et ferait de lui la risée de toute la noblesse, cependant, il ne l’enverrait pas à la potence. Par contre et malheureusement, toute autre personne prise en flagrant délit serait exécutée sans remords.

Peut-être aurait-il dû se porter volontaire pour faire diversion.

Il avait bien tenté à plusieurs reprises de se proposer, mais à chaque fois qu’il s’apprêtait à parler, le courage lui manquait.

« Un Ambassadeur est le représentant de son Roi. Si je les laissais m’attraper et me tourner en dérision, cela reviendrait à humilier le Roi de Graycastle », se dit-il pour se donner bonne conscience. Mais il ne pouvait plus regarder N°76 en face :

« Bon sang ! » Pensa-t-il, « Ce n’est pourtant qu’une esclave que j’ai rachetée! »  

Joël s’approcha de la jeune femme.  Il s’apprêtait à parler lorsqu’elle le devança :  

– « Monseigneur, c’est ma décision et elle n’est en aucun cas liée aux Marchands Noirs, même s’il est vrai que Masque d’Argent nous a toujours répété de nous tenir prêts, si nécessaire, à nous sacrifier.  Mais je détestais cela. Je m’imaginais vivre toute ma vie sous terre dans la clandestinité à satisfaire ces clients et pensais qu’un jour, je deviendrais le nouveau Masque d’Argent. À moins que je ne devienne une femme à tout faire mais d’une manière ou d’une autre, je n’aurais jamais revu le soleil. Heureusement que vous m ‘avez sortie de là, car j’ai ainsi pu découvrir ce vaste monde. Quoi qu’il arrive, je ne regrette rien. Je vous en prie, allez vite vous cacher dans la forêt, sinon, vous allez manquer de temps. »

– « Mais… »

– « Merci monseigneur, car si vous n’étiez pas intervenu dans cette grotte souterraine, j’aurais été battue à mort.  Ma vie vous appartient désormais et si je survis à cette épreuve, nous nous reverrons au Royaume de Graycastle », répondit N°76 en souriant.

Les frères Chom, qui suivaient Joël, le pressaient :

– « Monseigneur, il est temps d’y aller! »

L’Ambassadeur prit une profonde inspiration, se retourna et partit.

« C’était la meilleure chose à faire », pensa-t-il. « Après tout, ce n’est qu’une esclave. » Mais au fond de lui, il ressentait un malaise indicible.

Avant d’entrer dans la forêt, il se retourna une dernière fois. Sous la direction de la jeune femme, le cortège s’ébranlait lentement. Elle ne s’était pas attardée en adieux, se comportant comme si c’était un au-revoir banal.  

De la même façon qu’elle s’était portée volontaire.

Puis la sombre forêt la dissimula à sa vue.

Numéro 76 décida de ne pas mener le convoi jusqu’au village.  

Après avoir parcouru environ cent mètres, elle fit ralentir sa monture car si elle avançait davantage, elle ne verrait plus l’entrée de la forêt.

Elle sauta de cheval, alla s’asseoir à l’arrière de la dernière voiture et attendit tranquillement l’arrivée des poursuivants.

L’attente, en effet, était une habitude qu’elle avait développée au cours de ses longues années de vie.

Le soleil se couchait vers l’ouest lorsqu’elle aperçut enfin les chevaliers tout au bout de la route.

Contrairement à ceux de la Cité du Roi, ils ne portaient ni emblème, ni ruban mais à la beauté de leur armure et à leurs hauts chevaux, la jeune femme devina qu’ils venaient d’une grande ville.

Elle évalua rapidement leur nombre : ils étaient environ trente-cinq, la moitié d’entre eux étant des écuyers dont l’équipement et l’attitude semblaient plus raffinés que ceux des chevaliers issus d’une petite ville ou encore d’un village.

En apercevant les voitures stationnées sur le bord de la route, leur chef fronça les sourcils. Il fit claquer son fouet et aussitôt, ses hommes s’avancèrent et encerclèrent le convoi.  

– « Sir Logan, il n’y a plus personne dans les voitures! »

– « Intéressant… On dirait que notre Ambassadeur de Graycastle a envoyé des éclaireurs », déclara le nommé Logan avec un rire méprisant. « Caro, Jester, repartez en arrière et voyez si vous apercevez des empreintes de pas sur les bords de la route. Ils ont forcément laissé des traces étant donné qu’ils ont abandonné leurs chariots pour s’enfuir. »

Les intentions de Logan étaient claires.

– « Monsieur, et la femme ? … »

– « Coupez-lui les mains et les pieds, puis interrogez-la. Malheureusement, je doute que vous obteniez quoi que ce soit d’une femme qui a eu le cran de rester sur place. »  

– « Inutile de m’interroger », dit soudain N°76 en se levant. « Ils se sont enfuis dans la forêt juste derrière vous, mais… »

– « Mais quoi ? »

D’une main, l’un des chevaliers tira son épée tandis que de l’autre, il tentait de lui agripper le bras.  

De toute évidence, même si elle leur disait ce qu’ils voulaient savoir, ceux-ci n’avaient pas l’intention de lui laisser la vie sauve.  

– « Mais vous ne retrouverez jamais les sorcières. »

Rapide comme l’éclair, la jeune femme saisit le poignet du chevalier le plus proche, tira sur son bras et l’envoya voler dans les airs.

Puis, saisissant l’opportunité, elle lui bloqua la tête sous son aisselle et l’immobilisa.

D’un geste de l’épaule, elle l’enserra. Son armure grinça de façon sinistre et en un clin d’œil, son casque fut délogé, laissant une faille de la taille du poing à la hauteur de la gorge.  

Le chevalier eut un violent sursaut. Sa bouche grande ouverte évoquait un poisson juste tiré de la rivière.  

– « Lâchez Charlie! »

– « Bon sang! Tuez-la! »

Tous les chevaliers tirèrent leurs épées et les tendirent en direction de N°76.

La jeune femme jeta devant eux le corps du chevalier au cou brisé et aussitôt, ceux-ci rétractèrent leurs armes. Saisissant sa chance, elle s’empara de l’épée du cadavre et frappa l’ennemi le plus proche.