Des fidèles de l’Église auraient sauvé une sorcière ?
Joël, qui en avait oublié son bacon, était toute ouïe.
Annie poursuivait son récit.
– « Ils ont fait sortir Héroïne de sa cellule et l’ont même aidée à échapper à l’Église. La guerre terminée, les Juges qui étaient encore en vie lui ont donné de la nourriture et des vêtements. Puis un jour, leur armée a dû repartir pour Hermès. Tous les Juges qui avaient été en prison avec elle vinrent lui faire leurs adieux et lui exprimer leur gratitude. »
Joël haussa les sourcils :
– « Mais alors… se pourrait-il que son surnom d’Héroïne… »
– « Elle le mérite! » Répondit Annie d’un ton cinglant, « Et ce quelle que soit la manière dont les gens qu’elle a soignés l’ont traitée. Elle a sauvé des milliers de personnes à Wolfheart City, dont Amy et moi. »
L’Ambassadeur laissa échapper un soupir. Il n’aurait jamais pensé que les sorcières souffraient autant. S’il avait été aussi injustement traité, il considérerait chacun comme un ennemi et tuerait tout le monde pour se venger. Jamais plus il ne ferait confiance à qui que ce soit.
L’indignation qu’éprouvait Joël à l’idée d’être constamment soupçonné se dissipa peu à peu.
– « Ses jambes… il y a peut-être une chance de la guérir », dit-il.
– « Êtes-vous sérieux ? »
– « Et de quelle façon ? »
Tous les yeux, y compris celui d’Héroïne se posèrent aussitôt sur Joël. À première vue, elle ne devait pas avoir plus de dix-huit ou dix-neuf ans et malgré tous les malheurs qui avaient pesé sur elle durant la guerre, elle restait vaillante. Son regard, loin d’être abattu, était encore plein d’espoir.
Joël se racla la gorge :
– « Il n’y a aucune certitude », dit-il en se frottant le nez. « Mais Hill m’a dit qu’il y avait plus de trois cents sorcières à Graycastle. Le pouvoir du Diable… Euh, je veux dire, leurs capacités sont sans doutes très diverses, je me trompe ? Il se pourrait que l’une d’entre elles ait le pouvoir de régénérer les membres amputés et de les faire repousser. »
– « Trois cents ? » S’écria N ° 76, stupéfaite. « Comment le Roi de Graycastle peut-il avoir autant de sorcières auprès de lui ? »
– « C’est une longue histoire. Mon vieil ami est né pour être Roi. Il a, depuis longtemps, compris le plan de l’Église. Non seulement il permet aux sorcières vivant sur ses terres de mener une vie normale, mais il tient absolument à répandre dans tout le royaume l’idée que celles-ci sont innocentes des crimes dont on les accuse. De ce fait, de plus en plus de sorcières se tournent vers lui, à la fois pour rechercher une protection et du travail », répondit Joël, profitant de l’occasion pour faire l’éloge de Roland. « Vous n’avez donc plus de souci à vous faire pour votre avenir. Sa Majesté, en effet, affirme qu’à la Cité Sans Hiver, il y a du travail pour tous, y compris pour les sorcières. »
– « Quel genre de travail ? » Demanda d’Amy, les yeux brillants.
« Comment le saurais-je … je ne suis jamais allé à la Cité Sans Hiver », dit Joël.
– « En fait, tout dépend de vos capacités. Si votre talent est de manipuler le feu, vous pourrez travailler à la forge. Si vous savez invoquer des rafales, vous trouverez aisément un emploi dans un moulin à vent… enfin, vous voyez ce que je veux dire », suggéra l’Ambassadeur. « Quoi qu’il en soit, Sa Majesté envisage de construire la nouvelle capitale dans la Région de l’Ouest, aussi aura-t-il certainement besoin de monde. Si vous ne trouvez pas d’emploi spécifique à votre capacité, vous pourrez toujours travailler comme les personnes ordinaires. »
– « Tout cela me paraît formidable », dit Annie en regardant Amy qui, de toute évidence, s’apprêtait à répondre. « Mais, c’est bien connu, les mensonges sont toujours plus séduisants que la réalité. Pour le moment, je… »
– « C’est bon, j’ai compris. Vous n’avez pas encore totalement confiance en moi, c’est cela ? » Dit Joël en écartant les mains. « Dans ce cas, lorsque nous serons arrivés, vos yeux au moins ne vous tromperont pas. »
– « Mais dites-moi, comment avez-vous connu Héroïne ? », intervint N ° 76.
– « Au moment où Wolfheart City est tombée, je vivais chez Amy. Ayant remarqué que les soldats de l’Armée des Juges avaient un comportement étrange, je les ai suivis et c’est ainsi que j’ai découvert Héroïne », répondit Annie en manipulant le feu. « Quelques mois plus tard, nous avons rencontré Épée Brisée. Elle venait d’être capturée par des fidèles de l’église en faction et allait être envoyée à la Cité Sainte. J’ai tendu une embuscade à l’unité qui l’escortait et c’est ainsi qu’elle a pu être sauvée. »
– « Vous étiez seule ? »
– « Avec une bonne préparation, il n’est pas plus difficile d’attaquer un groupe de soldats qu’une meute d’animaux », répondit tranquillement Annie. « Mais suite à cette attaque, l’Église a intensifié ses opérations de recherche à plusieurs reprises et comme nous n’avions nulle part où aller, nous nous sommes jointes aux réfugiés et quitté Wolfheart pour le sud. C’est ainsi que nous sommes arrivées à l’orphelinat de la Cité de Lumière. »
– « Quelle fuite spectaculaire », commenta N ° 76 avec un soupir.
« Et c’est loin d’être terminé », pensa Joël. « Même si, au Royaume de l’Aube, la chasse aux sorcières n’est pas si éprouvante que celle de l’Église, il y a suffisamment de soldats à leurs trousses pour toutes les tuer. Pourvu que les craintes de Hill ne soient pas fondées, car dans le cas contraire, jamais Alban Misra ne les relâcherait. Elles ne seront en sécurité qu’une fois que nous aurons quitté le Royaume de l’Aube. »
Il secoua la tête pour chasser ces pensées préoccupantes :
– « Terminons vite notre dîner et allons-nous coucher. Une longue route nous attend demain. »
Chose étrange, les jours passant, ils ne rencontrèrent aucun obstacle.
Ils suivaient l’itinéraire prévu par le magicien, optant pour des routes de campagne afin d’éviter de traverser les villes. Cinq jours plus tard, ils atteignirent la Crête Venteuse du Royaume de l’Aube. Encore une journée de route en direction du sud et ils entreraient dans le Royaume de Graycastle par le nord.
Joël se sentit quelque peu soulagé.
Il n’aimait pas ce sentiment de vigilance permanente : la nuit, le moindre bruit le réveillait. N ° 76, qui était bien plus calme que lui, prenait soin de tous.
En quelques jours, la jeune femme était devenue très liée avec les sorcières, en particulier avec Amy, la plus naïve, qui la considérait presque comme une quatrième sœur.
Joël s’appuya contre le coussin moelleux et regarda par la fenêtre. Des montagnes sinueuses et des champs jaunes s’étendaient à perte de vue. Sans y penser, il se mit à fredonner.
Même s’il avait manqué à ses devoirs d’Ambassadeur, il ramenait quatre sorcières à son vieil ami. En admettant que Hill ait raison, quelle récompense allait-il toucher ?
Il rêvassait ainsi lorsque le magicien responsable de la sécurité qui se trouvait à l’arrière du cortège accourut à lui :
– « Monsieur, nous pourrions avoir des ennuis. Il semblerait que nous soyons suivis. »
– « Pardon ? »
Joël sentit son cœur bondir dans sa gorge. Aussitôt, il passa la tête par la fenêtre : tout était parfaitement normal.
– « Des chevaliers sont à sept ou huit kilomètres de nous. Vous ne pouvez pas les voir d’ici », dit le magicien qui menait son cheval au trot parallèlement au coche. « S’ils ne sont pas très rapide, nous sommes encore plus lents. Avant peu, ils risquent fort de nous rattraper et de nous repérer. »
– « Êtes-vous certain qu’il s’agit d’ennemis ? »
– « Non, je me suis contenté de les observer à distance. Je ne veux pas prendre de risques. Ils sont environ vingt à trente, tous en armure et n’ont pas de chevaux de relai. Il est possible qu’ils nous suivent à la trace en repérant nos sillons. »
– « Que faire ? » Demanda Joël, pris de panique.
– « Le mieux est de descendre de la voiture et de continuer à pied. Non loin d’ici se trouve une forêt si dense que les chevaux ne peuvent pas traverser. Cela pourrait entraver la progression des chevaliers », répondit le magicien à voix basse. « Mais cela ne fera que les ralentir. Si jamais nous sommes pris, c’en est fini de nous. Si nous voulons nous en débarrasser, il faut que quelqu’un mène le cortège sur la route principale pour faire diversion. »
Il marqua une courte pause : « En d’autres termes, quelqu’un devra se sacrifier. »