La lame traversa proprement l’armure et le sang s’échappa des blessures, tel des cordes rouges.
Contre toute attente, le chevalier ne poussa aucun cri mais lui saisit fermement la main comme pour tenter de faire gagner du temps à ses compagnons.
Malheureusement, il avait mal évalué la différence de puissance qui existait entre lui et son adversaire.
N° 76, échappant sans peine à son étreinte, le repoussa et tira sa lame.
Elle lui décrocha un coup de pied qui fit l’effet d’une massue et déforma totalement son armure. Le chevalier cracha le sang et s’écroula sans un bruit.
De toute évidence, donner des coups de poing et de pied était le plus pratique pour elle. N°76 regarda sa lame déjà souillée, la jeta et sauta sur eux les poings dressés.
De chasseurs, ils devinrent des proies.
Elle faisait des bonds vertigineux et retombait sur les épaules des chevaliers maladroits, enserrant leur casque entre ses pieds et utilisant l’inertie de son corps pour tourner. Leur colonne vertébrale finissait par se briser avec un craquement sourd.
N°76 était si rapide dans ses mouvements que dans leurs tentatives de contre-attaque et d’esquive, les chevaliers, comparés à elle, ressemblaient à un tas de bois.
Lorsqu’elle ne pouvait pas atterrir sur leur tête, la jeune femme les frappait aux articulations afin de les déséquilibrer et leur portait ensuite le coup fatal. Ou bien elle leur tendait des pièges de manière à ce qu’ils l’attaquent à plusieurs en même temps et finissent par s’entretuer.
– « C’est impossible! »
– « Bon sang, mais c’est un monstre! »
Au bout de quelques assauts, les chevaliers réalisèrent que leur ennemie n’était pas commune. Non seulement elle possédait une force extraordinaire, mais elle était également experte dans l’art de l’escrime et le combat rapproché. Manifestement, il s’agissait d’une combattante expérimentée et son aptitude à tuer ne correspondait pas du tout à celle d’une jeune fille de vingt ans.
– « Écartez-vous! » Cria Sir Logan en lançant son cheval droit vers N°76.
Les autres l’encerclèrent aussitôt pour tenter de la piéger.
Avec un rire en coin, la jeune femme fonça droit devant elle et, à mains nues, saisit les pattes avant du cheval et l’immobilisa. L’animal se mit à hennir furieusement.
Ce qui se passa ensuite les laissa muets de stupéfaction : elle souleva le chevalier et sa monture et les lança sur ceux qui l’encerclaient, les tuant sur le coup ou leur causant de lourdes fractures. Bien entendu, l’impact fut terrible pour le cavalier qui tomba de cheval tandis que son corps se disloquait, prenant une apparence étrange.
Aussitôt, les survivants se dispersèrent. Ils sautèrent à dos de cheval pour tenter d’échapper au “monstre”, mais de toute évidence, N°76 ne l’entendait pas de cette oreille.
L’ennemi avait à peine capitulé qu’un terrible massacre commença.
Lorsque N°76 eut achevé de nettoyer le champ de bataille, la nuit était tombée.
Les corps des chevaliers avaient été jetés dans un champ voisin et rapidement recouverts de paille de blé. Certes, ils n’allaient pas tarder à être découverts mais à ce moment-là, les sorcières seraient déjà arrivées au Royaume de Graycastle.
Elle rampa jusqu’à la voiture la plus luxueuse, souleva le coussin sur lequel Joël dormait habituellement et en sortit délicatement un anneau orné d’une Pierre Magique.
À la faible lueur de la lune, on pouvait voir un cyclone tourbillonner à l’intérieur.
N ° 76 examina soigneusement l’anneau et le glissa dans sa robe. Puis elle remit le coussin en place et s’allongea sur le dos.
Il ne lui restait plus à présent qu’à atteindre le village voisin et engager un cocher pour la conduire jusqu’au Royaume de Graycastle.
Les sorcières ne s’attarderaient sans doute pas plus d’une journée à la frontière, mais puisqu’elle se rendait à l’ouest du Royaume de Graycastle, la jeune femme était certaine de les revoir un jour.
Elle regarda la lune qui brillait de l’autre côté de la fenêtre et soupira.
Quatre cents ans s’étaient écoulés. L’Union qui régnait sur le monde avait disparu comme la poussière dans le vent. Seules subsistaient les étoiles qui illuminaient le firmament.
Il suffisait qu’elle contemple le ciel pour se sentir à nouveau vivante. Non pas comme elle l’était sous terre ou même à cette époque où l’Union n’existait plus, mais replongée quatre cents ans auparavant, à la Ville Sainte de Taquila.
Un empire de sorcière extrêmement prospère.
Depuis qu’elle avait pris la route pour s’échapper, elle ne s’était plus jamais sentie vivante.
Seul un dernier espoir la maintenait encore en vie.
« Alors, quel effet cela fait-il d’avoir retrouvé un corps de femme ? » Demanda une voix. « Vous sentez-vous à nouveau vous-même ? »
Elle respira profondément et remua ses poignets et ses chevilles :
– « La distance est plus courte. »
– « C’est normal, ce corps est un peu petit. Un corps trop robuste ne serait pas adapté pour servir ces humains », répondit la voix en riant. « Par ailleurs, rares sont les femmes à être soldats de l’Armée du Châtiment Divin. Ne soyez donc pas si pointilleuse. »
– « L’âge et le physique sont également très importants », intervint une autre voix. « Si toutefois les goûts des humains n’ont guère changé, personne ne voudrait d’une femme qui ressemblerait à un homme. Il suffirait de la regarder pour ressentir de la répulsion. Si vous ne me croyez pas, demandez à Elena. Elle préférerait un corps masculin plutôt qu’un produit défectueux comme celui-ci! »
– « C’est vrai. Entre tous, c’est le vôtre le plus beau. »
– « Pasha, vous savez très bien ce dont je veux parler », dit-elle en secouant la tête. Elle regarda l’énorme forme qui agitait ses tentacules : « Je vais devoir apprendre à contrôler mes membres. De la couture à la tenue d’une lame, il me faudra beaucoup de temps pour pouvoir maîtriser chaque mouvement. »
La créature étendit lentement un tentacule et lui tapota le front :
– « Ne vous inquiétez pas, nous avons tout le temps nécessaire. »
– « Pourquoi voulez-vous traiter avec des gens ordinaires ? » Demanda Althéa, qui, plongée dans le magma brûlant, soufflait une série de bulles pour manifester son mécontentement. « Ne pouvons-nous pas amener les sorcières ici pour tester leur talent ? »
– « Serait-ce votre long sommeil qui vous rend à ce point confuse ? » Objecta Pasha. « En quatre cents ans, les choses ont bien changé. Certes, s’il ne s’agissait que d’une ou deux sorcières, ce serait tout à fait possible mais quant à en attraper une centaine pour les mener dans les montagnes… Je refuse que les générations à venir me considèrent comme un monstre! »
– « Dans ce cas, ne pourrions-nous pas laisser cette tâche à une sorcière ? N’oubliez pas que tous ces corps sont en réalité des ennemis des sorcières. »
– « Il faudrait d’abord qu’elle nous fasse confiance et possède la capacité de se protéger. Où allons-nous pouvoir trouver une telle personne ? De nos jours, ce sont les gens ordinaires qui contrôlent le monde, aussi nous ne pouvons pas faire autrement que de nous en préoccuper. Tout comme au Pays de l’Aurore, lors de la première Bataille de la Divine Volonté. »
Pasha s’interrompit, sortit un tentacule et le pointa vers elle :
– « Qu’en pensez-vous ? »
Elle jouait avec son épée. Elle la lança en l’air et déplaça légèrement son corps de manière à la faire retomber dans le fourreau.
– « Peu m’importe … pourvu que je puisse revoir la gloire de Taquila. »