Quelques jours plus tard…
Sur la grande table en granite, ils semblaient à peine plus petits que les originaux, dont ils s’inspiraient.
Ciselée, palpitante, la nouvelle collection d’objets rituels était enfin prête. Lumineux et cristallins, aux couleurs tendres, à la texture organique, des Six Instruments émanait une sorte de dignité apaisante. Il était clair, à quiconque arrêtait son regard sur l’un d’eux, qu’y frémissait à l’intérieur une part de l’âme du Ciel et de la Terre.
« Leur avènement annonce la venue prochaine d’un pouvoir inouï », prophétisa le sorcier qui, en cet instant solennel, se fondit d’une prière, implorant les Esprits de leur protection. « Au moment le plus propice, les Dieux feront entrer parmi nous cet homme nouveau. »
« Comment ? », s’exclama l’un d’eux, « on va avoir un nouveau chef ? »
« Le chef n’a que faire de tous ces objets », répondit le vieil homme. « Un écrin lui suffit pour dispenser ses ordres et mener à bien sa mission. »
« Un nouveau sorcier alors ? », crut deviner un autre.
« Allons, les enfants, à quoi bon vouloir percer le secret des Dieux. Nous verrons bien le moment venu. » « Assez parlé. Remballez soigneusement les instruments et rentrez chez vous. »
« Mais grand-père, regarde toutes ces petites pierres qui restent », s’exclama Liang. « Et si tu nous apprenais à en faire des babioles ? »
« Oui, peut-être, on verra ça… », répondit-il d’un air las; et, alors qu’il s’était allongé, sur le point de s’endormir: « À moins que vous me régaliez de petits plats… »
« Marché conclu ! », s’écrièrent-ils d’une seule voix.
« Alors dans ce cas », dit le sorcier en rouvrant les yeux. « Que voulez-vous apprendre ? »
« Montre-nous comment forer les petites pierres », demanda Liang. « Graver les motifs à la surface, c’est plutôt facile; faire un trou à l’intérieur, par contre, ça c’est costaud. »
« As-tu pensé à te tourner vers la Lune ? », interrogea-t-il. « Commence par faire le vide en toi-même; puis, à l’aide d’une pierre très dure et d’une dent ou d’un os de fauve, laisse tes mains se faire guider par sa sagesse. »
« C’était donc ça ! », s’écria Liang. « Je comptais sur mes propres forces en négligeant celles de la Lune. Du coup, le jade se cassait avant même que je ne parvienne à percer. »
« Et surtout, taillez chaque babiole aussi religieusement que s’il s’agissait d’un objet sacré », ajouta le vieil homme. « Car souvenez-vous: en chaque jade vibre une part de l’âme du Cosmos. Quelle que soit sa taille, il est égal devant les Esprits. Aussi, traitez chacun d’eux avec les mêmes égards, sans distinction, en vous pliant à ses désirs. »
« Grand-père, j’peux tailler l’Esprit combattant de la Tribu à Plume sur celle-ci », dit l’un. « Il paraît que sur la Terre, il a mené nos aïeux à la victoire. Quel héros ! »
« N’hésite pas. Mais demande d’abord à ta pierre ce qu’elle veut. » Puis d’ajouter: « Oh et n’oublie pas de me faire à manger, hein ? », avant de s’assoupir en bordure de table et de fermer les yeux.
Et ce fut donc à cela, sur la grande place des cérémonies, que les jeunes tailleurs occupèrent leur après-midi – à confectionner des perles et des pierreries. Bille en tête, Liang s’était décidé, quant à lui, à se tailler un écrin miniature, pour le ramener à la maison ou le porter sur lui. Car qui n’aime – sillonnant la Terre et ses mystères –, se sentir protégé par les Esprits ?
« Regarde Liang », s’écria Zhu, qui passait par là, « je t’ai préparé de la viande de canard. Je l’ai assommé moi-même avec une pierre. »
Depuis qu’il lui avait promis de lui offrir un collier, elle y pensait tous les jours, impatiente à l’idée de l’avoir bientôt autour du cou. « Oh et puis tiens, pour toi et grand-père, j’ai aussi fait une soupe de gibier aux champignons. »
« C’est grand-père qui va être content », dit Liang.
« Grand-père, grand-père ! » Penchée sur lui, Zhu lui cria à l’oreille. « Réveille-toi grand-père. » Mais rien n’y fit: le vieil homme resta de marbre et, sans même frémir des paupières, continua à dormir paisiblement.
« Non, attends. Laisse-moi faire », lui dit Liang et, se saisissant d’une aile de canard toute fumante, s’avança vers le sorcier et lui passa le morceau de volaille sous le nez. D’un coup d’un seul, dans un grand sursaut, il se redressa en hurlant…
« Qui ose toucher à mon canard ! »
« Personne, grand-père », répondit Zhu, et tous se mirent à éclater de rire…
« Tu as bon cœur, Zhu », lui dit le vieil homme, après avoir repris ses esprits. « Allez, allez, rentrez chez vous, vous autres. N’espérez pas me chiper un morceau », lança-t-il, tout en attaquant le canard et la soupe.
« Oui, toi aussi, Liang… Allez, déguerpi … »
« … Non pas toi, Zhu », s’adressant à la jeune fille. « À toi, j’ai deux mots à dire… »
… … …
« Viens donc par ici », l’invita le sorcier. Sur la grande place, ils n’étaient plus que tous les deux. Les autres avaient enfin décampé.
« Prends ce morceau de jade dans la main… Voilà, comme ça. Maintenant, à l’aide de ce granite pointu, perce un trou à l’intérieur. »
« Mais grand-père… »
« Essaie un peu et tu verras. »
D’une main, elle se saisit du jade qui était rangé dans un boîtier. Puis, à l’aide du granite, elle s’appliqua à forer, en imitant les gestes de Liang et des autres, qu’elle avait souvent observés. Après avoir pressé la pointe du granite contre le jade et fraisé un moment, elle s’aperçut d’une trace blanche laissée à la surface, et d’un tout petit creux qui s’était formé.
« Verse donc un peu d’émeri dans le creux », l’enjoignit le sorcier.
« Comme ça ? »
« Oui, c’est bien. Maintenant continue à forer. »
Elle reprit. Peu à peu, le creux se fit plus profond. Elle reversa un peu l’abrasif, afin d’accroître les frictions. Une fois le creux suffisamment formé, le sorcier lui tendit une baguette en frêne – l’un des bois les plus durs –, à l’embout duquel était incrustée une dent de fauve.
« Tiens, essaie un peu avec ça », lui dit-il, « tout en versant de l’émeri. »
À nouveau, elle emplit le creux d’abrasif et visa le centre avec la dent; puis, des deux mains, elle se mit à fraiser énergiquement. Au crissement de l’émail, de l’émeri et du jade, la cavité continua de se creuser, creuser… jusqu’à ce que, tout à coup, elle perce à travers.
« Ouah, grand-père, regarde ! », s’écria Zhu ravie. « C’est pas si sorcier. » Encouragée, elle redoubla d’effort et fora avec entrain.
« À chaque problème sa solution, Zhu. Quand on y met du sien. » « Le plus important », lui dit-il, tout en se régalant, « c’est de bien réfléchir avant d’agir. » Il lui apprit ensuite à monter l’embout sur la meule et à s’en servir pour polir.
Assise là, à tourner la meule à toute vitesse, elle s’émerveillait de voir comment, peu à peu, le jade se faisait plus cristallin au contact des grains d’émeri. Ce spectacle la combla d’un sentiment d’accomplissement.
« Dis grand-père », demanda-t-elle, « plus tard, j’aurai le droit de tailler le jade moi aussi ? »
« Évidemment. D’ailleurs, tout à l’heure, je t’apprendrai à faire les outils. De cette façon, où que tu ailles, tu pourras tailler le jade quand il te plaira », lui dit-il, lui qui savait qu’ici-bas, le sort d’une fille n’avait rien d’enviable, et qu’acquérir un savoir-faire pouvait toujours lui rendre service.
Il l’observait en souriant, alors qu’elle s’appliquait, en se resservant de temps à autre un gros morceau de canard fumant. Il était triste et ravi à la fois, à la pensée que bientôt, toutes ces jeunes filles de la tribu – si jolies et pleines d’esprit –, auraient un jour à s’en aller et, ce faisant, contribueraient à diffuser là-bas, par-delà les rivages du Grand Lac, les savoir-faire et les techniques que lui, grand-père Rivière, leur aurait appris.