Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 71 – Un tremblement instinctif
Trois heures de l’après-midi au Syndicat des Dockers de Balam Est…
Klein portait un pull épais, une veste beige et une simple casquette qui lui donnaient davantage l’air d’un journaliste d’investigation que celui de ceux qui, au cours de réceptions, interviewent de temps à autres des personnalités. Ce costume lui avait coûté un supplément d’ 1 Livre et 10 Solis.
Pour l’heure, il portait des lunettes à monture dorée et ses cheveux brillants d’huile capillaire étaient soigneusement peignés en arrière. Terminée la barbe en désordre. Il s’était contenté de plaquer un postiche d’un noir profond autour de ses lèvres. Faisant tout son possible pour ne pas ressembler à l’ouvrier de la veille, il avait rehaussé sa taille d’au moins cinq centimètres afin que quiconque ne le connaissant pas particulièrement ne puisse faire de rapprochement.
Dans ses poches, pas d’Œil Noir, de charmes ou d’huiles essentielles à base de plantes. Il n’y avait qu’un jeu de tarot, un paquet de notes, un stylo plume, un portefeuille, de la monnaie, un trousseau de clés et une fausse carte de journaliste.
Comme il ne connaissait pas l’état de Lanevus et ne savait d’où venait le puissant Transcendant qui traînait autour de lui, il n’avait pas, par précaution, emporté d’objets suspects.
Il regarda le bâtiment qui se dressait en face de lui et traversa la rue en feignant ne pas se fier à son intuition de Clown. Plusieurs paires d’yeux l’observaient.
Il poussa la porte et constata que l’aménagement du Syndicat des Dockers était plutôt simple. Il n’y avait ni réceptionniste, ni hall spacieux. Les escaliers menant à l’étage, situés au centre, étaient flanqués de couloirs donnant sur des bureaux. Au sol ni parquet de bois ni tapis, mais de simples dalles de ciment.
Klein tourna la tête vers l’homme qui gardait la porte et s’approcha :
– « Je suis journaliste au Backlund Daily Tribune. Je voudrais interviewer le personnel qui travaille pour votre association et connaître vos besoins ainsi que vos souhaits. »
Sitôt qu’il entendit le mot “journaliste”, l’homme qui portait une veste considérablement rapiécée – dont on apercevait la doublure de coton – et une chemise de lin en dessous, parut sur ses gardes :
– « Non ! Nous n’avons pas organisé de grève récemment, non ! » S’exclama-t-il d’une voix forte.
– « Je crois que vous m’avez mal compris. Je suis de tout cœur avec vous. J’ai l’intention de faire un reportage spécial sur ce que fait le syndicat pour aider les travailleurs et sur les difficultés réelles rencontrées. Faites-moi confiance », répondit Klein en s’aidant de ses pouvoirs de Clown pour prendre un air extrêmement sincère.
– « Dans ce cas… allez voir M. Rand, le membre de notre comité en charge de la publicité. Prenez à droite, second bureau sur votre droite », répondit le portier après quelques secondes d’hésitation.
– « Merci. »
Feignant d’être soulagé, notre faux journaliste s’inclina et sentit disparaître le regard qui l’observait depuis un coin sombre de la pièce.
Il suivit les indications et, une sueur froide dans le dos, frappa à la porte du bureau.
La porte s’ouvrit en grinçant. Un homme entre deux âges aux cheveux clairsemés le regarda :
– « Puis-je savoir qui vous êtes ? »
– « M. Rand ? Je suis Statham, journaliste au Backlund Daily Tribune. Voici ma carte professionnelle. J’aimerais faire un reportage sur les syndicats pour vous permettre d’attirer davantage l’attention », répondit Klein qui, pour un peu, se serait vraiment cru journaliste.
– « C’est bien moi. » L’homme jeta un coup d’œil à la carte de presse et répondit d’un ton hésitant, visiblement à contrecœur : « J’ai du mal à croire que vous autres journalistes êtes ici pour nous aider. »
– « Je suis né dans le Quartier Est et je sais à quel point les ouvriers mènent une vie misérable. Si vous ne me croyez pas, vous pouvez me suivre en permanence et superviser chacune de mes questions. » Klein sourit brusquement et ajouta : « Un reportage basé sur des données issues d’interviews est de loin préférable à un article reposant sur l’imagination. Au moins, vous pourrez donner votre point de vue et, espérons-le, orienter les choses dans la direction que vous souhaitez. »
Rand se toucha le cuir chevelu et répondit avec hésitation :
– « Bon, très bien… Mais je vous suivrai en permanence. »
– « Merci ! » S’exclama Klein qui faillit en perdre le contrôle de ses émotions.
Sous la direction de Rand, il visita un bureau après l’autre, posant aux membres de l’association les questions qu’il avait préparées.
Couloir de droite, rien. Couloir de gauche, rien… Le jeune homme monta calmement les escaliers de bois qui menaient à l’étage.
Rand le conduisit alors dans le bureau qui faisait face à l’escalier et le présenta aux personnes présentes :
– « Voici M. Statham, journaliste au Backlund Daily Tribune. Il souhaite vous interviewer mais je vous rappelle que vous n’êtes pas obligés de répondre à toutes ses questions. »
Klein sourit, fit deux pas en avant et s’apprêtait à serrer la main de chacun des membres du personnel présent dans la pièce lorsque soudain, il aperçut un visage légèrement familier.
Bien que la peau de l’homme eût viré au bronze, que son visage, d’ordinaire rond, fût devenu anguleux et qu’il eût troqué ses lunettes rondes contre des verres cerclés d’or, son intuition de Voyant lui trouvait un air de déjà-vu.
Klein se mit alors à trembler et faillit perdre tout contrôle sur son sourire :
– « Je suis désolé mais je ne me sens pas très bien », dit-il avec un air gêné en portant à son ventre sa main libre – l’autre étant occupée à tenir papier et stylo. « Pourriez-vous m’indiquer où se trouvent les toilettes ? »
Rand et le personnel, qui ne se doutaient de rien, lui montrèrent la porte :
– « Sortez et prenez à gauche. Au bout du couloir, vous verrez le panneau. »
Klein s’excusa en souriant et quitta la pièce.
Arrivé aux toilettes, il choisit la cabine la plus proche de la fenêtre, s’assit et verrouilla la porte de bois.
Il se pencha et se mit à rire en silence, si fort qu’il ne pouvait se redresser, et laissa échapper une goutte de liquide mousseux sur le sol.
Il avait maintenant la certitude que c’était bien Lanevus !
Non pas à cause de ce léger sentiment de familiarité, mais parce qu’il avait ressenti un autre type d’aura provenant du corps de son interlocuteur, une aura qui l’avait profondément marqué !
C’était principalement pour cela qu’il avait failli perdre le contrôle quelques minutes plus tôt et s’il s’était mis à trembler, c’était par peur instinctive.
Un bouleversement émotionnel lié à l’horreur et au chagrin présents au plus profond de sa mémoire !
C’était, c’était… C’était l’aura du Vrai Créateur !
…
Klein se passa le visage à l’eau et retourna à son interview comme si de rien n’était. Même face à Lanevus – qui quelque part avait tellement changé – il posa ses questions et consigna les réponses.
Lorsque tout fut fait, il fit ses adieux à l’association et quitta le bâtiment faiblement éclairé.
Au dehors, le ciel était nuageux et brumeux. On aurait dit que la soirée arrivait de bonne heure.
L’aura du Vrai Créateur ne peut provenir que de “son” corps ou de sa progéniture, ainsi que des choses qui en découlent. Par exemple, des objets conférés par “Lui”, ou “Sa” divinité… Cela corrobore ce que Lanevus a dit à Hood Eugen. De plus, il y a ce soupçon de familiarité. Je n’ai même pas eu besoin de me transporter au-delà du brouillard gris pour avoir la certitude que c’est lui… Si je n’avais pas interagi plusieurs fois avec le Vrai Créateur et n’avais pas été en contact avec sa corruption mentale, jamais je n’aurais pu savoir que cette aura dépourvue de force était “la Sienne”, issue de “Sa” nature…
Quoiqu’en proie à de profondes émotions, Klein semblait très détendu.
Debout dans la rue, il mettait intentionnellement de l’ordre dans ses notes lorsqu’il aperçut, parmi les vagabonds en face de lui, une silhouette vaguement familière.
Mlle Xio ? Déduisit-il aussitôt, d’après les informations qu’il en avait.
Sans s’interrompre, il rangea ses notes et se dirigea vers la station des transports publics sur rails au moment même où l’un des véhicules s’arrêtait.
Un monsieur d’âge moyen aux temps grisonnantes en descendit. C’était Isengard Stanton, le grand détective qui travaillait avec la police.
– « Comme on se retrouve ! » Dit-il a Klein qui, de son côté, n’était pas très différent de d’habitude. Il était juste un peu plus grand et portait une tenue différente.
– « Quelle coïncidence, je pensais justement à notre dernière interview », répondit délibérément notre faux journaliste.
Isengard, qui avait compris, eut un sourire et changea de sujet.
– « Je suis ici pour enquêter sur une affaire. La mort de Siber a été écartée et c’est moi qui en suis chargé. Cela s’est passé très près du quai de Balam Est ? »
– « Il s’agit donc bien d’un crime d’imitation ? » S’enquit Klein, feignant l’ignorance.
Ils échangèrent quelques civilités, puis il monta dans la voiture publique. Mais au lieu de rentrer directement chez lui, le jeune homme prit une correspondance pour le Club Quelaag à Hillston.
Une fois dans son salon privé, il se rendit au-dessus du brouillard gris pour s’assurer que personne ne le suivait.
Alors seulement, Klein se détendit. Cependant, une peur persistait.
L’aura du Vrai Créateur, tel un cauchemar, s’attardait dans son esprit et son dos passait alternativement de sec à humide.
Afin d’être sûr, le jeune homme fit apparaître un parchemin en peau de chèvre d’un brun jaunâtre, un stylo plume rouge sombre et écrivit un énoncé divinatoire auquel il avait longuement réfléchi :
Origine de l’inexplicable sentiment de familiarité que j’ai ressenti tout à l’heure.
Posant son stylo plume, il s’adossa à sa chaise, se mit à marmonner et entra en état de rêve.
Dans ce monde gris, irréel, il vit alors un personnage. Celui-ci avait des traits ordinaires, portait des lunettes rondes et arborait un sourire condescendant et moqueur. Ce n’était autre que Lanevus !
Je vous ai enfin retrouvé ! Marmonna Klein – qui avait cessé d’utiliser sa capacité de Clown pour contrôler son expression – entre ses dents.
Sur ce, il se redressa et se prépara à répondre à la prière de Mlle Justice.
Réprimant ses émotions, il annonça d’une voix profonde mais froide :
– « Nul besoin de confirmation. C’est bien Lanevus. Vous pouvez en informer l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle et leur faire savoir que Lanevus est doté de la divinité du Créateur Déchu. »
…
Audrey, qui regardait son père entraîner les chiens de chasse avec Susie, en resta figée sur place. De nombreuses pensées l’assaillirent.
Le Créateur Déchu… Ne s’agit-il pas du Vrai Créateur ? Cet escroc serait doté de la divinité du Vrai Créateur ? Cette… cette mission si simple en apparence concernerait en réalité la divinité du Vrai Créateur ! ? Je me disais bien que M. Le Fou avait des motivations plus profondes… Il visait le Vrai Créateur. Cela ne m’étonne pas de Lui !