Non seulement ils parlaient eux aussi la langue de Loen, mais ils partageaient les mêmes ondes sinistres et tendues.
« Où suis-je ? Que suis-je supposé faire ici ? Je voudrais bien le savoir… »
Zhou Mingrui se calma et se répéta les questions qu’avaient posées les deux personnages.
Ce qui l’impressionnait le plus n’était ni les paroles formulées, ni leur sens mais le profond désarroi, la vigilance, la panique et le respect qui émanaient de cet homme et de cette femme qui, pour une raison inexplicable, avaient mystérieusement été entraînés dans ce monde de brouillard gris.
En tant que responsable, Zhou était abasourdi comme jamais, alors que dire de ces gens qui avaient été attirés là sans l’avoir recherché.
À leurs yeux, de tels évènements dépassaient certainement l’entendement.
Deux solutions s’offraient à Zhou : la première consistait à faire semblant d’être victime pour cacher sa véritable identité et ainsi gagner une confiance considérable. Il pourrait alors adopter l’attitude de celui qui attend de voir et tirer parti de sa situation si nécessaire. L’autre option était de préserver le mystère autour de son identité, de manière à pouvoir diriger ce qui allait suivre et obtenir d’eux de précieuses informations.
Ne pouvant pas s’offrir le luxe de réfléchir, faute de temps, il saisit au vol la pensée qui lui traversait l’esprit et opta pour la seconde solution : exploiter l’état psychologique des autres pour en tirer le maximum d’avantages.
Après quelques secondes silencieuses passées dans ce brouillard, Zhou eut un petit rire et, calmement, d’une voix basse, comme s’il répondait aux salutations polies des visiteurs, dit simplement :
– « C’était un essai. »
Un essai ? Audrey Hall regarda ce mystérieux personnage voilé de brouillard gris-blanc et la seule pensée qui lui vint à l’esprit fut que ces évènements étaient à la fois absurdes, drôles, horribles et étranges.
Quelques instants auparavant, elle était devant sa coiffeuse et voilà qu’en se retournant, elle se retrouvait dans ce monde rempli de brouillard.
C’est inconcevable!
Audrey prit une inspiration et afficha un sourire impeccable et courtois.
– « Si votre expérience est terminée, Monsieur, pourriez-vous nous ramener d’où nous venons ? »
Alger Wilson avait également l’intention de sonder Zhou de la même manière, mais fort de sa riche expérience, il se retint et se contenta d’observer, silencieux.
À travers le brouillard, Zhou regarda la silhouette de la femme qui venait de parler : c’était une grande fille aux cheveux blonds et lisses, mais il ne pouvait pas distinguer son visage.
Peu pressé de répondre à la question, il se tourna vers l’homme. De taille moyenne, pas particulièrement corpulent, celui-ci avait des cheveux d’un bleu sombre, en bataille.
Une pensée traversa soudain l’esprit de Zhou : lorsqu’il serait plus fort ou connaîtrait mieux ce monde, peut-être lui serait-il possible de voir à travers le brouillard et de mieux discerner ces deux personnages.
« Dans cette situation, je suis le maître! Eux ne sont que des visiteurs », pensa-t-il.
Dans un état d’esprit différent, Zhou remarqua alors des détails qu’il n’avait pas vus jusque-là.
La jeune fille à la voix mélodieuse et l’homme mature et réservé semblaient incroyablement incorporels. Auréolés d’un léger rouge sombre, on aurait dit une image projetée par les deux “étoiles” cramoisies au-delà du brouillard gris, une projection reposant sur son lien avec la couleur rouge sombre, intangible et qui n’était réelle que pour lui.
Une fois ce lien rompu, la projection disparaîtrait et le couple repartirait…
Zhou hocha doucement la tête et regarda la blonde avec un petit rire :
– « Bien sûr! Si vous m’en faites officiellement la demande, vous pourrez repartir à l’instant même. »
Il n’y avait aucune intention malveillante dans son ton, aussi Audrey poussa-t-elle un soupir de soulagement, convaincue que si un homme capable de tels prodiges lui donnait sa parole, il la respecterait à la lettre.
L’esprit quelque peu apaisé, contre toute attente, elle ne semblait pas pressée de donner son congé. Ses yeux vifs, qui brillaient d’un éclat anormal, roulaient de droite à gauche.
– « Quelle merveilleuse expérience », dit-elle, à la fois gênée, inquiète et tentée. « J’ai toujours espéré que quelque chose comme cela se produise. Je veux dire, j’aime les mystères, les miracles et les choses surnaturelles… Ce que je veux dire, Monsieur… ou plus exactement …que dois-je faire pour devenir une Transcendante ? »
Elle était tellement excitée qu’elle cherchait ses mots. Ce rêve qui avait germé en elle après avoir écouté les excitantes anecdotes de ses aînés avait enfin une chance de se réaliser.
En quelques mots, elle avait oublié toutes ses peurs.
« Bonne question! » Pensa Zhou. « J’aimerais moi aussi connaître la réponse… »
Il se mit à réfléchir à quelle réponse donner pour conserver son image mystérieuse.
En même temps, il se disait qu’il était tout à fait déplacé de discuter debout. Ne serait-il pas mieux dans un palais, assis au bout d’une longue table sur une mystérieuse chaise à haut dossier gravée de motifs anciens, à observer silencieusement ses visiteurs ?
À peine l’idée lui eut-elle traversé l’esprit que le brouillard gris s’agita, à la grande surprise d’Audrey et Alger. En un instant, ils se retrouvèrent entourés d’imposants piliers de pierre et surplombés d’un vaste dôme.
Ils se trouvaient dans un haut et magnifique édifice à l’image du palais légendaire d’un géant.
Le brouillard se condensa juste en-dessous du dôme et apparut alors une longue table de bronze autour de laquelle étaient disposées, de façon parfaitement symétrique, dix chaises à haut dossier. Sur ces dossiers, un éclat d’un rouge brillant dessinait d’étranges constellations, très différentes de ce qu’on pouvait voir dans la réalité.
Audrey et Alger se retrouvèrent assis face à face, de chaque côté de la place du maître.
– « C’est fascinant », murmura la jeune fille.
« En effet », pensa Zhou en caressant de la main le bord de la table de bronze tout en gardant une expression imperturbable.
Alger regarda autour de lui et, après quelques secondes de silence, répondit à la place de Zhou :
– « Êtes-vous de Loen ? Si vous voulez devenir une Transcendante, rejoignez l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle, du Seigneur des Tempêtes ou du Dieu de la Vapeur et des Machines. Il est très rare de rencontrer ce genre de personnes aussi la majorité d’entre nous n’en croisera jamais, ce qui a amené certains membres du clergé des plus grandes églises à penser la même chose. Mais je puis vous dire avec certitude que ces gens extraordinaires existent toujours au sein des courts, des tribunaux et des organismes d’exécution. Ils luttent toujours contre les dangers cachés dans l’obscurité mais ils sont bien moins nombreux qu’aux commencements de l’Âge de Fer. »
Zhou écoutait attentivement sans en donner l’air, un peu comme les jeunes enfants lorsqu’on leur raconte des histoires.
Grâces aux fragments de connaissances de Klein en matière d’histoire, il savait pertinemment que “l’Âge de Fer” se référait à l’époque présente, également appelée la Cinquième Ere et qui avait débuté 1349 ans auparavant.
Audrey, silencieuse, écouta jusqu’au bout et soupira :
– « Je sais tout cela, Monsieur », dit-elle, « et je connais aussi les Faucons de Nuit, les Punisseurs ou encore la Conscience Collective des Machines, mais je ne veux pas perdre ma liberté. »
Alger eut un petit rire :
– « Vous ne pourrez jamais devenir un Transcendant sans faire de sacrifices. Si vous N’avez pas l’intention de rejoindre des églises et d’accepter leurs défis, cherchez des familles royales ou les quelques nobles dont l’histoire de famille remonte à plus de mille ans. Sinon, vous n’aurez plus qu’à compter sur la chance pour trouver des organisations clandestines perverses. »
Instinctivement, Audrey gonfla ses joues et regarda autour d’elle avec effroi. Après s’être assurée qu’aucun des deux hommes n’avait remarqué cette manie, elle insista :
– « N’y a-t-il pas d’autres alternatives ? »
Alger demeura un moment muet puis, trente secondes plus tard, se tourna vers “l’homme mystérieux” qui les observait en silence.
Réalisant que Zhou n’avait pas l’intention d’intervenir, il regarda Audrey et lui dit de façon calculée :
– « Je possède deux séries de formules pour la Potion Séquence 9. »
« Séquence 9 ? » Répéta mentalement Zhou.
– « Vraiment ? » Fit Audrey qui, visiblement, savait de quoi il s’agissait. « Lesquelles ? »
Alger se pencha légèrement et répondit tranquillement :
– « Comme vous le savez, les humains ne peuvent compter que sur ces potions pour devenir de véritables Transcendants. Leurs noms viennent de la Tablette aux Blasphèmes, et ont d’abord été traduits en Langue des Géants, puis en Elfique, dans l’ancienne langue d’Hermès et la moderne et dans l’ancienne langue de Feysac avant d’être adaptés à notre époque. Leur nom n’est pas l’essentiel, mais il représente les “caractéristiques fondamentales” de chacune des potions.
« Je possède, par exemple, une Potion Séquence 9 appelée “Le Marin”, qui vous confère d’excellentes capacités d’équilibrage. Si vous vous trouvez sur un bateau en pleine tempête, vous marcherez aussi facilement que si vous étiez sur la terre ferme. Vous gagnerez également une force immense et, sous votre peau, des écailles magiques vous permettront de nager comme un poisson. Il sera alors très difficile de vous attraper. Vous deviendrez aussi agile que les animaux marins et même sans équipement, pourrez rester sous l’eau durant au moins dix minutes. »
– « Ça a l’air formidable… les “Gardiens des Mers” du Seigneur des Tempêtes ? »
– « C’est ainsi qu’on l’appelait autrefois », répondit Alger. « La seconde formule, dont je ne connais pas le nom d’origine, se nomme : “Le Spectateur”. Il vous procure une exceptionnelle vivacité d’esprit et des capacités d’observation aiguës. Vous pouvez vous en faire une idée si vous avez assisté à des opéras ou des pièces de théâtre. Tels un public, les spectateurs jugent les “acteurs” du monde séculaire, perçoivent leurs véritables pensées à travers leurs émotions, leur comportement et leurs mantras. »
Mais souvenez-vous, que vous vous trouviez dans une rue bondée ou dans une réception extravagante, vous ne serez jamais que des spectateurs », souligna Alger.
Audrey écoutait, les yeux brillants.
– « Pourquoi ? » Demanda-t-elle au bout d’un long moment. « Je vois : c’est une question de suivi. J’aime ce sentiment d’être un “spectateur”. Comment puis-je obtenir la formule de cette potion ? Que puis-je vous donner en échange ? »
Alger qui, visiblement, s’attendait à cette question, répondit d’une voix grave :
– « Au moins cent millilitres de sang de Requin Fantôme. »
Audrey acquiesça avec enthousiasme puis aussitôt, s’enquit :
– « Si je parviens à en trouver, je dis bien si, comment vous le remettrai-je ? Quelle garantie ais-je que vous me donnerez la formule en échange du sang et qu’est-ce qui me prouve qu’elle est authentique ? »
– « Je vais vous donner une adresse », répondit calmement Alger. « Lorsque j’aurai reçu le sang du Requin Fantôme, je vous enverrai la formule par la poste ou vous la communiquerai directement ici. Ce mystérieux monsieur étant témoin, je pense que nous pouvons nous faire confiance », dit-il en levant les yeux vers Zhou, toujours assis à la place d’honneur.
« Monsieur, le fait que vous nous ayez amenés ici montre que vous disposez d’une force incroyable et inimaginable. Aucun d’entre nous n’oserait violer une promesse dont vous êtes le témoin. »
– « C’est vrai! » Renchérit Audrey, les yeux brillants d’excitation. Nul doute que le témoignage de ce mystérieux gentleman aux capacités incroyables faisait autorité.
Elle se tourna vers lui et le regarda avec ferveur : « Je vous en prie, Monsieur, soyez le témoin de notre marché. »
Soudain, elle réalisa qu’elle avait manqué à ses devoirs de politesse et s’empressa de demander :
– « Pardonnez-moi, Monsieur, mais comment devons-nous nous adresser à vous ? »
– « C’est exact, Monsieur. Comment devons-nous vous appeler ? » Renchérit Alger.
Pris de court, Zhou tapotait doucement la table de bronze lorsque soudain, la séance de divination lui revint à l’esprit.
Il se pencha en arrière, croisa ses dix doigts sous son menton et eut un léger sourire :
– « Appelez-moi… » Il marqua une pause avant d’ajouter d’un ton calme et aimable : « Le Fou. »