Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 45 – Une affaire de meurtre
La pluie tombant depuis un moment, la route bétonnée était toute souillée. De chaque côté de la rue, deux lampes à gaz de la taille d’un adulte émettaient une lumière vive mais embuée en raison de l’humidité présente sur le verre.
Une voiture de location roulait dans la nuit parmi les piétons qui portaient soit un chapeau, soit un parapluie.
Appuyé contre la paroi, Klein admirait tranquillement les rues de Backlund dans cette ambiance nocturne.
Soudain, il sentit la température à l’intérieur de la voiture baisser de manière significative. Un vent froid et lugubre tourbillonnait.
Le jeune homme tourna la tête et vit son garde du corps, toujours dans sa robe noire, assise en face de lui. Il ne s’était pas rendu compte de sa présence.
– « Œil de Sagesse a senti ma présence », dit-elle d’une voix éthérée et songeuse.
Comme il fallait s’y attendre…
– « Il possède plusieurs objets mystiques, peut-être est-ce comme cela qu’il vous a ressentie », dit Klein qui n’en était pas surpris. « Je le soupçonne de faire partie d’une organisation. »
Sans cela, jamais son seul pouvoir aurait permis à Œil de Sagesse de collecter plusieurs objets occultes relativement puissants en trente ans à peine. Le Contre-amiral Hurricane Qilango, qui pourtant était l’un des sept amiraux pirates, n’avait que la Faim Péristaltique. Ceci dit, les critères de ce dernier étaient peut-être si élevés que les objets occultes ordinaires ne l’intéressaient pas. Après tout, la Faim Péristaltique faisait de lui un être complet quasiment sans faiblesses.
De plus, il doit y avoir une assez bonne explication à sa richesse. Il organise sans cesse des réunions et lorsqu’il trouve un objet occulte qui lui convient, il n’épargne rien pour l’obtenir. Il n’est pas si surprenant qu’il en ait plusieurs dans sa collection. (il soupira) C’est comme s’il avait une mine d’or chez lui ou était directeur d’une banque…
Klein s’abstint de mentionner qu’il avait deviné qu’Œil de Sagesse était soit membre de l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines, soit de celle du Dieu du Savoir et de la Sagesse, de crainte que Miss Garde du Corps ne comprenne qu’il n’était pas nouveau dans l’univers des Transcendants.
La blonde hocha légèrement la tête, comme si elle partageait les soupçons de Klein.
Soudain, la jeune femme fronça les sourcils et regarda par la vitre qui lui faisait face.
– « Une forte odeur de sang », dit-elle.
Une forte odeur de sang…
Perplexe, Klein regarda à son tour. Sous la bruine se dessinait une ruelle isolée à l’entrée de laquelle gisait une femme magnifiquement vêtue.
Au même moment, un piéton qui passait devant elle l’observa attentivement et poussa un cri.
Le cheval sursauta légèrement et le cocher, tirant sur les rennes, ralentit la voiture.
À la lumière du réverbère, Klein vit le visage pâle de la femme allongée sur le sol. Elle avait une profonde entaille dans le ventre et semblait avoir été évidée de ses organes internes.
Un sang épais et rouge sombre s’écoulait lentement sur le sol autour d’elle.
L’ancien Faucon de la Nuit qualifié se remémora aussitôt de nombreux cas similaires, la plupart du temps liés au culte du diable !
Or ce type de culte était presque toujours en relation avec d’antiques organisations, dont la première, la Secte des Sanctificateurs du Sang, avait fait son apparition à la Quatrième Époque !
D’après les archives, il s’agissait d’une alliance informelle née en raison du culte rendu aux démons et composée de plusieurs clans dits diaboliques tels que Nois, Andariel et Beria. Ceux-ci n’étaient pas subordonnés les uns aux autres.
Dans leur volonté de faire du prosélytisme pour la foi au diable, ils avaient commis de nombreux meurtres. À Tingen, Mme Orianna, la comptable des Faucons de Nuit, qui heureusement avait pu être sauvée, avait été l’une de leurs victimes.
Tous les crimes similaires, bien entendu, n’étaient pas nécessairement leur œuvre. En effet, beaucoup trouvant cette manière de faire plutôt géniale, ils s’étaient mis à les imiter.
– « Cela ressemble fort au modus operandi de la Secte des Sanctificateurs du Sang », chuchota Miss Garde du Corps dont la silhouette devint aussitôt translucide puis disparut. Elle ne se souciait pas de savoir si Klein la comprenait ou comprenait ce qui se passait.
La calèche avait déjà dépassé la scène de crime. Constatant l’arrivée de patrouilles de police, Klein renonça à descendre de voiture pour observer, préférant se comporter comme un simple citoyen qui passait par là.
Le Citoyen Moriarty…
La Secte des Sanctificateurs du Sang détient la voie du Crime, aussi appelée voie du Diable. On raconte qu’une fois passée la Séquence 7, tout Transcendant ayant choisi cette voie devient progressivement démoniaque. Mais cela ne se révèle que dans des circonstances bien définies…
Les Criminels de Séquence sont très puissants physiquement, ont un instinct aiguisé et de nombreuses capacités criminelles, mais leur conscience n’a pas encore disparu… La Séquence 8, connue sous son ancien nom de “ Sang-froid “ , s’appelle aujourd’hui “ Ange Sans Ailes “ . Cela signifie qu’à partir de ce moment, ils perdent toute conscience, se délectent de désirs maléfiques et leur corps n’ont plus grand-chose d’humain. Ils bénéficieraient également de certains des pouvoirs magiques du diable. Le Séquence 7, le Tueur en Série, maîtrise une bonne partie du savoir et des rituels relatifs au culte du diable. Ces Transcendants ont à cœur de lui plaire au moyen de meurtres en série spéciaux…
Quant aux Séquences suivantes, je ne les connais pas…
Tout ce qu’il savait de la Secte des Sanctificateurs du Sang et de la Voie du Diable défilait dans l’esprit de Klein. La pluie, dont on aurait dit qu’elle tombait plus fort, ruisselait sur les vitres et le monde autour de lui se faisait silencieux, incertain.
Quel est l’intérêt de réfléchir autant ? Il y a certainement des équipes de Transcendants pour s’occuper de ce genre de choses, des Punisseurs Mandatés peut-être, ou des Faucons de Nuit. Inutile de m’en soucier, se dit Klein en secouant la tête, riant intérieurement.
Lorsqu’il rentra chez lui, le jeune homme avait déjà oublié cette affaire de meurtre. Il alla frapper à la porte des Sammer et demanda à Mme Stelyn de prévenir Mary qu’elle pouvait venir chercher les preuves le lendemain après-midi. Cela fait, il fit sa toilette et parcourut les journaux pour se tenir informé de ce qui se passait en ville.
Le lendemain était un samedi. Klein prit tranquillement son petit-déjeuner, sortit chercher les photos qui venaient d’être développées et choisit celle où l’on voyait le mieux le visage de Doragu Gale et d’Erica Taylor, celle qui reflétait le plus leur passion.
Les photos rangées et avant que Mary n’arrive, il se rendit au poste de police de Rice et parvint à récupérer le montant de la caution, soit dix Livres.
Sur place, il croisa le vrai Sergent Faxine et se sentit un peu mal à l’aise.
Pour finir, il retira les 500 Livres qui restaient sur son compte. Une matinée bien remplie.
Avant de passer à la préparation du déjeuner, il remit à Miss Garde du Corps les 600 Livres qu’il lui devait encore, ne gardant sur lui que 146 Livres 8 Solis et 5 Pences, soit tout ce qui lui restait.
À part envers Mlle Justice, je n’ai pas d’autres dettes… Se dit-il en se faisant griller une côte à l’os qu’il arrosa de sauce au poivre noir.
Alors que, de bonne humeur, il savourait le goût de son steak cuit à point, la sonnette de la porte d’entrée résonna dans toute la maison.
Mme Mary ? N’est-ce pas trop tôt ?
Perplexe, Klein posa ses couverts, se dirigea vers la porte et attendit deux secondes que l’image du visiteur se forme dans son esprit.
C’était un gentleman à l’ancienne mode vêtu d’un pardessus gris clair, coiffé d’un haut de forme en soie et qui tenait à la main une canne noire et or. Il avait des yeux bleu vif et ses tempes étaient striées de blanc. De profonde rides marquaient son visage et ses muscles faciaux semblaient s’affaisser.
Klein ouvrit la porte :
– « Puis-je savoir qui vous cherchez ? »
– « Êtes-vous Sherlock, le détective Moriarty ? » Demanda le vieil homme avec un fort accent du Comté de Midsea.
Klein acquiesça et tandis qu’il le conduisait au salon, s’enquit :
– « Avez-vous une mission à me confier ? » Avant d’ajouter après une brève hésitation :
« Voulez-vous du café ? Du thé ? »
– « Une tasse d’eau chaude, s’il vous plaît », répondit le vieux monsieur qui avait ôté son chapeau en s’asseyant.
Parfait, quoi de plus simple… Peut-être devrais-je envisager de prendre un assistant pour servir le thé et nettoyer les lieux… L’esprit vagabond, notre détective se tourna vers la cuisine et rinça un verre.
Il déposa l’eau chaude devant son visiteur puis se dirigea vers son fauteuil et s’assit, mains croisées.
– « Comment dois-je vous appeler ? »
– « Millet Carter », répondit simplement le vieil homme.
– « M. Carter, que souhaitez-vous me confier ? » Demanda Klein sans autre préambule tout en activant sa Vision Spirituelle pour observer son client potentiel.
Ce vieux monsieur est en assez bonne santé. La couleur liée aux articulations de sa jambe gauche souligne un léger problème, probablement de l’arthrite… Le bleu de ses émotions révèle des pensées calmes et un soupçon d’anxiété… Se dit le jeune homme au premier coup d’œil.
Millet Carter prit la tasse de porcelaine blanche et en frotta la surface :
– « Le fait est que… j’ai acheté une maison rue Williams. Je suis originaire du Comté de Midsea et en raison de mes affaires, je compte vivre à Backlund de façon permanente. »
La rue Williams… Où se trouve-t-elle ?
Installé à Backlund depuis moins d’un mois, Klein, qui devait sans cesse consulter la carte ou se fier à son intuition, fit de son mieux pour paraître sérieux et digne de confiance.
Millet Carter le regarda et poursuivit :
– « Le bruit court que cette maison appartenait à un Vicomte en faillite. C’était il y a deux ou trois décennies. Plusieurs propriétaires se sont ensuite succédés et finalement, je l’ai achetée.
« J’envisageais de faire quelques rénovations de style moderne lorsque j’ai découvert au sous-sol une porte cachée conduisant à une grande structure souterraine. Considérant que cela pouvait être dangereux, j’ai temporairement fait cessé les travaux et empêché les ouvriers et les domestiques de l’explorer imprudemment. J’espère que vous pourrez m’aider à évaluer la situation à l’intérieur de cette structure souterraine. »
Une structure souterraine… Des ruines antiques ? Un trésor secret ? Klein réfléchit un moment :
– « Pourquoi n’avez-vous pas appelé la police ? Elle a cent fois plus de ressources mobilisables qu’un détective privé et vous apporteraient des résultats plus fiables. »
Millet Carter se frotta l’arête du nez.
– « Je ne veux pas que trop de gens soient au courant, surtout pas le gouvernement. Si j’acquiers la certitude que cet endroit ne présente aucun danger, j’envisage de l’utiliser comme partie intégrante de la structure et de la réaffecter.
« Je sais que le risque pour vous est grand et je suis prêt à payer 50 Livres pour cela. Mais vous ne pourrez pas avoir plus de trois assistants et selon les circonstances, je pourrai éventuellement compenser par la suite. »
50 livres, c’est plutôt bien payé… Si j’étais un détective ordinaire, cela équivaudrait à deux ou trois mois de revenus… Il vient d’arriver à Backlund et comme il ne connaissait pas de détectives, il a parcouru les journaux pour chercher qui engager et c’est ce qui l’a mené jusqu’à moi…
– « Laissez-moi y réfléchir », répondit le jeune homme, hésitant. Puis montrant du doigt une porte derrière lui, ajouta avec un sourire d’excuses : « Il faut que j’aille aux toilettes. »
Millet Carter hocha légèrement la tête et but une gorgée d’eau chaude.
Après avoir refermé la porte de la salle de bains, Klein regarda le miroir et sorti un penny de cuivre.
La présence de son garde du corps ne lui permettant pas de se rendre au-dessus du brouillard gris, il ne pouvait compter que sur ses compétences en matière de divination.
Je devrais accepter cette mission
…
Lorsqu’il eut répété sept fois cette sentence, il donna une pichenette à la pièce et la regarda retomber dans sa main, portrait du Roi vers le haut.
La réponse était positive.
Hochant légèrement la tête, notre détective murmura dans le vide :
– « Que vous dit votre intuition ? ».
La silhouette de la jeune femme apparut aussitôt dans le miroir.
– « Il existe un danger mais peu important. »
Très bien…
Klein rangea la pièce, se lava les mains et retourna au salon.
– « J’accepte cette mission », annonça-t-il à Carter avec un sourire.