Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 210 – Les vents se lèvent
– « Environ un mois en effet », répondit Aaron en repoussant ses lunettes à monture dorée.
Un mois ? Cela ne remonte-t-il pas à la période où vous étiez troublé par ces cauchemars en lien avec Will Auceptin ?
Quoique surpris et perplexe, Klein ne laissa pas paraître ses émotions.
En un clin d’œil, deux des divinations qu’il avait faites lui revinrent à l’esprit.
Will Auceptin se trouvait dans une pièce sombre et au dehors, on entendait couler de l’eau.
Était-ce un symbole du liquide amniotique ou du sang ? se demanda le détective dont le cœur se glaça.
Il venait de comprendre.
Il reporta son regard sur Dr Aaron, un regard indéchifrable.
Il soupçonnait sa femme de porter Will Auceptin, un Serpent de Mercure !
Dans la symbolique occulte, la tête et la queue du Serpent du Destin sont reliées, il se mord la queue, ce qui évoque de manière dissimulée le cycle du destin… Will Auceptin aurait-il pris l’initiative, pour fuir son ennemi, de lancer un nouveau cycle ? se demanda Klein, d’après ce qu’il savait.
Le Dr Aaron, qui n’avait rien remarqué de ce qu’il s’efforçait de dissimuler, lui dit en souriant :
– « Ce sera certainement un mignon petit gars. Quand il sera né, j’organiserai une fête pour célébrer son arrivée. Je compte sur vous pour être des nôtres le moment venu, Sherlock. »
– « C’est peut-être une fille », répondit le détective en souriant.
En toute honnêteté, il était curieux de voir la mine du Serpent de Mercure nouveau-né.
Cela dit, il était un peu effrayé et inquiet. Le Serpent de Mercure était tout de même la Séquence 1 de la voie du Monstre, une voie liée au destin, ce qui laissait supposer une lutte à qui deviendrait une divinité. Nul ne pouvait être certain que l’avenir serait un long fleuve tranquille, rempli de paix et de félicité.
J’ignore si c’est une chance ou non pour le Dr Aaron… Que Will Auceptin soit gentil est une chose, mais que les autres Serpents de Mercure le découvrent ou non en est une autre… Et comme Will n’a encore rien fait, il serait cruel d’en informer les Faucons de Nuit. J’ai toujours compris les Transcendants sauvages… Mieux vaut observer tranquillement depuis les coulisses et ne pas m’impliquer, à moins que je ne tire parti de la situation ? … Peut-être ai-je fait une erreur d’interprétation ? Peut-être que je réfléchis trop ? Si ça se trouve, Will Auceptin n’est pas un Serpent de Mercure ! L’enfant que porte Mme Aaron est peut-être tout à fait normal !
– « Une fille ? Ce serait encore mieux », répondit le médecin, visiblement impatient.
– « Avez-vous fait des cauchemars récemment ? », demanda Klein après réflexion.
Aaron prit un air sérieux :
– « Occasionnellement, mais ce n’étaient que des cauchemars classiques. Je n’en fais plus au sujet de Will Auceptin. Merci pour vos conseils, Sherlock. »
Non, non, non, ce n’est pas normal. En tant que guerrier du clavier, le peu que je sais en matière de psychologie me porte à penser qu’il serait naturel que vous rêviez de Will de temps à autre. Une réponse standard à la surstimulation. Avec tous les soucis qu’il vous a causés et l’impression qu’il vous a laissée, cela devrait se refléter dans vos rêves. Il serait donc normal que vous rêviez de temps en temps de lui, sans trop de détails, un simple rappel de ce qui s’est produit… se dit Klein avec une quasi-certitude.
Soudain, un bruissement se fit entendre.
Instinctivement, il regarda dehors. Un vent puissant dispersait l’obscurité, balayant du même coup la légère brume jaunâtre.
Les branches dépouillées de leurs feuilles se balançaient et la puissante rafale de vent laissait une trace claire au sud-est.
Quelques secondes plus tard, tout revint à la normale.
– « Il est rare de voir des vents aussi forts à Backlund en hiver. En tout cas, je ne me souviens pas avoir déjà vu une chose semblable », soupira Aaron en regardant par la fenêtre.
Ce n’est pas un vent ordinaire… Que se passe-t-il ?
Réprimant sa curiosité, Klein trouva un prétexte pour se rendre aux toilettes et procéder à une brève divination, mais il n’obtint aucune révélation pertinente.
Reléguant cette question au second plan, il s’apprêtait à se rendre au stand de tir pour s’entraîner lorsqu’un serveur en livrée rouge traversa le hall et lui dit respectueusement :
– « Un de vos amis demande à vous voir, M. Moriarty »
– « Qui ? » s’enquit Klein, surpris.
– « M. Ikanser Bernard. »
Le diacre qui se fait souvent « permanenter les cheveux » de force… Pourquoi cherche-t-il après moi brusquement ? Aurait-on fait de nouvelles découvertes ? se demanda le détective en se rendant immédiatement à la réception.
Ikanser enfonça son chapeau qui avait été repoussé par ses cheveux en bataille, s’approcha et dit à voix basse :
– « Les Punisseurs Mandatés ont retrouvé Jason Patrick Beria. »
– « Comment a-t-il été retrouvé ? » demande Klein, à moitié surpris et à moitié curieux.
D’après ce qu’il avait vu lors de sa séance de divination, Jason Beria avait toujours porté une peau humaine. Sa véritable apparence et son aura n’étaient pas celles qu’ils pensaient. Il était quasiment impossible qu’il ait été retrouvé facilement !
Ikanser examina l’endroit :
– « Je ne sais pas. On vient juste de m’en informer. »
Il lui indiqua du doigt un petit oiseau blanc qui se tenait sur l’arbre devant la porte.
Celui-ci se nettoyait tranquillement les plumes avec son bec.
Avant que Klein n’ait eu le temps de lui poser d’autres questions, Ikanser lui fit un compte rendu global de ce qui s’était passé.
« Les Punisseurs Mandatés ont trouvé des indices qui leur ont permis de localiser Jason. Cependant, le Diable a été averti du danger. Il a tué deux d’entre eux et s’est enfui avant même qu’ils ne l’approchent, ce qui a rendu furieux les hauts responsables de l’Église du Seigneur des Tempêtes dont Ace Snake, le Chantre de Dieu, qui est actuellement à sa poursuite. Vous avez probablement vu une rafale de vent à l’instant. Le Cardinal de l’Église du Seigneur des Tempêtes, c’est également l’Archevêque du diocèse de Backlund. »
Ça semble à la fois normal et étrange… D’après l’hypothèse que nous avons émises M. Stanton et moi, cela peut aussi être compris comme un moyen pour Jason, l’Apôtre du Désir, d’attirer les Transcendants de haute séquence…
– « Êtes-vous bien sûr qu’il s’agit de Jason Beria ? » demanda Klein après réflexion.
Ikanser prit un air grave et répondit d’un ton étrange :
– « Je vais tenter le coup ».
Il fit signe à Klein de le suivre et monta dans une grande voiture garée sur le côté de la rue. Il y avait là deux membres de la Conscience Collective des Machines.
Ikanser prit une profonde inspiration et sortit d’une poche spéciale de ses vêtements le miroir argenté aux étranges motifs.
Après avoir fait le nécessaire, il prit un air sombre et dit :
– « Honorable Arrodes, ma question est la suivante : Où se trouve actuellement Jason Patrick Beria ? »
Tout à coup, la lumière environnante s’altéra comme après une averse. Une image, aussitôt, se forma à la surface du miroir.
C’était un bateau fluvial dont la voile était hissée. Jason Beria, avec ses pommettes hautes, ses yeux bleus teintés de gris et ses cheveux soigneusement peignés, enfonça sa casquette, releva le col de son manteau et se précipita dans la cabine.
– « Il tente de fuir Backlund ! Le Chantre de Dieu semble se diriger vers les docks… », commenta une femme, membre de la Conscience Collective des Machines.
Ne prend-il pas trop de risques d’être repéré ? se demandait Klein.
Ikanser ne se préoccupait pas de tout cela ; toute son attention était concentrée sur la surface du miroir argenté.
Il n’y avait plus qu’à répondre, sachant qu’une mauvaise réponse ou un mensonge entraînerait une horrible pénalité.
Bientôt, des mots rouge sang apparurent sur le miroir :
« Si un homme que vous aimez se retrouve couvert de tumeurs, si sa peau se détache et qu’il n’est plus qu’un amas de chair et de sang, ou s’il est devenu un monstre, mais avec lequel il est encore possible de communiquer, l’aimeras-tu toujours ? »
Quelle question honteuse… Une minute ! Un homme ? Il s’en fallut de peu que Klein tourne la tête vers Ikanser.
– « Oui, mais je le tuerai de mes propres mains », répondit ce dernier.
« Voilà une réponse honnête », lut-il sur le miroir.
… Ce jeu de questions-réponses n’est rien d’autre qu’une audience publique… Se dit notre détective qui, pour un peu, se serait caché le visage.
Il regarda les deux autres membres de la Conscience Collective des Machines et ne vit rien d’anormal. À moins qu’ils ne fissent semblant.
– « J’ai l’impression que tout a été trop facile. Ce n’est peut-être pas le vrai Jason Beria… »
– « Mais c’est pourtant lui qui est visé », répondit Ikanser avec l’intention de ranger le miroir d’argent.
Klein réfléchit quelques secondes et dit en pesant ses mots :
– « Non, ce que je voulais dire, c’est que nous devons abandonner tout jugement ancré. Nous recherchons l’Apôtre du Désir et non Jason Beria. Il ne s’agit pas forcément d’une seule et même personne. En tant que détective, je me dois de souligner ce point. »
…
Un luxueux carrosse quitta le Parlement du Royaume situé sur l’Avenue du Roi.
La voiture couverte de tapis était équipée entre autres d’un lit, d’un canapé et d’une table. On aurait dit une chambre à coucher mobile.
Vêtu d’un uniforme d’amiral bleu sombre, Le duc Pallas Negan buvait, dans un verre en cristal poli, un vin rouge qui ressemblait à du sang.
– « Priez le Comte Hall de bien vouloir être mon invité demain. J’aimerais discuter avec lui de l’augmentation de la rémunération des ouvriers d’usine et de l’amélioration de leurs horaires de travail, ainsi que de la modification de la Loi sur les Pauvres. Ce sont des projets de loi qu’il a défendus ardemment ces derniers temps. Cela devrait beaucoup l’intéresser. Pourquoi l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle se sent-elle soudain concernée par de tels sujets ?
« Lorsque vous enverrez l’invitation, commencez par informer le Comte Hall des sujets dont je souhaite discuter. Les restrictions de propriété pour les élections sont nécessaires et ne peuvent être réduites, sans quoi ceux qui gèrent un grand nombre de travailleurs obtiendraient davantage de sièges. Par ailleurs, supprimez la récente attaque contre les districts électoraux invalides… »
Le secrétaire griffonna rapidement les ordres de Negan.
Lorsqu’il eut terminé, le Duc soupira : « Si je fais cela, c’est aussi pour le bien des nobles. Cependant, il y a de plus en plus de gens inutiles parmi nous et il y en a même un certain nombre qui doivent de l’argent aux magnats. »
La voiture ne tourna pas vers le Quartier de l’Impératrice Borough mais continua tout droit.
Étant le plus grand propriétaire de biens de tous les aristocrates après le roi, le Duc Negan avait de nombreuses maîtresses, mais au Royaume de Loen – relativement conservateur – cela le rendait vulnérable face à ses ennemis politiques. Par conséquent et malgré son statut, il lui fallait se faire discret lorsqu’il se rendait chez l’une d’entre elles. Mais apparemment, cela ne faisait qu’ajouter à son plaisir.
Ce jour-là, il avait de se rendre chez celle qu’il préférait depuis deux ou trois ans, une jeune fille qui venait d’avoir vingt ans.
Le Duc prit une bouteille d’une potion à base de poudre de momie et la but. Il ne put s’empêcher de toucher l’accessoire qui pendait à son cou, une conque d’un bleu sombre de la taille d’un pouce.
C’était un objet occulte que l’Église du Seigneur des Tempêtes lui avait spécialement remis après sa dernière tentative d’assassinat par Qilangos. Il lui suffisait de souffler dessus pour qu’Ace Snake, le Chantre de Dieu de la Cathédrale du Vent Sacré, l’entende et se verrouille sur lui.
Afin de se protéger, Negan avait même fait déménager ses maîtresses dans des résidences proches de la cathédrale.
La voiture avança lentement jusqu’à une maison extrêmement luxueuse. Au premier coup d’œil, on pouvait apercevoir, dans les jardins une serre de verre pleine de roses d’un rouge vif.