Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 200 – Des visiteurs
Au commissariat de Rice, dont dépendait la rue Minsk et les quartiers environnants…
Klein serra la main du policier qui l’avait escorté jusqu’à la sortie.
– « Cette lettre de menace est certainement liée aux précédents meurtres en série. Le grand Isengard Stanton, qui gérait notre équipe de détectives, a été attaqué cet après-midi même ! Vous devriez sérieusement considérer cette information. »
L’officier de police rétracta sa main :
– « Ne vous inquiétez pas, M. Moriarty. Nous tiendrons compte de votre suggestion et allons immédiatement faire remonter l’information en haut lieu. »
– « Merci beaucoup », répondit Klein en mettant son chapeau, après quoi il partit.
Après avoir vu les deux lettres de menaces et conscient de la provocation de celui qu’il supposait être le maître du chien démoniaque, Klein n’avait pas hésité à apporter les preuves au poste de police le plus proche pour signaler l’affaire. Au fond de lui, il espérait que celle-ci serait déléguée dans les plus brefs délais aux Punisseurs Mandatés ou aux équipes de la Conscience Collective des Machines, afin qu’il puisse être placé sous la protection des Transcendants officiels.
S’il n’avait plus aucune raison de conserver son titre de détective et s’il était tout à fait en mesure de quitter le 15 rue Minsk, de déménager et de changer d’identité, quelque chose lui disait que c’était exactement ce qu’attendait l’auteur de ces lettres. Celui-ci jouait sur la crainte qu’avaient les Transcendants “sauvages” d’être repérés pour le contraindre à fuir sous le couvert de la nuit et profiter de l’occasion pour lancer une attaque.
Il aurait pu m’attaquer pendant que je me rendais au poste de police pour signaler l’incident, c’était le moment idéal… Même chose que lorsque j’étais chez moi… Ce type a d’autres plans… pensait Klein en retournant chez lui, confus et méfiant.
Il n’était pas plutôt descendu de voiture qu’il aperçut, sous la bruine et à la lumière des réverbères, une silhouette qui rôdait devant sa maison. Si son cœur fit un bond, il se détendit aussitôt en reconnaissant le visiteur.
C’était Stuart, un détective privé mince et de taille moyenne qui était en adoration devant lui.
Je dois me montrer prudent… Et si les Séquences suivantes du Diable avaient un pouvoir similaire à celui du Sans-visage ?
Serrant bien fort sa canne, Klein s’approcha doucement et l’appela pour s’en assurer.
Tournant brusquement la tête, Stuart, nerveux, lui dit :
– « M. Moriarty, j’ai reçu une lettre de menace qui disait : ‘Vous allez tous mourir !’ »
– « Vous aussi ? »
Si Klein était surpris, il trouvait cela logique, Stuart faisant partie des détectives que Stanton avait réunis pour enquêter sur les meurtres en série.
Les yeux du visiteur s’élargirent :
– « Pourquoi ? Vous l’avez reçue vous aussi ? »
– « Oui », répondit Klein, l’air grave avant d’ajouter pour lui-même : Et pas qu’une…
– « Que dois-je faire ? Je suis allé rendre visite à M. Stanton et ayant appris qu’il avait été attaqué, je suis aussitôt venu vous voir. Le ciel soit béni, j’allais partir ! »
– « Allons discuter à l’intérieur », lui dit Klein, désignant la porte.
Une fois au salon et sous prétexte d’aller à la salle de bains, il se transporta au-dessus du brouillard pour procéder à deux divinations. La première pour confirmer que son visiteur était bien Stuart et la seconde pour savoir si un danger grave menaçait cette nuit-là. Les deux réponses furent positives, ce qui signifiait que Stuart était bien celui qu’il disait être, mais que cette nuit allait être incroyablement dangereuse.
Cela dit, les choses n’allaient pas nécessairement se produire sous les yeux de Klein, quelqu’un pouvant très bien être secrètement éliminé. C’étaient là les limites de la divination. Il ne pouvait obtenir que des révélations partielles et non une réponse complète. Il lui était impossible d’obtenir des précisions.
Par ailleurs, les limitations dans le domaine occulte ne pouvaient être compensées par des techniques telles que l’exclusion ou la dichotomie.
De retour dans le monde réel, Klein appuya sur le bouton mécanique de la chasse d’eau, se lava les mains et sortit.
– « Stuart, voulez-vous du café ou du thé ? » demanda-t-il d’un ton posé.
Son visiteur se leva :
– « Rien. Nous devrions d’abord discuter du problème. J’ai reçu de nombreuses lettres de menaces dans le passé, mais jamais comme celle-ci. Il a dû les écrire avec du sang ! Mon intuition me dit qu’il va certainement passer à l’action et qu’il en a la capacité !
« Au fait, ne serait-ce pas lui qui a attaqué M. Stanton ? »
– « Je pense que si », répondit Klein, stoïque, avant de s’asseoir. « Cela a probablement un rapport avec les précédents meurtres en série. Ce qui nous relie, vous, moi et M. Stanton, c’est cette affaire. »
La réaction de Stuart est un peu trop extrême… Est-ce ce qui est arrivé à Stanton qui l’effraye à ce point ? se demanda-t-il en observant attentivement son visiteur.
Son attitude étant communicative, Stuart s’était considérablement apaisé. Il se rassit et répondit d’un air pensif :
– « On dirait bien… »
Il n’avait pas fini de parler qu’un tintement retentit :
On sonnait à la porte.
Stuart sursauta tel un oiseau effrayé.
Les sourcils froncés, Klein lui lança un regard, puis se leva et se dirigea vers la porte.
À peine eut-il touché la poignée qu’il vit mentalement qui étaient ses visiteurs, à savoir Kaslana – dans son manteau de tweed gris – son assistante aux cheveux roux et quelques hommes qu’il avait le sentiment de connaître.
Ce sont tous les détectives privés que M. Stanton a réunis…Je m’y attendais…
Il ouvrit la porte et recula de deux pas.
Les sourcils broussailleux et les joues légèrement tombantes, Kaslana jeta un coup d’œil à Klein, à Stuart, puis alla droit au but :
– « Nous avons tous reçu la même lettre de menace. J’imagine que vous aussi ? »
– « En effet », répondit gravement Klein.
Kaslana poussa un soupir sous forme de brume blanche.
– « Le seul point commun entre nous, c’est que nous faisions partie de l’équipe constituée par M. Stanton pour prendre part à l’enquête sur les meurtres en série. »
– « C’est aussi mon avis », répondit Klein. « Entrez, nous en parlerons à l’intérieur. »
Pendant que les six détectives s’installaient, Klein fit une rapide analyse des intentions du maître du chien démoniaque.
Une telle agitation ne tardera pas à attirer l’attention des organisations Transcendantes officielles. Qui sait si ce n’est pas un puissant demi-dieu qui garde ce secteur. Comment entendit-il se venger ?
Il joue la carte de la provocation en incitant les militaires et les Transcendants des trois Églises à envoyer des gens pour protéger tous ces détectives privés. Les Transcendants officiels ne laissant rien passer, ils vont s’épuiser à courir ainsi dans tous les sens. Tout ça pour se venger de la cible principale de l’attaque qui a eu lieu à l’époque ?
Ce faisant, il pourrait même tuer certains Transcendants officiels…
Pour ce qui est des détectives privés, il va attendre qu’ils relâchent leur vigilance pour passer à l’action…
Cela dit, s’il trouve une opportunité, il ne la laissera certainement pas passer…
Concernant les Diables, capables de pressentir le danger, c’est un moyen qui fait appel à leurs forces.
Cependant, il y a beaucoup d’experts au sein des trois Églises, de l’armée et de la famille royale et ils possèdent de nombreux Artefacts Scellés. Ils ne manquent pas de demi-dieux ni d’artefacts de grade 0 ou 1. Le maître du chien démoniaque a-t-il vraiment la certitude qu’il n’existe aucun pouvoir ou objet capable de restreindre sa force ?
Non, il ne s’y risquerait pas.
Les pouvoirs officiels, en particulier les Faucons de Nuit, les Punisseurs Mandatés et la Conscience Collective des Machines, combattent les démons depuis un nombre incalculable d’années. À la Quatrième Époque, déjà même à la Troisième, les actes similaires ne manquaient pas.
Le maître du chien diabolique est tout au plus un Séquence 5. Il pourrait être mis en pièces par un demi-dieu ou un terrifiant Artefact Scellé. Comment ose-t-il encore tenter de telles choses ?
On pourrait supposer aussi qu’il joue avec les officiels et ceci sans agir…
Il y a une autre possibilité. Par le biais de ces lettres de menace, il parvient à rassembler plus de la moitié des cibles. Puis, jouant sur les contrepoids des organisations officielles Transcendantes, et les tendances procédurales et bureaucratiques, il gagne du temps…
L’attaque contre M. Stanton a certainement été confiée à la Conscience Collective des Machines qui est chargée des affaires surnaturelles survenant dans le Quartier de Hillston alors que ce sont principalement les Faucons de Nuit qui ont tué le chien diabolique. La communication entre ces deux organisations laisse à désirer en ce qui concerne les détails…
Cela dépend peut-être aussi des croyances de M. Stanton… En quelle divinité croit-il ? Je ne pense pas le savoir, je ne peux donc rien dire…
En bref, avec autant de détectives privés vivant dans des quartiers différents et ayant des croyances différentes, la répartition des compétences est un problème épineux. Les opérations conjointes ne sont pas si faciles à mettre en place.
Actuellement, nous ne sommes protégés que par deux ou trois groupes de Transcendants officiels, tout au plus de niveau Diacre, donc qui n’utilisent pas d’Artefacts Scellés particulièrement puissants ou dangereux. Un demi-dieu de Haute-Séquence n’aurait pas jeté si vite son dévolu sur nous.
Cela laisse une chance au maître du chien diabolique.
Même si trois ou quatre groupes de Transcendants officiels sont à même d’éliminer un ou plusieurs Séquence 5, s’il sait tirer parti de la situation, il y a de bonnes chances pour qu’il parvienne à s’échapper.
En à peine vingt à trente secondes, Klein avait émis deux ou trois hypothèses et donné un premier avis sur chacune d’elles.
Repensant à sa séance de divination selon laquelle quelque chose de grave menaçait ce soir-là, il referma la porte, retourna au salon et demanda aux détectives dont certains étaient assis, d’autres restés debout :
– « Avez-vous appelé la police ? »
Pratiquement la moitié des personnes présentes à l’époque sont réunies ici… se dit-il.
Kaslana prit la parole pour l’ensemble du groupe :
– « Certains d’entre nous l’ont fait, d’autres ont tenté d’aller voir M. Stanton ou des amis proches. Finalement, nous nous sommes tous réunis et avons décidé de venir vous trouver, car vous êtes un grand détective. »
Klein hocha doucement la tête.
– « Ne vous alarmez pas outre mesure », dit-il à dessein. « Celui qui a envoyé cette lettre veut certainement venger ce tueur en série, mais il est pour ainsi dire seul. Tout au plus a-t-il un ou deux complices. De notre côté, nous sommes huit détectives, tous doués pour le combat et le tir. Pourquoi aurions-nous peur de lui ?
« Du reste, nous n’étions pas les seuls à travailler pour M. Stanton. Il doit en être de même pour tous ceux qui ont reçu une lettre de menaces. Simplement, ils ne se sont pas joints à vous ni ne sont venus me voir. »
Kaslana et son assistante Lydia prirent un air dubitatif, comme si quelque chose les taraudait.
L’un des détectives prit une profonde inspiration.
– « Monsieur Moriarty, il se peut que vous ayez raison et que nous n’ayons pas à le craindre. Mais c’est un sinistre serpent tapi dans l’obscurité. Nul ne sachant à quel moment il va passer à l’attaque, nous n’avons aucun moyen de nous y préparer. De plus, il pourrait vouloir du mal à nos familles. »
– « À nos familles ? »
– « Oh, ma femme ! »
– « Pas mon petit ange ! »
Submergés par l’émotion, les détectives présents réagirent avec démesure.
Debout derrière Klein, Stuart tremblait de peur et de colère.
– « Non, pas ça… » murmura-t-il, perdant presque le contrôle de ses émotions.
Alors que Klein et Kaslana tentaient de ramener le calme, Stuart sortit soudain son arme et la dirigea vers la tête de Klein.
Les yeux vitreux, il semblait ne plus pouvoir maîtriser ses émotions.