Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 191 – Investie d’une mission
Quartier Ouest, Hôtel Carlpensa…
Fors raccompagna Lawrence jusqu’à sa chambre et l’allongea sur le lit.
L’hôtel était plutôt luxueux, avec partout d’épais et doux tapis de teinte gris-jaune, excepté dans les toilettes. Sur les murs étaient accrochées des imitations de célèbres peintures à l’huile.
Le souffle court, Lawrence lui dit :
– « Merci, Mlle Wall. Veuillez pardonner à un mourant de ne pas pouvoir vous saluer. »
– « Non, M. Lawrence, votre problème s’est atténué. J’étais médecin autrefois et je peux vous assurer que vous avez encore de la vie devant vous. Lorsque vous vous serez reposé, nous irons dans une clinique ou un hôpital », répondit Fors pour le réconforter.
Lawrence eut un sourire :
– « Ne prenez pas la peine de me rassurer, je connais parfaitement mon état. Et puis, je suis un astrologue amateur. J’ai eu la prémonition que j’allais mourir ici, dans cet hôtel de Backlund. »
Hormis quelques dissimulations superficielles, tout ce qu’il disait était la vérité. À près de quatre-vingts ans, il n’était plus ce jeune homme robuste et fougueux d’autrefois. Sans les potions de Séquence qui soutenaient sa constitution, il serait peut-être déjà au cimetière.
À l’origine, Lawrence pensait pouvoir vivre encore dix ans, mais qui aurait pensé qu’il se heurterait à une rébellion causée par l’ancien Voyageur Botis. Il avait été grièvement blessé par l’Ordre Aurora et ses descendants étaient tous morts au cours de cette catastrophe.
Cela lui avait porté un tel coup qu’il avait failli ne pas s’en remettre. Le fait de rechercher ses frères et leurs descendants à Backlund pour apprendre leur mort avait rudement affecté son bien-être mental.
Tout cela aidant, Lawrence avait clairement le sentiment que sa vie touchait à sa fin.
Il avait prévu de retourner déposer un bouquet de fleurs sur les tombes de Laubero et d’Aulisa, puis de rentrer aussitôt et d’aller trouver les autres membres du Conseil des Anciens pour mettre les choses en ordre avant sa mort. Mais étant donné son âge, il ne pouvait présager de son état.
Sans attendre la réponse de Fors, Lawrence fouilla péniblement dans la poche intérieure de son manteau entrouvert et en sortit un carnet de la taille d’une paume. Sa couverture cartonnée vert bronze lui conférait un aspect très vieux.
Dessus était écrit en ancien Feysac : Je suis venu, j’ai vu, j’ai consigné.
Le vieil homme posa le carnet sur la couette, juste devant sa poitrine et prit une profonde inspiration.
– « Mlle Wall, si je meurs ici, pourriez-vous l’envoyer pour moi à Pritz Harbor ? »
– « Vous allez vous en sortir, M. Lawrence », insista Fors en jetant instinctivement un coup d’œil au carnet.
Peu épais, il se composait de trois sortes de papiers. Quelques pages à peine de parchemin jauni, un volume un peu plus important de pages en peau de chèvre d’un brun-jaunâtre et la plupart en papier blanc ordinaire.
Lawrence sourit et répéta avec beaucoup de difficulté :
– « Ce que je veux dire, Miss. Wall, c’est : puis-je compter sur votre aide ? »
– « Pritz Harbor n’est pas loin, ce n’est même pas un voyage. S’il faut faire vite, je peux même faire l’aller-retour en train en une demi-journée », répondit Fors.
Lawrence poussa un soupir de soulagement et son moral parut remonter légèrement.
– « Après ma mort, attendez dix minutes. Récupérez l’objet lumineux sur mon corps, puis remettez le, accompagné de ce carnet, à Dorian Gray, Association des Pêcheurs de Pritz Harbor. Vous trouverez dans mon portefeuille quarante-deux Livres en liquide. Ils sont pour vous, à titre de dédommagement et pour vous exprimer ma gratitude. Quant à mes vêtements, qu’ils soient réduits en cendres avec moi. »
– « Vous n’avez rien à me donner. Tout ira bien, M. Lawrence », dit Fors qui le pensait vraiment.
Comme s’il ne l’avait pas entendue, Lawrence murmura pour lui-même : Dorian vous donnera peut-être plus, mais cela dépend de vous… Je vous crois. Avec ce que vous avez fait pour Aulisa, j’ai pu voir que vous étiez une bonne fille…
Il parut soudain redevenir lucide et dit à Fors :
– « Melle Wall, pourriez-vous descendre me chercher de l’eau ? Je ne sais pas quand le garçon d’étage passera. »
– « Pas de problème. »
Sans réfléchir, la jeune femme prit une carafe et quitta la chambre.
Elle avait à peine fait quelques pas qu’elle eut soudain l’impression que quelque chose n’allait pas. À en juger par le poids de la cruche qu’elle tenait à la main, celle-ci était encore bien pleine.
Elle s’apprêtait à faire demi-tour pour poser la question au vieil homme lorsqu’elle ressentit soudain une forte fluctuation d’énergie spirituelle venant de la chambre.
Fors se figea un instant, puis comprit ce que M. Lawrence avait l’intention de faire.
À l’approche de la mort, sentant clairement que quelque chose n’allait pas dans son corps, il craignait de perdre le contrôle et de se transformer en monstre.
Comme il voulait mourir humain, il avait choisi de mettre fin à ses jours.
C’était la dernière des décences pour un Transcendant.
S’il était devenu un monstre, tous ses plans auraient été réduits à néant.
Pleine de tristesse, Fors attendit une dizaine de minutes avant de pousser la porte de la chambre.
Lawrence était allongé sur le lit, silencieux, et semblait avoir considérablement vieilli. Près de lui se trouvait un “diamant” de la taille d’un œil.
Celui-ci renvoyait la lumière qui pénétrait par la fenêtre. C’était aussi beau que le rayonnement des étoiles.
Avec un soupir, la jeune femme procéda à un examen minutieux et conclut que le vieil homme était mort d’un arrêt cardiaque tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
…
Quartier de Cherwood, au 15, rue Minsk.
De retour chez lui et après s’être reposé un moment, Klein se transporta au-dessus du brouillard avec l’intention de procéder à une divination au sujet de Will Auceptin.
Il fit voler la grue de papier depuis le tas de bric-à-brac dans le coin de la salle jusqu’à la longue table devant lui, puis décrocha le pendentif de topaze enroulé autour de sa manchette.
Le pendule dans sa main gauche, Klein se mit en état par le biais de la Méditation et se remémora ce qu’il avait vu dans les bois aux alentours du cimetière.
Il n’avait peut-être pas remarqué certains détails, mais sa spiritualité n’en avait certainement négligé aucun. Il comptait essentiellement sur ce point pour ce qui était de cette séance de divination et sur le brouillard gris pour éliminer toute interférence.
Ses préparatifs terminés, le jeune homme prit un parchemin en peau de chèvre et écrivit : Will Auceptin est vraiment mort.
Puis il posa la main sur la grue de papier près de la phrase de divination, de sorte que la topaze effleure presque les mots.
Après être entré en Méditation et avoir accompli toutes les étapes requises par la radiesthésie, Klein rouvrit les yeux pour voir ce qu’il en était.
Le pendule tournait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, à une fréquence rapide et avec une amplitude élevée.
La réponse était non ! Will Auceptin n’était pas vraiment mort !
C’est… Klein en fut surpris, mais cela semblait correspondre à ce à quoi il s’attendait.
Il réfléchit un moment, puis modifia l’énoncé divinatoire en : Ce cadavre est bien celui de Will Auceptin.
Cette fois, le pendule lui donna une réponse positive.
Une idée lui ayant traversé l’esprit, il écrivit une troisième déclaration : Le corps de Will Auceptin va ressusciter.
Au bout de quelques instants et après la procédure d’usage, le jeune homme vit le pendule tourner à grande vitesse dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Le cadavre ne ressusciterait donc pas ; ou en d’autres termes, pas de réanimation !
Il semblerait que ce garçon ait, volontairement ou par contrainte, abandonné son ancien corps et qu’il survive d’une autre manière… Cela aurait-il un rapport avec le Serpent de Mercure ?
Klein tenta d’obtenir des informations complémentaires, entre autres l’état actuel de Will Auceptin , mais n’y parvint pas.
Il fit alors appel à la divination par le rêve et demanda : Où se trouve actuellement Will Auceptin . Il revit alors une pièce sombre et entendit le bruit de l’eau qui court, mais avec un ressenti quelque peu différent.
Oublie, se dit-il. Inutile de perdre davantage de temps avec ça. De toute façon, je n’ai pas l’intention de m’impliquer dans cette histoire…
Sur ce, il rangea son pendule et se prépara à retourner dans le monde réel.
Suite à la divination qu’il venait de faire et à tout ce qui s’était passé auparavant, il avait pu établir une hypothèse au sujet de Will Auceptin, mais qu’il n’avait pas la possibilité de vérifier.
Il soupçonnait l’enfant d’être un autre Serpent de Mercure !
Le Serpent de Mercure étant de Séquence 1, il pouvait en exister jusqu’à trois simultanément !
Ce Serpent, qui manipulait naturellement le destin, avait le pouvoir de localiser la Projection Astrale d’Aaron à travers la grue de papier et de lui faire de fausses révélations. Nul doute qu’il avait également la capacité de modifier le destin d’une personne.
Pour une raison inconnue, Will Auceptin s’était affaibli et étant sous la menace du second Serpent de Mercure, il n’avait agi que dans le but d’échapper à son homologue.
Quant à la raison de leur conflit, l’explication était simple :
Tant qu’il n’y avait pas de Séquence 0, trois Séquence 1 pouvaient coexister, mais il suffisait que l’un d’eux passe Séquence 0 et il n’y aurait plus de Séquence 1 !
La formule de potion de l’Empereur Noir était une parfaite illustration de cette réalité.
L’un des principaux ingrédients de la recette était : deux caractéristiques Transcendantes provenant d’un Prince du Désordre, celui-ci étant la Séquence 1 de la voie de l’Empereur Noir.
Donc en tant que Séquence 1, si l’on voulait passer à la Séquence 0, il fallait récupérer les caractéristiques Transcendantes des deux autres Séquences 1 de la même voie !
De fait, Klein avait de plus en plus peur de s’impliquer dans le cas Will Auceptin.
Si ma déduction est exacte, il s’agirait d’un véritable “combat entre divinités” et je ne peux me permettre de m’en mêler…
Son énergie spirituelle l’enveloppa et il disparut de l’antique palais.
…
Dans une maison discrète du Quartier de l’Impératrice avait lieu, comme prévu, la réunion de Transcendants organisée par M. A.
Fors et Xio, qui s’étaient changées, accompagnèrent le Vicomte Glaint – qui portait un masque noir – dans la salle. Ils choisirent un siège au hasard et s’assirent.
Avant que la réunion n’ait officiellement commencé, le Vicomte nota ce dont il avait besoin à l’attention des assistants et pria la Déesse pour avoir une réponse.
Toujours aussi alanguie, Fors avait – ce qui était rare chez elle – couvert sa tête d’une capuche dont les ombres dissimulaient son visage.
Elle pensait à M. Lawrence.
Elle savait très bien ce qu’était ce “diamant” de la taille d’un œil. Il s’agissait de la caractéristique Transcendante du vieil homme, mais pour le moment, elle était incapable de savoir à quelle Séquence elle appartenait.
La jeune femme avait rapidement feuilleté le carnet et constaté que de nombreuses pages étaient encore vierges. Le reste était rempli de toutes sortes de symboles étranges, bizarres, mystérieux et de signes magiques dont elle n’avait aucune idée de la signification.
C’est sans importance. Ce qui compte, c’est que je tienne ma promesse… Pensait-elle.
Soudain, M. A, qui était assis sur un canapé à une place et portait une capuche démesurée, annonça d’une voix rauque :
– « J’ai une mission. Aidez-moi à trouver des gens qui croient à celui qu’on appelle Le Fou. »
Fors retrouva aussitôt ses esprits.