Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 189 – Excavation
Klein leva brusquement la tête et regarda vers la porte.
Qui cela peut-il bien être ?
Il avait l’impression d’être atteint d’une maladie : la peur d’entendre sonner à la porte, maladie aux symptômes identiques à ceux que, sur Terre, il éprouvait quand il redoutait la sonnerie de son téléphone portable.
Le jeune homme posa son journal et son magazine, regarda son assiette vide totalement nettoyée, se leva et se dirigea vers l’entrée.
Avant même d’avoir touché la poignée de la porte, il sut que c’était le Dr Aaron.
N’avez-vous pas de travail ? marmonna Klein en ouvrant.
– « Bonjour, Aaron », dit-il en souriant. « Le brouillard est bien gris aujourd’hui. »
Si Aaron semblait toujours aussi froid, on pouvait également lire sur son visage de l’anxiété et de la peur.
Il repoussa ses lunettes à monture dorée et, sans prendre la peine de le saluer, lui dit sans détour :
– « Sherlock, j’ai fait un autre rêve ! J’ai encore rêvé de Will Auceptin ! »
Ah ? Klein manqua de rester figé sur place.
Quelque chose ne va pas ? J’ai emporté la vraie grue de papier avec moi, au-dessus du brouillard, et les Faucons de Nuit ont celle que j’ai confectionnée. Vous rêvez encore de Will Auceptin avec une grue mal pliée faite par un Faucon de Nuit ? Ce n’est pas scientifique… ou plutôt, ce n’est pas ésotérique…
Le jeune homme prit un air sérieux :
– « Le même rêve ? »
– « Non, il n’était pas si effrayant cette fois », répondit Aaron qui avait retrouvé un peu de son calme. « J’ai rêvé du cimetière Grimm. Vous connaissez, non ? »
– « En effet. ».
Il avait un jour surpris un groupe d’étudiants et un passionné d’occultisme totalement débutant, un dénommé Kapusky, en train de se livrer à une danse spirituelle devant le cimetière Grimm. Par la suite, ce dernier lui avait remis un autre sifflet de cuivre pouvant être utilisé pour convoquer un messager.
Aaron prit une grande bouffée d’air froid et poursuit :
– « J’ai rêvé des bois devant le cimetière Grimm, en particulier d’un bouleau dont une couche d’écorce avait été décollée. Will Auceptin était assis sous cet arbre et me regardait tranquillement. »
– « Et ensuite ? »
Aaron secoua la tête.
– « Le rêve se termine là. »
Quelle étrange affaire… Le rêve du Dr Aaron n’aurait donc rien à voir avec la grue de papier ? Non, car dans ce cas, il ne se serait pas modifié après l’échange des origamis. De plus, j’ai procédé à une divination avec la grue au-dessus du brouillard et obtenu des révélations…
– « Ceci dépasse ma compréhension. Qu’attendez-vous de moi, Aaron ? » demanda Klein d’un ton mesuré.
Le chirurgien expira une bouffée d’air chaud qui se dispersa en une brume blanche.
– « Je voudrais aller faire un tour à cet endroit situé à proximité du cimetière et je voudrais le faire maintenant, pendant qu’il fait encore jour. Pourriez-vous assurer ma protection pour une Livre ? »
Il veut voir l’endroit de son rêve maintenant ? Il ne verra sans doute rien de très étrange de jour…
– « Je veux bien accepter votre requête », répondit Klein après réflexion. « Mais je vous suggère de retourner à la cathédrale et de raconter votre rêve à l’évêque que vous connaissez. »
Aaron accepta, puis prit un air dubitatif :
– « Pourquoi me suggérez-vous toujours de me rendre à la cathédrale ? Je sais, vous m’avez déjà expliqué, et c’est très logique, que si des pouvoirs occultes existent en ce monde, les Églises, qui conduisent l’humanité, ont nécessairement les pouvoirs les plus forts. Si par contre ce n’est pas le cas, on peut toujours trouver à l’Église un réconfort psychologique et des relations pertinentes. Mais pourquoi me conseiller de m’y rendre pour quelque chose que l’on ne saurait considérer comme particulièrement étrange ? »
Klein réfléchit deux secondes, puis prit un ton sérieux :
– « Je suis détective. Ayant été confronté à de nombreux phénomènes inhabituels, je connais bien la nature particulière de l’Église. Je sais aussi quand il faut demander de l’aide. »
– « Vraiment ? » fit Aaron qui l’écoutait gravement.
Klein esquissa un sourire :
– « Je plaisantais. Calmez-vous, Aaron. Je vais d’abord me changer…euh… et aussi faire ma vaisselle. »
Ayant longuement discuté à la porte avec le chirurgien sans avoir pris le temps de mettre son épais manteau, il était un peu frigorifié en raison du vent glacé.
Saisissant l’occasion, le jeune homme se rendit à la salle de bains, se transporta au-dessus du brouillard et fit appel à la divination pour connaître le degré de danger de cette mission. La réponse qu’il reçut fut qu’il n’y avait quasiment aucun risque.
Dans le cas contraire, il avait prévu de refuser la mission en prenant comme prétexte l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle.
…
Quartier de Hillston, dans la Cathédrale de la Myriade d’Étoiles…
– « Sherlock, pourquoi n’engagez-vous pas une domestique ? En tant que grand détective, vous pourriez même vous permettre d’en avoir plusieurs », dit le chirurgien en précédant Klein vers la plus grande cathédrale du quartier relevant de l’Église de la Déesse de Le Nuit Éternelle.
Il aurait bien voulu lui poser la question lorsqu’ils étaient en voiture, mais n’avait pas trouvé l’occasion d’aborder le sujet.
Klein eut un soupir.
– « Aaron, laissez-moi vous raconter une histoire. Un détective avait engagé deux femmes de chambre, un cuisinier et un assistant. Il se débrouillait plutôt bien, mais un jour, lors d’une mission où il avait identifié le meurtrier – un homme particulièrement sauvage et cruel – celui -ci s’est introduit chez lui avec l’intention de se venger.
« Le détective, qui était expert en combat, s’en est sorti avec de légères blessures mais par sa faute, deux de ses domestiques sont morts. Comprenez-vous ? »
– « Je vois » répondit le chirurgien d’une voix teintée d’un soupçon d’empathie. « J’ignorais, Sherlock, que vous aviez vécu quelque chose de semblable. »
Le regard rivé devant lui, Klein laissa échapper un long soupir.
Le personnage central n’a rien à voir avec moi. Ce n’est qu’une histoire que je viens d’inventer… Je ne peux tout de même pas vous révéler que je suis impliqué dans de nombreuses affaires étranges et occultes. Il y aura toujours dans ma maison des secrets inavouables, aussi est-il préférable pour moi de n’engager personne…
Le ménage, chez lui, était fait deux fois par semaine, principalement par la femme de chambre de Mme Stelyn Sammer. Cela se limitait aux tâches les plus élémentaires et chaque intervention lui coûtait un Soli.
Tout en parlant, ils étaient entrés dans le hall de la cathédrale de la Myriade d’Étoiles.
Il était sombre, silencieux et dépourvu de bougies, tout à fait en accord avec le style de l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle.
Devant se trouvait un autel sur lequel était gravé un Emblème Sacré. À l’exception des étoiles, incrustées de perles auto-éclairantes et de la lune cramoisie faite de rubis, tout le reste était plongé dans l’obscurité.
Au premier coup d’œil, tous ces points de lumière et cette lune pourpre conféraient à l’endroit un aspect particulièrement sacré.
Mais de l’avis de Klein, sa conception ne valait pas celle de la cathédrale Sainte Séléna de Tingen où il faisait nuit noire et où seuls des trous de la taille du poing, situés à l’avant, laissaient pénétrer la lumière. On aurait dit un ciel étoilé, ce qui avait le don de susciter une profonde fascination.
Le problème avec ce style de conception, c’est que la nuit, l’effet disparaît… pensa Klein en prenant un siège au hasard.
Il ôta son chapeau et prit appui sur sa canne de bois noire tandis qu’Aaron descendait l’allée menant au confessionnal à la recherche de l’évêque.
Assis dans cette grande salle et alors qu’il observait les gens en prière, Klein sentit son cœur s’apaiser.
Maintenant que j’y pense, ce n’est que la troisième fois que j’entre dans la cathédrale de la Déesse… se dit-il avec un petit rire d’autodérision.
…
Comté de Winter, dans la cathédrale de la Sérénité…
Léonard Mitchell enfila son coupe-vent noir, mit ses gants rouges et entra chez Crestet Cesimir, le diacre de haut rang.
– « Félicitations », lui dit celui-ci en traçant une lune sur sa poitrine. « Vous voilà officiellement devenu un Gant Rouge. Que la Déesse vous bénisse. »
Son haut col, comme d’habitude, dissimulait sa bouche.
– « Louée soit la Déesse. Tout l’honneur est pour moi », répondit Léonard en levant sa main droite pour tracer quatre points dans le sens des aiguilles d’une montre.
Cesimir alla droit au but.
– « Conformément à votre demande, je vous ai placé dans l’équipe de Soest, un Pacificateur d’Âme qui possède un objet occulte. J’ai donné l’ordre que l’on vous prépare l’arme Transcendante dont vous aurez besoin.
« Votre équipe sera chargée d’un cas d’invocation de démon et vous prendrez en compte certains indices pour effectuer la recherche, comme par exemple des cas consécutifs qui se sont produits à Backlund et des questions liées à un rituel de tarot. »
– « Bien, Révérend Cesimir », répondit Léonard qui n’y voyait aucune objection, tout en pensant : Ce sera le début de ma vengeance…
…
Quartier West, à la périphérie du cimetière Grimm…
Klein et le docteur Aaron se promenaient depuis un bon moment dans les bois aux alentours. De temps à autres, la poussière gris-blanc les faisait tousser.
– « Cet arbre n’existe peut-être pas. Les rêves ne reflètent jamais entièrement la réalité », dit Aaron, qui n’était plus très sûr.
Heureusement que j’ai un don pour trouver ce que je cherche… pensa Klein.
Indiquant une direction de sa canne, il lui dit :
– « Allons, un dernier effort. Allons jeter un coup d’œil là-bas. »
– « Entendu », répondit le chirurgien qui reprenait son souffle.
Après une courte marche, Aaron s’arrêta brusquement et tendit le doigt en diagonale devant lui :
– « Là-bas, là-bas ! »
À une douzaine de mètres de là se dressait un bouleau dont un anneau d’écorce manquait. On aurait dit qu’il les attendait.
– « C’est exactement celui que j’ai vu en rêve », dit Aaron avec conviction.
Klein sourit, un peu méfiant :
– « Mais pas de Will Auceptin. »
Le médecin s’approcha du bouleau, fronça un moment les sourcils, puis brusquement, indiqua le côté de l’arbre :
– « Will était assis ici et il montrait du doigt le sol en dessous ! »
Le sol ? Klein observa l’herbe à peine flétrie.
– « Vous voulez creuser ? »
Aaron acquiesça.
– « Puisque nous avons trouvé l’endroit, nous devons savoir ce qu’il cache. Sherlock, allez emprunter deux pelles au cimetière. »
– « Mieux vaut que vous y alliez et que je reste ici. Je crains qu’il ne vous arrive quelque chose », répondit Klein, prudent.
– « D’accord », dit Aaron qui quitta aussitôt les bois.
Au bout d’un moment et contre une petite somme d’argent, il revint avec trois pelles, un gardien et ils se mirent à creuser.
Soudain et alors que l’on commençait à apercevoir quelque chose dans le sol, Klein perçut une odeur familière.
C’était le corps d’un enfant déjà bien putréfié !
Sa peau et sa chair semblaient sur le point de fondre, et des insectes entraient et sortaient de son nez comme de sa bouche.
Aaron lâcha sa pelle qui vint heurter un rocher et désigna les jambes du cadavre.
Ses lèvres remuaient, mais aucun son n’en sortait.
Réprimant sa nausée, Klein regarda attentivement. Manifestement, la moitié inférieure de la jambe gauche de l’enfant manquait.
Le chirurgien recula de deux pas et s’effondra sur le sol en hurlant :
– « Will Auceptin ! Will Auceptin ! »
C’était bien le corps de son petit patient.