Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 173 – Un cauchemar
Cité d’Argent.
Derrick Berg n’avait aucune idée de la façon dont il était rentré chez lui. Tout ce dont il se souvenait était cette horreur indescriptible.
Le caractère et le comportement de Darc Régence ne semblaient pas avoir trop changé, mais quelque chose en lui, il est vrai, était déstabilisant. Derrick craignait que la Cité d’Argent ne soit la cible du Créateur Déchu, qu’elle ne soit anéantie avant qu’il n’ait pu devenir Le Soleil, la sauver de cette malédiction qui pesait sur elle depuis plus de deux mille ans et redonner espoir et lumière à ses habitants.
En cet instant, il se détestait de ne pas être assez fort, de n’en être encore qu’à la Séquence 8.
Non ! Je ne peux pas rester là à regarder sans rien faire !
Le jeune homme leva brusquement, prêt à courir vers la flèche et à informer les autres anciens du Conseil des Six et le Chef Colin Iliad de ce qu’il avait découvert.
Il savait cependant que de telles anomalies n’étaient pas suspectes. Chaque fois qu’ils exploraient les profondeurs de l’obscurité, les membres vivaient une période de tension intense qui pouvait durer des jours, des dizaines de jours, voire plus d’un mois.
De plus, les plaines désolées, inhabitées et le voyage sans espoir pouvaient les rendre extrêmement dépressifs. Par ailleurs et pour des raisons de sécurité, les membres de l’équipe d’exploration n’étaient pas autorisés à libérer leurs pulsions sexuelles refoulées durant leurs excursions. De fait, ils se comportaient différemment après chaque exploration. Si plus de la moitié de l’équipe venait à mourir ou à être blessée, il n’était pas rare que s’opère en eux un important changement de personnalité.
Ces gens devaient alors être soumis à la quarantaine et au traitement habituels, et rares étaient les exceptions.
La Cité d’Argent possédant les trois premières Séquences de la voie du Dragon, ils ne manquaient pas de Psychanalystes.
Derrick se précipitait vers la porte lorsqu’il ralentit brusquement.
Faire son rapport au Conseil pouvait s’avérer inutile, éveiller les soupçons et il courait le danger d’être pris pour cible par la Bergère, Lovia l’Ancienne.
Après avoir fait les cent pas durant quelques secondes, l’adolescent serra les dents et ouvrit la porte.
Il devait prévenir les anciens du conseil et ce même s’il prenait un énorme risque !
Pour la grande majorité des résidents de la Cité d’Argent, sacrifier leur vie pour préserver cette ville et assurer la pérennité de cette civilisation était une croyance ancrée dans leurs os.
Les personnes égoïstes ne vivaient généralement pas longtemps dans de tels environnements, que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur.
Cela dit, Derrick n’était pas complètement insouciant. Sous la tutelle des membres du Club du Tarot, en particulier celle du Pendu, il avait clairement compris que pour mieux défendre la Cité d’Argent, il fallait parfois faire preuve de patience, savoir se protéger et éviter tout sacrifice inutile.
Je ne parlerai que de l’anomalie que j’ai observée. Ça ne devrait pas être dangereux… se dit Derrick en accélérant.
Enfin, il aperçut la flèche qui représentait la plus haute autorité de la Cité d’Argent.
Il trouva un Transcendant de service et demanda à rencontrer le Chef.
À la grande surprise du jeune homme, celui-ci ne posa pas les questions habituelles. Il se contenta de transmettre l’information et de le précéder dans les escaliers jusqu’à la chambre du chef.
Très étrange… Ça a changé… se dit Derrick que ces détails rendaient encore plus mal à l’aise.
En entrant dans la pièce, il vit Colin Iliad debout devant un mur.
Cet ancien de grande taille aux yeux d’un bleu profond et aux cheveux blancs en désordre, vêtu de son habituelle chemise de couleur lin et son manteau brun, faisait dos à deux épées accrochées au mur. Difficile de croire que cet homme était un expert qui avait chassé de nombreux diables et monstres.
– « Derrick Berg, qu’y a-t-il de si important pour que vous souhaitiez me voir en personne ? » demanda Colin d’une voix grave.
– « Votre Excellence », salua Derrick, « Je suis allée au terrain d’entraînement et j’ai rencontré l’équipe envoyée pour explorer ce fameux temple. Darc Régence, que je connais bien, a étrangement changé. Il n’est plus aussi joyeux qu’avant et son sourire est aussi poli que celui d’un étranger. Par ailleurs, Lovia l’Ancienne ne change plus, comme elle avait coutume de le faire, de façon de parler. »
Colin lui lança un regard profond :
– « Et c’est tout ? »
– « Oui, oui », fit l’adolescent en baissant la tête. Derrick a baissé la tête. « J’ai trouvé cela plutôt inhabituel. »
Colin fit un signe de la main :
– « Je vois. Je vais demander à Aiflor de faire une enquête. Vous pouvez rentrer chez vous. À l’avenir, vous n’aurez qu’à signaler ce genre de choses directement au gardien de la flèche. »
Aiflor était le plus expérimenté des Psychanalystes de la Cité d’Argent et le plus proche de la Séquence 6. Malheureusement, ils ne possédaient pas de formule de potion au-delà de la Séquence 7.
Suite à la réponse du Chef, Derrick repartit, l’air sombre. Colin le regarda s’éloigner, passer la porte et soupira de déception.
…
Après avoir discuté un moment avec le Dr Aaron au sujet de Will Auceptin, Klein descendit de la calèche et prit le métro. Trois arrêts plus tard, arrivé non loin de la rue Minsk, il prit une voiture publique sans rails pour rentrer chez lui.
Comme il était encore tôt, il procéda à une séance de divination pour s’assurer que le locataire précédent ne mentait pas, puis se remit à étudier assidûment le Livre des Secrets.
Depuis qu’il était en possession de ce livre mystérieux, Klein redoublait d’ingéniosité quant à l’utilisation qu’il faisait de l’espace mystérieux au-dessus du brouillard gris et mettait au point quantité de techniques exceptionnelles.
La nuit était bien avancée lorsque le jeune homme cacha le Livre des Secrets et se rendit à la salle de bain pour se laver en vue de se coucher.
Je ne suis plus limité que par ma Séquence, ma force et mon énergie spirituelle.
Cette nuit-là, il dormit profondément. À peine se retourna-t-il lorsque le matin venu, les cloches de l’église sonnèrent.
L’hiver est le meilleur moment pour rester au lit … grogna-t-il en se levant.
Pour récompenser le Héros Bandit Empereur Noir, il se prépara un œuf dur sucré et de la confiture de fraises spécialement achetée pour accompagner son pain blanc.
Il dégustait son repas lorsque brusquement, la sonnette de la porte d’entrée retentit.
N’avais-je pas demandé à Mike de venir me voir après le petit-déjeuner ? se dit-il en s’essuyant la bouche après une gorgée de soupe sucrée.
Selon ce qu’ils avaient convenu, Mike ne devait arriver qu’une demi-heure après le petit-déjeuner pour aller interviewer les filles secourues du Quartier Est. Si, passé ce délai, le journaliste ne s’était pas présenté, cela signifierait que l’affaire était reportée au lendemain.
Klein s’approcha de la porte, mais avant même qu’il n’ait tendu la main vers la poignée, la silhouette du visiteur apparut dans son esprit. Ce n’était pas le reporter Mike Joseph, mais le docteur Aaron Ceres.
Lui trouvant le visage pâle, Klein activa tranquillement sa Vision Spirituelle.
– « Bonjour, Aaron. Vous seriez-vous couché tard la nuit dernière ? »
Le médecin ôta son chapeau et posa sa canne. Il s’apprêtait à enlever son manteau lorsque le froid qui régnait dans la pièce l’arrêta.
Klein eut un petit rire sec :
– « Comme vous le savez, je suis de sortie aujourd’hui. Mike devrait venir me chercher, c’est pourquoi je n’ai pas fait de feu. »
Aaron se contenta de hocher la tête. Il suivit le détective au salon et s’assit.
– « Sherlock, j’ai fait un cauchemar la nuit dernière. J’ai rêvé de cet enfant, Will Auceptin ! »
Un cauchemar ? C’est dans les limites de mes connaissances… Je suis un professionnel de l’interprétation des rêves, bien plus professionnel que la déduction…
Klein se pencha en avant et croisa les mains :
– « Quel genre de cauchemar ? »
Aaron fit appel à sa mémoire :
– « Je ne me rappelle pas tous les détails, mais ce dont je me souviens surtout, c’est d’un grand clocher noir avec un énorme serpent argenté enroulé autour. Il se déplaçait lentement, et me regardait de ses yeux rouges, froids et sans pitié.
« Je ne sais pas pourquoi, mais je suis entré dans le clocher. Tantôt je montais les escaliers, tantôt je les descendais, traversant murs après murs et passant une porte verrouillée après l’autre. Finalement, j’ai trouvé Will Auceptin dans un coin sombre. Il a sauté quelques marches sur une jambe et s’est recroquevillé contre le mur, des cartes de tarot éparpillées partout autour de lui.
« Lorsqu’il m’a vu, il a paru à la fois effrayé et heureux. ‘Dr. Aaron’ a-t-il crié. C’est à peu près tout. Ensuite, je me suis réveillé. »
Klein, qui écoutait attentivement, réfléchit un moment :
– « Will Auceptin a-t-il dit autre chose ? ».
Aaron fronça les sourcils, pensif :
– « Oui », répondit-il brusquement. Il a dit : “Dr Aaron, un serpent veut me manger !”.
« Puis un serpent géant argenté s’est suspendu au plafond, la tête tournée vers moi…Il avait une énorme gueule rouge sang, mais pas de dents ni de langue !
Un serpent géant argenté… Un clocher noir… Will Auceptin sous des couches de protection…
– « Votre rêve n’est pas particulièrement étrange », dit Klein d’un ton mesuré. « Lorsque vous parliez avec Will, vous avez probablement senti inconsciemment qu’il était dans une situation difficile, que quelque chose le menaçait, d’où ce rêve avec un enfant caché dans les profondeurs d’un grand clocher, derrière d’innombrables murs et portes, et cet énorme serpent argenté enroulé autour du sommet…
« Hé hé, les détectives s’y connaissent un peu en psychologie. On en parle souvent dans les journaux.
« Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous n’avez jamais fait ce rêve avant cette nuit. »
Si Klein n’avait pas menti concernant son interprétation, il s’était bien gardé d’en révéler les éventuelles vraies raisons.
– « Dans ma précipitation, tout à l’heure, j’ai oublié de mentionner quelque chose », dit-il en sortant de son portefeuille de cuir une grue de papier pliée avec beaucoup de finesse.
« Après avoir réalisé que Will et sa famille avaient déménagé, je me suis souvenu qu’avant de quitter l’hôpital, il m’avait remis ceci en disant : “Docteur, ceci vous portera chance”.
« Sur le moment, je n’y ai pas prêté attention et l’ai négligemment jeté dans le tiroir de mon bureau. Hier soir, en vous quittant, je suis allé le récupérer et l’ai remis dans mon portefeuille. Du coup, la nuit même, j’ai fait ce cauchemar. »
Klein regarda la grue en papier et hocha la tête, pensif :
– « Il semblerait, Dr Aaron, que Will Auceptin n’ait pas voulu vous porter malheur. Il s’est d’ailleurs rattrapé par la suite. Cette grue de papier inventée par l’Empereur Roselle est censée agir comme un symbole pour vous souhaiter bonne chance. C’est, du reste, ce que l’enfant vous a dit. »
– « L’origami aurait été inventé par l’Empereur Roselle ? » demanda machinalement le chirurgien.
Je ne sais pas si c’est lui, mais je le pense… se dit Klein qui répondit en souriant :
– « Probablement. »