Ouf, j’ai enfin passé l’étape du médium…
Klein expira profondément et, appréciant la brise fraîche et la tranquillité de la nuit, il se dirigea vers la porte de son immeuble.
Il sortit ses clés, inséra la bonne et la tourna doucement. La porte s’ouvrit en grinçant et l’obscurité mêlée de pourpre se répandit.
Marcher dans l’escalier sans une seule personne en vue et sentir l’air froid lui conféra le sentiment inexplicable et incroyable qu’il avait quelques heures de plus que les autres. De fait, il accéléra son rythme.
Toujours dans cet état d’esprit, il ouvrit la porte de sa chambre et avant même d’y entrer, vit une silhouette silencieuse assise devant son bureau. Elle avait des cheveux noir-rougeâtre, des yeux bruns étincelants et un joli visage délicat. Nul doute qu’il s’agissait de Melissa Moretti!
– « Klein ! Où étais-tu ? » Demanda la jeune femme, intriguée, en fronçant les sourcils. Puis, sans attendre sa réponse, elle ajouta, comme si elle voulait tout savoir de la relation de cause à effet dans cette affaire : « J’ai réalisé que tu n’étais pas là lorsque je me suis levée pour aller aux toilettes. »
Fort de son expérience à force de mentir à ses proches, le cerveau de Klein ne fit qu’un tour : avec un sourire amer, il répondit calmement :
– « Je ne pouvais plus dormir alors plutôt que de perdre mon temps, j’ai décidé de faire de l’exercice c’est pourquoi je suis sorti me promener. Vois comme je transpire ! »
Il ôta sa veste et se tourna pour qu’elle puisse voir son dos.
Melissa se leva, lui jeta un coup d’œil sans conviction et réfléchit quelques instants :
– « Honnêtement, Klein, ne stresse pas. Je suis certaine que tu peux réussir l’entretien à l’Université de Tingen. Si jamais tu échoues – je dis bien si – tu en trouveras certainement une meilleure. »
Je ne pensais même pas à l’entretien… Se dit Klein.
– « Je vois », dit-il, s’abstenant de lui faire part de la proposition qu’on venait de lui faire, ne sachant pas s’il allait accepter ou non.
Melissa lui jeta un regard intense, puis, se retournant, elle traversa l’appartement et prit un objet qui ressemblait à une tortue, composé de ce qui ressemblait à des engrenages, du fer rouillé, des ressorts de torsion et des ressorts ordinaires.
Elle tira rapidement le ressort de torsion et posa l’objet sur le bureau.
La « tortue » se mit à bouger et à sauter avec un rythme qui aurait attiré l’attention de n’importe qui.
– « A chaque fois que je suis tendue, cette tortue me fait beaucoup de bien. Depuis quelque temps, je fais cela très souvent et c’est très efficace ! Essaye ! » Dit Melissa, les yeux brillants.
Sa sœur y mettait tant de bonne volonté que Klein s’approcha de la « tortue », attendit qu’elle s’arrête et se mit à rire.
– « La simplicité et la régularité peuvent, en effet, permettre de se détendre. » Puis, sans attendre sa réponse, il pointa du doigt la « tortue » et demanda : « C’est toi qui l’as faite ? Quand ? Je ne m’en suis même pas aperçu. »
– « J’ai utilisé des matériaux dont l’école ne voulait plus et ramassé des objets dans les rues. Voilà seulement deux jours que je l’ai terminée », répondit Melissa avec son ton habituel et un léger sourire.
– « Impressionnant », la complimenta sincèrement Klein.
Il avait beau être un garçon, lorsqu’il était enfant, il n’était pas très doué pour l’assemblage, même pour une petite voiture à quatre roues.
Le menton légèrement levé et les yeux plissés, Melissa répondit calmement :
– « Ça peut aller.»
– « Il n’est pas bon d’être trop humble », dit Klein avec un léger sourire. « C’est une tortue, n’est-ce pas ? »
Aussitôt, l’atmosphère dans la pièce fit un grand plongeon et, durant un instant, devint grave. Puis, Melissa répondit d’une voix aussi énigmatique que le voile cramoisi :
– « C’est un pantin. »
Klein eut un sourire gêné :
– « Le problème vient des matériaux, ils sont trop rudimentaires. » Puis, tentant de changer de sujet, il ajouta : « Pourquoi te rendre à la salle de bains au milieu de la nuit ? N’y a-t-il pas des toilettes ici ? Ne dors-tu pas toujours jusqu’à l’aube ? »
Durant un instant, Melissa demeura surprise.
Elle allait s’expliquer lorsqu’un gargouillement se fit entendre au niveau de son abdomen.
– « Je…je vais aller me rendormir un peu ! »
Elle attrapa son espèce de tortue, traversa la pièce et ferma la porte de sa chambre.
Le dîner d’hier soir était si bon qu’elle a trop mangé. Elle a du mal à digérer, Pensa Klein en souriant. Il se dirigea lentement vers son bureau et s’assit. Il réfléchissait à l’invitation de Dunn Smith lorsque la lune rouge émergea de derrière les nuages sombres.
Visiblement, être membre du personnel civil des Faucons de Nuit avait ses inconvénients.
En tant que « Le Fou », un initiateur de mystérieuses Réunions et vu les multiples secrets en ma possession, il serait risqué pour moi d’être dans le collimateur de l’équipe de l’Eglise de la Déesse de la Nuit Éternelle, spécialisée dans la question des Transcendants.
Si je rejoins Dunn Smith et son équipe, je deviendrai certainement un Transcendant. Je pourrais alors dissimuler les bénéfices tirés du Rassemblement.
Mais devenir officiellement membre entraînerait de nombreuses restrictions à ma liberté, à voir la façon dont un membre du personnel civil est tenu de signaler son départ de Tingen. Je ne pourrais plus aller où je veux ni faire ce que je veux et je manquerais de nombreuses opportunités.
Les Faucons de Nuit sont une organisation très stricte. Une fois missionné, je ne pourrai qu’attendre les arrangements et accepter les commandes. Impossible de refuser. De plus, les Faucons de Nuit risquent de perdre le contrôle.
Après avoir énuméré un à un tous les inconvénients, Klein se pencha sur les nécessités et les avantages :
Si j’en crois le rituel d’amélioration de la chance, je ne fais pas partie des quatre-vingts pour cent des chanceux. Il est quasi certain qu’il m’arrivera quelque chose d’étrange qui viendra me mettre davantage en danger et je ne pourrai faire face que si je rejoins les Transcendants ou les Faucons de Nuit.
Le souhait de devenir un Transcendant ne peut dépendre uniquement du Rassemblement. La formule de potion n’est pas un problème majeur, mais où puis-je trouver les matériaux nécessaires ? Comment les obtenir et les concocter ?
Outre la pratique quotidienne, je suis confronté à de sérieux obstacles ! Il ne m’est vraiment pas possible de consulter la Justice et le Pendu sur chaque sujet. Non seulement cela nuirait à l’image du Fou, mais cela éveillerait les soupçons. Par ailleurs, je n’ai pas suffisamment de temps pour échanger sur ces questions triviales.
De même, je ne peux rien produire qui puisse susciter leur intérêt.
Par ailleurs, plus de matériaux laisseraient davantage de traces de ma véritable identité. Les « litiges en ligne » deviendraient des « conflits hors ligne » et généreraient des problèmes considérables.
Si je rejoignais les Faucons de Nuit, j’aurais sans doute accès au monde des mystères et aux canaux pertinents, ce qui, dans un cercle social déterminé, peut servir de levier. Je pourrai alors initier le Rassemblement et tirer le meilleur parti de la Justice et du Pendu. Les gains pouvant refluer dans la réalité, cela me permettra d’obtenir plus de ressources et de former un cycle vertueux.
Bien sûr, je pourrais également rejoindre une organisation réprimée par les différentes Églises telles que les Alchimistes de la Psychologie dont Dunn m’a parlé, mais là-aussi, je perdrais ma liberté et serais dans un état constant de peur et d’anxiété. Par ailleurs, je ne sais pas où les chercher. Même si je parvenais à obtenir des informations du Pendu, je pourrais risquer ma vie à les contacter de façon téméraire.
Devenir un membre du personnel civil me laisserait la possibilité d’un tampon et d’une sortie.
Le reclus inférieur se cache dans la nature ; le supérieur dans la foule. Un statut de Faucon de Nuit serait peut-être une meilleure couverture.
À l’avenir, lorsque je deviendrai l’une des plus hautes autorités du tribunal, qui irait imaginer que je suis un hérétique, le chef de l’organisation secrète qui travaille en coulisses ?
Alors que les premiers rayons du soleil dissipaient le cramoisi, Klein, tout en contemplant la lumière dorée du ciel à l’horizon, prit sa décision.
Il irait trouver Dunn Smith ce jour-là pour lui annoncer qu’il intégrait le personnel civil des Faucons de Nuit!
C’est alors que Melissa, qui venait de se lever, poussa la porte de la chambre.
– « Tu n’as pas dormi ? » Demanda-t-elle, surprise de voir son frère s’étirer d’une manière si peu glamour.
– « Je réfléchissais à certaines choses », répondit Klein, détendu, en souriant.
Melissa demeura un instant pensive :
– « A chaque fois que je suis face à un problème, je dresse une liste des avantages et des inconvénients pour les comparer et me faire une idée de ce qu’il y a lieu de faire. »
– « C’est une bonne habitude. Moi aussi je le fais », répondit Klein, toujours souriant.
Tranquillisée, Melissa n’ajouta rien. Elle prit une feuille de papier jaunâtre, ses articles de toilette et se dirigea vers la salle de bain.
Le petit déjeuner terminé et sa sœur partie, Klein fit une bonne sieste. Il n’était pas pressé car, à sa connaissance, presque tous les pubs étaient fermés le matin.
À deux heures de l’après-midi, il lissa les plis de son chapeau de soie et de son mouchoir à l’aide d’une petite brosse pour en ôter la poussière puis revêtit un costume comme s’il allait se présenter à un entretien.
Comme la Rue du Berceau était un peu loin et qu’il craignait de manquer les «heures ouvrables » des Faucons de Nuit, il ne s’y rendit pas à pied mais préféra attendre une calèche publique au coin de la Rue de la Croix-De-Fer.
Au Royaume de Loen, il existait deux types de voitures publiques : avec et sans rails.
Le premier consistait en une diligence tirée par deux chevaux et pouvant contenir environ 20 personnes en comptant la partie supérieure du véhicule. Elle n’avait qu’un itinéraire global, sans arrêts spécifiques mais fonctionnait de manière très souple : à moins qu’elle ne soit pleine, on pouvait lui faire signer n’importe où.
Le second, exploité par la Société Périphérique de Transport, était un dispositif de service semblable à des rails installés sur la rue principale. Les chevaux se déplaçaient entre les deux et les roues roulaient sur les rails, ce qui le rendait plus facile d’accès et plus économique car il permettait à une grosse diligence de deux étages d’accueillir près de cinquante passagers.
Le seul problème, cependant, était que l’itinéraire, aussi bien que les arrêts, étaient fixes. On ne pouvait donc pas aller où l’on voulait.
Au bout de dix minutes, il entendit au loin le bruit des roues heurtant les rails et une diligence à étage s’arrêta à la station de la Croix-De-Fer.
– « Rue du Berceau », dit-il au conducteur.
– « Il vous faudra descendre Rue de Champagne et marcher environ dix minutes », expliqua ce dernier.
– « Va pour la Rue de Champagne, dans ce cas », acquiesça Klein.
– « Comme cela fait plus de quatre kilomètres, ce sera quatre pences », annonça le commis chargé du règlement, un jeune homme au visage soigné, en tendant la main.
– « Très bien ».
Klein tira de sa poche quatre pièces de cuivre qu’il remit au préposé.
Il monta dans la diligence et constata qu’il n’y avait pas beaucoup de passagers. Il restait même des sièges vides à l’étage.
Comme je n’ai plus que trois pences sur moi, je serai contraint de rentrer à pied… » Pensa-t-il en enfonçant son chapeau et en s’asseyant confortablement.
À cet étage, même si quelques-uns étaient en tenue de travail, les hommes comme les femmes, pour la plupart bien vêtus, lisaient tranquillement les journaux. Presque personne ne parlait.
Klein ferma les yeux pour reprendre des forces sans se soucier des allées et venues des passagers autour de lui.
Les arrêts défilèrent l’un après l’autre et soudain, il entendit annoncer : Rue de Champagne !
Il descendit de la calèche, se renseigna en chemin et ne tarda pas à atteindre la Rue du Berceau où il aperçut le pub, reconnaissable à son enseigne ornée d’un chien jaune jaune brunâtre.
De la main droite, Klein poussa fortement la porte et fut accueilli par un brouhaha tumultueux et une vague de chaleur impétueuse.
L’on était encore l’après-midi et pourtant, il y avait déjà beaucoup de clients dans le pub. Certains étaient des travailleurs temporaires à la recherche d’un emploi tandis que d’autres trainassaient, engourdis par l’alcool.
Le pub était assez sombre. Au centre se dressaient deux grandes cages de fer, le tiers inférieur profondément enfoncé dans le sol, sans aucune faille.
Autour de lui, les gens, des tasses de bois à la main, discutaient bruyamment, riaient et même parfois juraient.
Lançant un regard curieux, Klein aperçu deux chiens en cage. L’un, noir et blanc, ressemblait au husky que l’on peut voir sur Terre et l’autre, entièrement noir, à la fourrure brillante, avait une apparence saine et féroce.
– « Voulez-vous parier ? Doug a remporté huit matchs d’affilée ! » dit un petit homme au béret brun en s’approchant, désignant le chien noir.
D’abord décontenancé, Klein reprit immédiatement ses esprits.
Des combats de chiens ?
Du temps où il était à l’Université Khoy, les riches étudiants d’origine aristocratique, l’air à la fois méprisant et curieux, lui demandaient souvent si les grossiers ouvriers et les mauvais garçons au chômage aimaient prendre part à la boxe et au jeu dans les pubs.
Outre la boxe et les jeux de cartes, cela ne comprenait-il pas également des activités cruelles et sanglantes comme les combats de coqs, de chiens et autres ?
Le petit homme eut un sourire narquois :
– « Nous sommes des gens civilisés, Monsieur. Nous ne prenons pas part à des activités aussi ingrates ». Après quoi il murmura : « Du reste, l’an dernier, on a promulgué des lois pour interdire ces choses … »
– « Alors sur quoi pariez-vous ? » Demanda Klein, intrigué.
– « Le meilleur chasseur. » Le petit homme n’avait pas terminé sa phrase qu’une cacophonie s’éleva. Il tourna la tête et agita les mains avec enthousiasme : « Le tour ayant commencé, vous ne pouvez plus parier. Attendez le suivant. »
A ces mots, Klein se hissa sur la pointe des pieds, leva la tête et regarda aussi loin qu’il le pouvait.
Deux hommes forts tiraient chacun un sac. ; Ils s’approchèrent de la « prison », ouvrirent la porte et jetèrent le contenu dans la cage : des animaux gris, répugnants.
Klein les examina soigneusement avant de réaliser qu’il s’agissait de rats. Des centaines de rats!
La cage de fer étant profondément ancrée dans le sol, ceux-ci eurent beau se précipiter dans toutes les directions, ils ne trouvèrent aucune issue.
On ferma alors la porte de la cage et on libéra les chiens.
Le noir bondit aussitôt et avala un rat en une bouchée.
Quant au noir et blanc, d’abord hébété, il se mit à jouer avec les rongeurs, plein enthousiasme.
Tout autour, les gens levaient leurs coupes de vin, attentifs, en criant haut et fort :
– « Mordez-les ! Tuez-les ! »
Des fichus rats contre des chiens ? … Klein reprit ses esprits et le coin de sa bouche se crispa.
L’objectif du pari est de déterminer quel chien attrapera plus de rats…
Peut-être pourrait-on même parier sur le nombre précis de rats capturés…
Pas étonnant qu’il y ait des gens qui achètent des rats vivants Rue de la Croix-De-Fer…
C’est vraiment particulier…
Klein secoua la tête avec un sourire, contourna les clients éméchés et retourna vers le bar.
– « Vous êtes nouveau ici ? » Demanda le barman qui essuyait les coupes, en lui jetant un bref coup d’œil. « Une tasse de bière de seigle coûte un penny, La bière Enmat deux pences, la Southville quatre pences. A moins que vous ne préfériez une tasse de Lanti de malt pur ? »
– « Je suis ici pour voir M. Wright », répondit Klein, sans ambages.
Le barman siffla :
– « Vieil homme, quelqu’un te cherche. »
– « Vraiment ? Et qui… » Dit un homme ivre en se levant de derrière le bar. »
Il se frotta les yeux, se tourna vers Klein et demanda : « C’est vous qui me cherchez, mon garçon ? »
– « Monsieur Wright, je voudrais engager une petite équipe de mercenaires pour une mission », répondit Klein, selon les instructions de Dunn.
– « Une petite escouade de mercenaires ? Vivez-vous en pleine aventure ? Cela n’existe plus depuis longtemps ! » Coupa le barman en souriant.
Wright demeura un moment silencieux :
– « Qui vous a dit que vous trouveriez cela ici ? »
– « Dunn. Dunn Smith », répondit franchement Klein.
Aussitôt, Wright éclata de rire et répondit :
– « Je vois. En fait, la petite escouade de mercenaires existe toujours, mais sous une autre forme et avec un nom plus contemporain. Vous les trouverez à l’étage, 36 Rue Zoeterland. »
– « Merci », répondit sincèrement Klein.
Il s’apprêtait à quitter le pub lorsque les clients ivres autour de lui se calmèrent :
– « Doug a perdu … »
– « Perdu… »
Klein sourit, secoua la tête et sortit. Une fois dehors, il se renseigna et ne tarda pas à trouver la rue Zoeterland qui se trouvait non loin de là.
30, 32, 34 … c’est ici.
Il entra dans la cage d’escalier, monta lentement et aperçut un panneau vertical indiquant :
« Compagnie de Sécurité de l’Épine Noire. »