Chapitre 120 – Devenir célèbre
Durant un moment, Darkwill resta affalé sur le sol, oubliant de se relever. Son esprit restait vide.
Depuis qu’il était adulte, jamais encore il n’avait trébuché ainsi et c’était d’autant moins possible que depuis qu’il prenait des potions, sa condition physique s’était considérablement améliorée. Et voilà que ce jour-là, pour une raison obscure, il avait chuté d’une manière inexplicable.
Ai-je marché sur quelque chose ?
Reprenant brusquement ses esprits, Darkwill prit appui sur sa main, se remit sur pieds et fit comme s’il n’était pas tombé.
Il regarda à gauche et à droite, mais ne vit rien d’étrange sur le sol. Perplexe, il fit péniblement quelques pas pour ramasser le dé blanc.
C’est alors qu’un agent de police en patrouille, qui avait visiblement perçu quelque chose d’anormal, s’approcha au trot, une matraque à la main et revolver dans l’autre.
En le voyant, Darkwill se sentit soudain inquiet et se demanda s’il n’était pas tombé dans un piège.
Ils ont arrêté le Vieil Homme, mais ne sont jamais venus me chercher. M’observaient-ils discrètement en attendant que je trouve des indices ?
Passeraient-ils à l’action maintenant que j’ai mis la main sur cet étrange dé ?
Les Transcendants officiels sont-ils là pour m’attraper ?
Instinctivement, l’Apothicaire fit demi-tour et voulut s’enfuir, mais comme il avait chuté lourdement et avait mal aux genoux, il ne put que marcher.
En voyant le policier s’approcher de lui et comme il ne pouvait pas courir, il se vit aussitôt dans une prison souterraine éclairée par une éternelle chandelle, en compagnie de Transcendants qui haletaient intensément, tels des monstres…
– « Que s’est-il passé ? » demanda prudemment l’agent patrouilleur, la main posée sur son revolver et en gardant ses distances.
Darkwill ressentit soudain une peur irrépressible. Son poignet se mit à trembler, et le dé blanc qu’il venait de ramasser tomba une nouvelle fois sur le sol et roula.
Cette fois, il s’arrêta sur six points rouges.
Face au policier qui le scrutait, Darkwill répondit d’une voix tremblante :
– « J’ai juste glissé sur une foutue peau de banane. »
Au moment où il disait cela, son cœur s’emballa : il n’y avait aucune peau de banane sur le sol.
Bon sang de bonsoir, je suis trop nerveux. J’aurais dû lui dire que j’ai trébuché… pensa-t-il, contrarié.
Il avait dans l’idée de faire venir le hibou perché sur le toit en face de lui et se préparait à un dernier combat.
L’agent lui jeta un coup d’œil et gloussa :
– « Faites attention à la façon dont vous posez vos pieds lorsque vous marchez. J’ai cru qu’on vous avait volé. »
Relâchant son emprise sur son revolver, il leva sa matraque et s’en alla.
Hébété, Darkwill le regarda s’éloigner de dos, se demandant comment l’agent avait pu croire si facilement à son excuse truffée d’erreurs.
Détournant le regard, il regarda le dé posé tranquillement sur le sol et fronça lentement les sourcils.
Je ne suis pas un pur Loenois. Les policiers d’ici n’ont pas à me lécher les bottes… Serait-ce grâce à ça ? Serait-ce la cause de mon étrange chute et de ma façon bizarre de convaincre l’agent ? Est-ce là l’important Artefact Scellé dont le professeur s’occupait ?
Tout en marchant prudemment, Darkwill fit rapidement quelques rapprochements. Il ramassa une nouvelle fois le dé et le glissa dans la minuscule boîte à bagues où il n’avait pas suffisamment de place pour rouler.
Puis l’Apothicaire fit signe à son hibou, ramassa son journal, arrêta une voiture de location et y monta en boitillant. Sa destination : le Théâtre Rouge.
La calèche roulait tranquillement. Le crépuscule s’installant, les réverbères relativement éloignés n’éclairaient guère l’endroit. Il ne se précipita pas pour examiner la boîte à bagues ou le dé qu’elle contenait, mais attendit patiemment d’être rentré chez lui.
Une fois arrivé à l’herboristerie, il monta à l’étage où il résidait, alluma l’applique murale et chassa de sa chambre son stupide oiseau. Puis il s’assit devant son bureau, et examina à plusieurs reprises la boîte et le dé d’un blanc laiteux.
Enfin, il sortit du fond de la boîte un bout de papier plié de la longueur d’un segment de doigt.
Darkwill inspira silencieusement, déplia rapidement le papier et y vit trois paragraphes écrits en Feysac ancien.
« Si je ne suis toujours pas là trois jours après l’heure convenue, c’est que j’ai été trahi et arrêté. Par conséquent, ne cherchez pas l’aide des autres membres de l’École de Pensée, car je suis dans l’incapacité de savoir qui a fait cela. Cela vous mettrait en grand danger.
« Il n’y a qu’une seule chose à faire. Emportez le dé sur l’île d’Oravi et remettez-le à Carnot, le carillonneur de la ville portuaire où se cache Ricciardo, mon maître. Il s’occupera du reste.
« Ne craignez pas que je divulgue ce secret. Lorsque j’aurai fini d’écrire cette lettre, tous mes souvenirs pertinents disparaîtront totalement. Je ne me souviendrai même pas de vous avoir eu pour apprenti jusqu’à ce que je sois secouru. N’oubliez pas : faites tout votre possible pour ne pas utiliser le dé. Il a des caractéristiques vivantes. Plus vous l’utilisez, plus il se réveille facilement. Il se lancera tout seul quand vous ne le verrez pas, même s’il n’a pas d’espace. S’il se met sur « 1 », croyez-moi, ce sera pour vous pire qu’une mort directe. Presque tout ce que vous ferez se soldera par un échec, y compris au lit. »
En effet, ce dé est très dangereux… soupira machinalement Darkwill, réalisant aussitôt la stupidité qu’il avait faite, même si c’était avec de bonnes intentions.
Afin de sauver son professeur, il avait surmonté sa lâcheté, était resté à Bayam et avait envoyé un appel à l’aide aux membres de l’École de Pensée de la Vie.
Or d’après le contenu de la lettre, il pouvait très bien être la cible de la personne qui avait trahi Roy King !
Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? Enfin… pourquoi ne suis-je pas allé acheter ce dé plus tôt ? pensa-t-il en se tirant les cheveux.
Ne voulant pas s’attarder plus longtemps, il décida de quitter son appartement et à la nuit tombée, d’acheter un billet au rabais. Tôt le lendemain matin, il se rendrait sur l’île d’Oravi, une île située sur la route entre l’archipel de Rorsted et l’île de Toscarter.
Mes charmes, mon revolver, mes balles…
Inquiet de son manque de puissance au combat, l’Apothicaire fit un rapide inventaire de tous les objets susceptibles d’assurer sa sécurité.
Puis, alors qu’il faisait les cent pas, il eut brusquement une idée : Il faut que j’engage un garde du corps. Un garde du corps…
Mais qui ? Combien cela me coûtera-t-il ? Tandis qu’il réfléchissait, le regard de Darkwill tomba sur l’exemplaire du News Report qu’il venait de rapporter.
Soudain, le parfait garde du corps lui vint à l’esprit : Gehrman Sparrow !
Un puissant aventurier capable de traquer un pirate d’une valeur de 5 400 Livres !
S’il accepte la mission et que le « conseiller » ne passe pas à l’action, je devrais pouvoir arriver à l’île d’Oravi… Mais où puis-je le trouver ? C’est ça ! Je devrais coller des affiches dans les bars où les aventuriers se rendent fréquemment !
Darkwill hocha imperceptiblement la tête et rangea les objets dans sa valise puis, le cœur serré, il quitta une nouvelle fois l’herboristerie accompagné de son hibou dodu.
…
Sur les mers au-delà de l’archipel de Rorsted, dans un petit port appartenant à Loen, était amarrée la Peste Noire, sans aucun scrupule, entourée de trois navires.
La vice-amirale Tracy, qui venait de prendre un bain chaud, portait une ample chemise d’homme et terminait les derniers soins de sa blessure presque guérie.
Les cicatrices n’étaient rien pour une Démone.
C’est alors que l’hôtesse blonde frappa à la porte et après y avoir été autorisée, entra dans la cabine du capitaine.
À la vue de Tracy, elle rougit et détourna le regard.
– « Capitaine, le port vient de recevoir un télégramme envoyé de Bayam. Mithor, euh… le troisième lieutenant a été tué. »
Tracy s’arrêta net et son visage s’assombrit.
– « Savez-vous qui a fait ça ? » demanda-t-elle, hésitante.
Elle avait envoyé Langue de Serpent à Bayam pour enquêter sur la tentative d’assassinat dont elle avait été victime, d’abord pour le punir d’avoir manqué à son devoir, et ensuite pour répandre le bruit qu’elle était gravement blessée afin d’inciter d’autres personnes mal intentionnées à s’en prendre à elle. Elle ne s’attendait pas à ce que Mithor fasse des découvertes en si peu de temps.
Lorsque le demi-dieu que la Démone Intemporelle appelait Consul de la Mort était venu lui rendre visite, elle l’avait délibérément caché à son officier et laissé la punition se poursuivre, estimant ce que serait pour le mieux si ses recherches s’avéraient fructueuses. Mais s’il ne trouvait rien, elle n’aurait pas été trop déçue.
Elle n’avait jamais pensé à la possibilité que Mithor soit en danger dans la mesure où cela faisait partie de la punition.
Mais ce à quoi elle ne s’attendait pas, c’était qu’il soit tué si rapidement !
La blonde lui tendit le télégramme :
– « C’est un aventurier nommé Gehrman Sparrow. Ce dont on a la certitude, c’est qu’il a utilisé un pouvoir Transcendant similaire à la Puissance du Dragon. »
– « Gehrman Sparrow… La Puissance du Dragon… héhé. Qilangos aussi connaissait la Puissance du Dragon. Il a vraisemblablement Brouté un Psychiatre ou un Hypnotiseur avec la Faim Rampante », ricana Tracy pour elle-même en parcourant le télégramme.
Elle était pratiquement certaine que Gehrman Sparrow était l’ennemi qui s’était déguisé en Hélène pour l’attaquer. De plus, il utilisait les pouvoirs de Sans-Visage dont Qilangos s’était emparé.
Il détient la Faim Rampante et il est soutenu par un antique demi-dieu que Mère appelle le Consul de la Mort… Dois-je comprendre que c’est ce demi-dieu qui a en fait tué Qilangos ? murmura intérieurement Tracy en congédiant la blonde d’un signe de la main.
Une fois la porte de la cabine refermée, elle eut un petit rire.
Si je divulguais cette information, l’organisation qui a ordonné à Qilangos d’assassiner le Duc Negan serait certainement très intéressée.
Durant un bref instant, elle fut vraiment tentée de le faire, mais sa raison l’en empêcha.
En effet, ç’aurait été une offense directe au Consul de la Mort !
Et du seul fait qu’il puisse être reconnu comme étant le meurtrier, elle serait immédiatement soupçonnée d’avoir divulgué l’information.
À ce moment-là, à moins de me cacher aux côtés de Mère, je serai à tout moment sous l’ombre de la mort… Je n’ai pas peur des autres Saints. Pour pouvoir m’attaquer, il faudra qu’ils me trouvent. D’ailleurs, il y aura certainement des indices et cela leur prendra un temps considérable. J’aurai suffisamment de chances d’échapper au danger, mais le Consul de la Mort peut voyager via le monde des esprits. Sitôt qu’il m’aura localisée, il se montrera… pensa l’amirale, déprimée, en se mordant la lèvre.
Renonçant à son plan, elle décida de prendre note des allées et venues de Gehrman Sparrow. À la première occasion, elle ne l’épargnerait pas !
Pour l’heure, Klein logeait toujours à l’auberge Teana, attendant que sa prime lui soit remise.