Chapitre 119 – Une belle peur
Au-dessus du brouillard gris, Klein s’adossa à sa chaise à haut dossier et la Faim Rampante à la main, resta un moment silencieux.
Enfin, il libéra l’âme du Psychiatre en suivant les étapes spécifiques.
Très vite, une haute silhouette apparut près de la table de bronze. Il s’agissait d’une femme dont le visage était un peu flou. Sa douleur et ses émotions altérées étaient palpables.
Klein la regarda et lui demanda comme pour bavarder :
– « Vous rappelez-vous qui vous êtes ? »
Dans cet espace mystérieux, il pouvait directement canaliser son esprit.
L’hostilité de la Psychiatre diminua considérablement et elle eut un sourire amer.
– « Bien sûr que je m’en souviens.
« J’étais membre d’une organisation secrète et j’avais l’intention de retrouver une amie sur l’île de Toscarter, mais en chemin, je suis tombée sur des pirates.
« Bien que j’aie fait appel à mes pouvoirs pour parer à la catastrophe, les pirates qui se sont échappés ont informé Qilangos de la situation. Afin d’obtenir mes pouvoirs, il a délibérément changé de cap et intercepté notre navire. Vous imaginez sans doute ce qui s’est passé ensuite.
« Grâce à sa minutie, j’ai été tuée sur le coup contrairement aux autres passagères qui ont subi des choses pires que la mort. »
Klein resta silencieux quelques secondes, puis hocha légèrement la tête.
– « Connaissez-vous un livre ancien connu sous le nom des Voyages de Groselle ? »
Dans la mesure ou Les Voyages de Groselle provenaient des dragons, il était possible que la Psychiatre en ait entendu parler ou ait des informations à ce sujet.
La Psychiatre réfléchit attentivement, puis secoua la tête.
– « Je suis désolée. Je n’ai jamais entendu ce nom. »
Klein laissa tomber le sujet et passa à la question suivante :
– « Vous êtes sur le point de vous dissiper et de gagner la paix éternelle. Quelles sont vos dernières volontés ? »
La Psychiatre baissa la tête et eut un petit rire.
– « Je souhaite ressusciter.
« D’accord, je sais très bien que c’est impossible et je n’ai besoin de rien d’autre. Je suis morte depuis des années. Ma famille et mes amis l’ont probablement appris. Les informer une nouvelle fois de ma mort ne ferait que raviver la douleur de ces souvenirs.
« Restons-en là. Je vous remercie. Ce devrait être tout… »
Sa silhouette se dissipa rapidement et disparut, laissant derrière elle un énorme iris doré capable de révéler les pensées intérieures de chacun.
C’était la caractéristique Transcendante de la Psychiatre.
Klein soupira et se mit à réfléchir aux paroles de la défunte.
Elle rendait visite à une amie sur l’île Toscarter, seule et sans famille…
L’île Toscarter se situe à l’extrême est de la Mer de Sonia, au sud de l’Archipel de Gargas.
C’est la colonie la plus à l’est du Royaume de Loen, tandis que l’Archipel des Gargas appartient à l’Empire Feysac… Quel genre d’amie peut-on trouver là-bas ? Quel genre d’amie vaut la peine de faire un si long voyage ?
Elle a simplement dit qu’elle appartenait à une organisation secrète, mais il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse des Alchimistes en Psychologie. Était-elle en mission ?
Par respect pour la défunte, le jeune homme n’avait pas souhaité percer ses secrets. Il n’avait donc pas cherché à en savoir plus. En l’absence d’indices, il cessa rapidement d’y penser et passa à autre chose.
Maintenant que j’ai tué Mithor King, quelle qu’en soit la raison, je vais devoir quitter Bayam pour le moment… J’ai vraiment fait beaucoup de choses durant le temps que j’ai passé à la Cité de la Générosité… Avant de partir, je participerai à environ trois rassemblements Transcendants pour voir s’ils ont les ingrédients principaux du Maître Marionnettiste…
Sa décision prise, Klein fit apparaître une image du Monde en train de prier, le recouvrit de brouillard gris et la lança en direction de l’étoile cramoisie qui représentait Justice.
…
Debout sur le balcon du troisième étage, Audrey observait le village non loin. Les toits étaient principalement de couleur rouge brique et l’on pouvait y voir des représentations, des images abstraites ou de vraies images de dragons.
Soudain, le vide familier et sans fin apparut devant ses yeux.
Au milieu du brouillard gris, bien au-dessus d’elle, se tenait une silhouette floue en train de prier.
– « Honorable M. Le Fou, veuillez, je vous prie, informer Mlle Justice qu’elle peut se préparer pour la transaction. »
La transaction ? Serait-il en possession de la caractéristique Transcendante d’un Psychiatre ? Mais hier encore, il n’en avait pas…
L’efficacité du Monde était si stupéfiante qu’Audrey faillit en oublier de remercier Le Fou.
Heureusement, elle n’était plus la jeune femme innocente et naïve qu’elle était auparavant, après tout ce que à quoi elle avait été exposée. Elle retrouva très vite son calme et le remercia sincèrement, puis elle le pria de demander au Monde d’attendre encore deux ou trois jours, car elle s’apprêtait à payer ce qu’elle devait au Béni du Fou. Bien qu’elle eût suffisamment d’argent, il lui fallait conserver un solde minimal sans quoi d’autres auraient tôt fait de trouver cela anormal.
Une fois le brouillard gris et immatériel dissipé, Audrey, sans un mot, regarda Susie qui admirait le jardin depuis le premier étage, puis elle se mit à faire les cents pas.
M. Le Monde est vraiment terrifiant… se dit-elle en faisant discrètement claquer sa langue.
…
Dans la soirée, au Bar des Algues Marines…
Après avoir dilapidé tout son argent au casino, Meath, dit Yeux Bleus, s’assit devant le comptoir et commanda un verre de Lanti Proof.
Il s’apprêtait à boire lorsqu’il entendit soudain le barman lui chuchoter d’une voix étouffée :
– « Langue de Serpent est mort. »
– « Quoi… Qui a fait ça ? » D’abord inquiet, Meath demanda avec excitation : « Quelqu’un défierait-il la vice-amirale Maladie ? »
– « Un aventurier nommé Gehrman Sparrow, un parfait inconnu jusque-là. Qui aurait cru qu’il tuerait Mithor ! » Le barman ne cachait pas sa stupeur et son inquiétude : « Il a également tué Ozil, le véritable patron du Bar de la Feuille d’Amyris. Ozil Le Costaud ! »
Meath allait soupirer lorsqu’il fronça soudain les sourcils.
Lorsque les hommes d’Ozil étaient venus l’interroger au sujet de Danitz Le Flamboyant, il avait signalé que le maître d’équipage du Rêve d’Or avait été vu en compagnie d’un aventurier inconnu. Il avait même eu recours à un rituel pour en faire le portrait.
Ozil est mort. Mithor King est mort. C’est le fait d’un aventurier inconnu nommé Gehrman Sparrow… Meath se mit soudain à trembler tandis qu’une scène qui l’avait profondément marqué refaisait surface dans son esprit.
Le jeune homme à l’allure de gentleman se tenait à l’entrée du bar. Il avait les cheveux noirs et les yeux bruns, un visage fin et anguleux. Il observait froidement les clients, comme s’il cherchait sa proie.
Meath frissonna et ne prit même pas la peine de boire son verre. Il se leva aussitôt et quitta le bar à grandes enjambées.
Terrible ! Ce type est terrible ! Même Langue de Serpent est mort entre ses mains. C’est vraiment une puissance de niveau amiral ! Il va certainement me rechercher et me tuer. Non, je ne peux pas rester plus longtemps à Bayam. Je dois retourner au navire et m’éloigner d’ici !
Yeux Bleus courut au Théâtre Rouge et entraîna de force ses compagnons. Ils se dirigèrent vers les bois et contournèrent le port privé géré par la Résistance.
Face à la maison close, l’herboristerie de la ruelle restait ouverte. Darkwill, l’Apothicaire joufflu, était assis derrière le comptoir. Il semblait calme mais intérieurement, il était très inquiet.
Il avait contacté par divers moyens les membres de l’École de Pensée de la Vie qu’il connaissait pour leur demander de l’aide. Cependant, il n’avait aucune idée de qui viendrait ni quand. Force lui était d’endurer sa peur et son anxiété, et de continuer à tenir la boutique comme si de rien n’était.
– « Vous êtes très inquiet, Darkwill », dit le hibou dodu en se posant sur le comptoir.
– « Inutile de me le rappeler. Je sais parfaitement dans quel état d’esprit je suis », répondit Darkwill, impatienté, en agitant les mains.
Il se souvenait encore de l’époque où il était sous la tutelle de son professeur. On lui avait souvent dit de se méfier des organisations Transcendantes officielles et des vrais Sanguins. À ce sujet, Roy King lui avait cité plusieurs exemples, comme l’emprisonnement sous terre pour toujours, sans lumière et sans femmes, ou encore le fait de devenir un sujet d’expérience utilisé pour tester les dangers de certains Artefacts Scellés. Là, ils subissaient toutes sortes d’expériences et après avoir muté, ils devenaient des monstres qui agissaient par instinct. Il était également possible d’être aspiré et mangé par les Sanguins, puis transformé en marionnette.
Ces exemples s’étaient profondément imprimés dans son esprit, anéantissant le peu de courage qu’il avait. Depuis qu’il avait quitté son professeur, il ne s’installait dans une ville que pour une courte période et la quittait au moindre risque d’exposition.
S’efforçant de maîtriser sa peur, Darkwill concentra son attention sur la question du sauvetage de son professeur.
… Voilà un moment que le Vieil Homme a été capturé. Pourquoi est-il toujours retenu prisonnier au bureau du gouverneur général ? Avec les capacités qu’ils ont, les militaires devraient être en mesure de recueillir toutes les informations qu’ils souhaitent. Qu’il s’agisse d’une exécution pure et simple, d’une collecte de matériaux ou d’une utilisation comme sujet d’expérience, ils ne manqueraient pas de transférer le Vieil Homme… Se pourrait-il qu’il ait eu recours à des techniques pour cacher son secret ou qu’ils veuillent en faire un espion ? (Soupire) Accepte ! se dit le gros homme en se grattant la tête tandis que ses pensées vagabondaient sans but.
Peu à peu, il se remémora la dernière lettre qu’il avait reçue de Roy King, son professeur.
Le Vieil Homme aime souvent donner des indices à travers des choses qui semblent normales et ordinaires. Cette lettre contiendrait-elle des informations ? Elle ne disait rien, juste de le retrouver près du Théâtre Rouge et faisait étalage de ses techniques de jeu. Pff! Il compte clairement sur la chance. Il voulait même que j’aille au magasin tout venant Mabel, rue Enmat, acheter un dé pour me préparer à apprendre… Je pensais ne l’acheter qu’après notre rencontre, c’est pourquoi je n’y suis jamais allé. Peut-être y a-t-il un secret là-bas ?
Tel un homme qui se noie, Darkwill semblait se raccrocher à une paille.
De nombreuses rues de Bayam portaient le nom de villes du royaume de Loen.
Darkwill prit quelques minutes pour rassembler son courage, prit le hibou, ferma la porte de sa boutique et quitta la ruelle.
Tandis qu’il attendait une calèche, il acheta un exemplaire du News Report à un livreur de journaux, et parcourut les nouvelles internationales et nationales, ainsi que celles de l’archipel.
Soudain, il reconnut un visage familier : c’était l’aventurier qui l’avait informé du lieu où se trouvait Roy King.
Dans l’après-midi, Gehrman Sparrow a tué Mithor King alias Langue de Serpent, dont la prime s’élève à 5 400 Livres… J’ai confié une mission à un aventurier très puissant ! se dit l’Apothicaire en faisant claquer sa langue.
Il relégua l’affaire au second plan, monta dans la calèche et se dirigea droit vers la rue Enmat. Là, il aperçut le magasin Mabel.
La propriétaire était une vieille dame sympathique qui après l’avoir jaugé, lui dit :
– « Le dé que vous voulez coûte 1 Livre. »
C’est du vol ! Rugit mentalement Dakwill, furieux. Mais cela ne faisait que renforcer sa certitude que le dé pouvait contenir des indices.
Lorsqu’il eût payé, on lui remit une petite boîte à bagues. Il ouvrit le couvercle et découvrit un dé à six faces d’un blanc laiteux, la face du haut portant quatre points rouges.
Bien qu’intrigué par l’aspect ordinaire du dé et par le fait qu’il soit étroitement inséré dans une boîte à bagues, Darkwill se montra prudent en ne l’examinant pas sur-le-champ. Il le mit dans sa poche et se dirigea vers un autre côté de la rue.
Arrivé dans un endroit isolé, il ne put s’empêcher d’y jeter un coup d’œil, mais n’y vit rien n’anormal.
C’est alors qu’une calèche passa en trombe. Effrayé, il sursauta et laissa tomber le dé sur le sol.
Celui-ci roula et s’arrêta sur le 1.
Darkwill maudit le cocher et se précipita pour ramasser son dé.
Soudain, il chancela et s’effondra bruyamment sur le sol, bien qu’il n’eût heurté aucun obstacle. Il ne voyait plus que des étoiles.
Il resta un instant allongé là, hébété, avec, sous les yeux, le dé d’un blanc laiteux.