Dans un coin du Bar de la Feuille d’Amyris…
Elland avisa un homme qui portait une veste couleur café, lui tapota l’épaule et demanda en riant :
– « Pourquoi ne buvez-vous pas du Lanti Proof ? »
L’homme avait une trentaine d’années et un visage plutôt banal. Il était évident que le sang de Loen coulait dans ses veines.
Il avait les cheveux et les yeux bruns, et l’arête de son nez était légèrement haute. Son apparence ivre disparut instantanément et ses yeux se firent plus vifs.
Il jeta un coup d’œil à Elland et Klein, puis son regard redevint trouble. L’air totalement ivre, il répondit :
– « J’en ai déjà bu. Je bois du Zarhar pour atténuer les effets de l’alcool. »
Le Zarhar était une bière de malt produite localement. Elle n’était pas chère et avait bon goût.
Elland gloussa et désigna Klein :
– « Gehrman Sparrow. »
Puis il présenta l’homme : « Oz Kent. Vous pouvez l’appeler Kent. Discutez entre vous. Je dois retourner faire des préparatifs. Je m’en vais tôt demain matin. »
Il fit un signe de la main et partit sans hésiter.
Klein tira une chaise à proximité et s’assit. Il ne prit pas d’alcool et posa sur Oz Kent un regard impassible.
Kent se sentit très mal à l’aise. Il avala une gorgée de Zarhar et dit :
– « S’il y a quoi que ce soit, venez me trouver. Si vous nous fournissez des informations de valeur ou si vous nous aidez à faire certaines choses, vous serez payé. »
Il ne craignait pas que les ivrognes autour d’eux entendent leur conversation, car beaucoup de gangs et d’équipages de pirates tenaient généralement le même discours lorsqu’ils recrutaient des informateurs.
– « D’accord », répondit Klein qui avait très envie de demander s’il pouvait être remboursé pour s’être déguisé en Hélène afin d’assassiner la vice-amiral Maladie, sachant pertinemment que ses frais avaient été payés par Danitz.
Mais ce n’était qu’une idée en passant.
Oz Kent gloussa. Il semblait totalement ivre.
– « J’ai entendu Elland dire certaines choses à votre sujet, mais je dois vous prévenir qu’il ne faut pas se montrer trop fou en mer. Prenez-en note et faites tout votre possible pour ne pas provoquer les pirates. Ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas les combattre de front. Nous fournir des informations en privé serait une bonne chose. Nous garderons le secret. »
Cette fois, il avait clairement étouffé sa voix.
Voyant que Gehrman Sparrow ne réagissait pas, il ajouta : « Les pirates ne s’embarrassent d’aucun code chevaleresque et ne respectent pas davantage les lois et règles du royaume (rot). Si vous avez de la famille dans différentes villes portuaires ou dans une colonie insulaire, ils seraient bien capables de s’en prendre à eux. »
De la famille… Klein resta un instant silencieux avant de répondre calmement :
– « Je n’ai pas de famille. »
Ne sachant que répondre, Oz Kent ne put qu’ajouter :
– « Ils s’en prendront aussi à vos amis. »
– « Je n’ai pas d’amis », s’entendit-il répondre sur un ton imperturbable.
Kent s’étrangla et instinctivement, but une gorgée de bière Zarhar pour se calmer.
Il toussa, puis reprit d’une voix grave :
– « Ils vous tendront aussi des embuscades. Ils soudoieront des gens pour connaître votre itinéraire et intercepter votre navire. En mer, la force d’une personne seule est souvent de peu d’importance. »
– « Je ne refuserais pas qu’ils me donnent de l’argent. C’est la plus élémentaire des politesses », répondit posément Klein.
De l’argent ? Manifestement décontenancé, Oz Kent ne comprit pas ce que Gehrman Sparrow voulait dire.
Il mit quelques secondes à réaliser que pour cet homme, les pirates étaient des primes ambulantes.
Il but gorgée après gorgée de bière, momentanément à court de mots.
…
Dans le sous-sol du Bar de la Feuille d’Amyris…
– « Un aventurier inconnu ? » L’esprit agité, Langue de Serpent se redressa.
Ozil Le Costaud acquiesça.
– « D’après Meath, cet aventurier est nouveau. Il n’est probablement pas depuis longtemps dans l’archipel, mais Meath estime qu’il est considérablement dangereux. »
Dangereux ? Serait-ce la personne qui a tué Steel Maveti et les autres avec Le Flamboyant ? Celui qui s’est déguisé en Hélène pour attaquer le capitaine ? Mithor fit aussitôt des rapprochements et demanda d’une voix grave :
– « Auriez-vous sa photo ou son portrait ? »
Ozil fit signe à un subordonné qui lui remit une feuille de papier blanc.
– « Nous avons eu recours à un rituel pour que Meath, alias Yeux Bleus, dessine ce à quoi ressemble cet aventurier inconnu. Comme vous le savez, avoir un pied ferme dans le monde clandestin de Bayam n’est pas la même chose que d’être un pirate prospère. J’ai besoin de soutien. (Il soupira) : pour engager des gens, j’ai dépensé pas mal d’argent. »
Mithor, qui lisait entre les lignes, eut un petit rire.
– « Si vous parvenez à tirer cette affaire au clair, le capitaine ne sera pas avare en récompense. »
Il prit le portrait, l’étala et révéla un homme à l’air froid, aux cheveux noirs et aux yeux bruns. Son visage était assez mince, anguleux. Il portait une redingote noire à double boutonnage et un semi haut de forme.
Je ne l’ai jamais vu. Impossible de savoir s’il s’agit de l’homme qui s’est déguisée en Hélène…
Mithor releva la tête :
– « Découvrez qui il est et où il se trouve. »
– « J’ai déjà demandé à mes hommes de s’en charger », répondit Ozil Le Costaud avec un rire profond.
Les deux hommes se turent simultanément et burent leur vin rouge de Southville.
Quelques minutes plus tard, un videur entra et rompit le silence.
Il jeta un coup d’œil à Mithor, se pencha vers son patron et lui chuchota quelque chose à l’oreille.
Ozil prit un air étrange et un sourire non dissimulé se dessina sur son visage.
Il posa son verre de vin et après un bref silence, annonça :
– « Nous avons trouvé l’aventurier inconnu. »
– « Où est-il ? » s’enquit Mithor.
Ozil lui montra l’étage :
– « Ici, au bar. »
Mithor regarda le plafond et garda un instant le silence.
– « Je vais monter m’en assurer. »
Il pensait qu’après avoir eu des contacts avec la fausse Hélène, il connaissait globalement les capacités de l’homme. Quelle que fût son l’habileté à se déguiser, il ressentirait certainement un sentiment de familiarité, c’est pourquoi il avait décidé de vérifier par lui-même.
En temps normal, il n’aurait jamais pris une telle initiative. Il aurait plutôt mené une enquête depuis la périphérie et ne se serait impliqué que s’il avait suffisamment confiance. Mais là, il n’était guère convaincu par le subordonné d’Ozil. Si vraiment il s’agissait de l’homme qui s’était déguisé en Hélène, il changerait immédiatement d’apparence et d’identité, et disparaîtrait sitôt qu’il s’apercevrait que quelque chose ne tournait pas rond.
De plus, Mithor gardait en tête qu’il était actuellement puni par son capitaine. Il devait rapidement accomplir un acte méritoire s’il voulait pouvoir retourner sur la Peste Noire.
(Soupir). Que j’aie pu manquer d’habileté ou de prudence, le résultat est le même et je ne peux rien y changer. J’ai été trompé par ce déguisement, l’ai emmené sur la Peste Noire et cela a bien failli tuer mon capitaine…
Qilangos, lui, ne m’aurait pas épargné. Il a toujours été très avide et aspirait depuis longtemps à mes pouvoirs Transcendants…
Si mon capitaine n’a pas cru que je pouvais être de mèche avec l’assassin, c’est simplement parce que Qilangos aussi pouvait changer d’apparence grâce à la Faim Rampante. Elle n’a appelé personne pour me saisir et me tuer. Elle m’a juste envoyé à Bayam pour enquêter sur cette affaire. Elle s’est déjà montrée assez indulgente… Comparée à Qilangos, c’est vraiment un capitaine digne de loyauté. Il faut au plus vite que je lui rende un service méritoire et que je trouve un prétexte pour la contacter afin de me montrer à la hauteur de la façon dont elle m’a traité, ne put s’empêcher de penser Mithor King en se levant pour quitter la pièce.
Même si, étant un pirate, il avait tué bon nombre de gens et pillé d’innombrables navires, il avait un point faible. De plus, il n’avait pas remarqué qu’il était constamment hypnotisé par la vice-amirale Tracy en raison de ses interactions prolongées avec elle. L’affection qu’il lui portait s’était infiltrée au plus profond de ses os. Si la Jeune Fille aux Maladies, n’ayant pas d’assistants, lui avait demandé de s’agenouiller et de lui baiser les pieds, il aurait obtempéré sans aucune résistance.
Cela, bien entendu, n’affectait en rien ses fantasmes d’accomplir d’innombrables exploits avec Tracy. S’il en avait l’occasion, il en prendrait l’initiative, avec ou sans sa permission.
En tant que pirate, il avait déjà fait ce genre de choses à maintes reprises.
Arrivé à l’étage, Mithor suivit les conseils du subordonné d’Ozil et longea les murs du bar jusqu’à mi-chemin. De loin, il aperçut l’aventurier inconnu, assis dans un coin.
Identique au portrait… mais je ne ressens aucune familiarité… Est-ce parce qu’il est suffisamment bien déguisé ou est-ce quelqu’un d’autre, la vice-amirale Iceberg par exemple ? Elle peut imiter les pouvoirs Transcendants de ceux qu’elle a déjà vus. Il n’est pas impossible qu’elle change d’apparence, tout comme Qilangos…
Le regard de Mithor s’arrêta deux secondes, puis, prudent, il le détourna.
Mais au même moment, l’intuition spirituelle de Voyant de Klein lui souffla que quelqu’un l’observait.
Sans rien chercher à cacher, le jeune homme se retourna aussitôt et aperçut un homme aux sourcils courts, aux orbites profondes et aux yeux de bronze. Il le reconnut aussitôt.
Mithor King dit Langue de Serpent… Le troisième officier de la Peste Noire, le vaisseau amiral de la vice-amirale Maladie…
Instantanément, deux pensées s’imposèrent à son esprit.
La première : Une prime de 5 400 Livres !
La seconde : Pourquoi m’observe-t-il ? Aurait-il réussi à me trouver en enquêtant sur Danitz ?
Voyant que quelque chose n’allait pas, Kent, le contact militaire, suivit le regard de Gehrman Sparrow. Cependant, des ivrognes bloquaient son angle de vue.
Instinctivement, Klein pensa faire semblant de ne pas reconnaître Mithor King, détourner le regard et commander un verre. Il pourrait alors observer discrètement où il allait, puis utiliser ses pouvoirs de Sans-Visage pour s’infiltrer là où Mithor se cachait et le traquer silencieusement.
Mais il y avait un problème.
Ça, c’est moi. Or je suis désormais Gehrman Sparrow, un aventurier apparemment calme, mais en réalité fou !
Sur cette pensée, il se retourna brusquement, dégaina son revolver et au plein milieu du bar bruyant, visa Langue de Serpent.
Un coup de feu retentit et par réflexe, de nombreux clients s’accroupirent en se serrant la tête. Tous étaient extrêmement expérimentés.
De nombreux ivrognes s’effondrèrent sur le sol et plus de dix hommes, dont Mithor King, se jetèrent sur le côté ou firent des roulades pour esquiver. Leurs gestes étaient bien rodés.
Cependant, Klein n’avait pas vraiment pressé la détente, de crainte de blesser des innocents. En effet, de nombreux clients le séparaient de Mithor.
Le coup de feu provenait du pouvoir qu’il avait de créer des illusions !
Alors qu’un vaste espace se créait devant lui et que les gens s’accroupissaient, il visa Mithor qui s’était jeté de côté sur le sol et appuya sur la gâchette.
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