Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 112 – Le problème du professeur d’équitation
De retour au salon, Klein prit un coupe-papier et ouvrit l’enveloppe.
Le célèbre détective écrivait :
« Votre idée nous a beaucoup aidés. Permettez-moi d’abord de vous en remercier.
« Dès réception de votre lettre, nous avons immédiatement envoyé quelques personnes ratisser les zones cruciales. Comme prévu, nous avons trouvé des indices et un certain nombre d’animaux errants que les habitants se souvenaient avoir souvent aperçus ont disparu.
« Au cours de ce processus, nous avons également remarqué une chose intéressante. Il y a quatre ans, dans l’affaire de meurtres concernant des prostituées célibataires avec un enfant, plusieurs personnes qui vivaient près de la scène du crime ont mentionné que tout excentrique et vicieux qu’il fût, le principal suspect, un adolescent, aimait beaucoup les animaux, en particulier un grand chien noir.
« A sa mort au cours d’une fusillade entre gangs, les gens n’ont plus jamais revu le chien.
« Je serais curieux de savoir qui est son propriétaire actuel. Le meurtrier d’une affaire non résolue encore plus ancienne ?
« Les faits cités ci-dessus se sont avérés vrais pour ce qui est du 12e meurtre et cela a joué un rôle déterminant en donnant à la police une première idée du suspect. Si tout va bien et que le coupable est arrêté, nous toucherons la plus grosse partie de la récompense.
« J’ai bien pris note de votre contribution, mon ami. Je ne vous oublierai pas dans la distribution. »
…
Isengard Stanton se doutait-il que je connaissais la vérité sur le Diable, d’où son allusion délibérée ? Se demanda Klein en posant la lettre.
Cela dit, celle-ci l’avait grandement soulagé.
Les Transcendants officiels ne recherchaient donc pas la mauvaise personne !
Si le gigantesque chien démoniaque ne bénéficiait d’aucune aide, ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne soit pris et tué.
Quant à la supposition d’Isengard Stanton sur l’existence d’un autre maître, Klein n’avait pas suffisamment de preuves pour se prononcer. Cela restait donc une simple probabilité.
Bref, ma mission s’arrête ici. Les Faucons de Nuit, les Punisseurs Mandatés et les escouades de la Conscience Collective des Machines s’occuperons du reste.
Le jeune homme prit une feuille de papier, un stylo plume et rédigea une réponse pleine d’humilité. Comme s’il n’était vraiment qu’un privé ordinaire, il ne releva pas ses subtiles allusions.
Après avoir découpé une autre figurine en papier et envoyé la lettre, Klein se dirigea vers l’arrêt de la calèche publique.
Il ne reste plus qu’à attendre l’argent, se dit-il, détendu.
Leppard a dit qu’il se rendrait à l’Exposition Commémorative de Roselle trois jours d’affilée. Je vais devoir attendre samedi pour aller lui remettre le dernier paiement. Avec un peu de chance, le brevet de la bicyclette aura été déposé d’ici là. L’Office des Brevets de Backlund semble réputé pour son inefficacité, soupira-t-il.
Klein avait déjà fait ses plans pour la journée. Puisqu’il n’y avait pas de réunion de Transcendants et qu’il ne pouvait pas se procurer les objets dont il avait besoin, il se retrouvait soudain avec beaucoup de temps libre.
Dans la matinée, j’irai au Club Quelaag m’entraîner au tir et exercer mes pouvoirs Transcendants. Je déjeunerai sur place, puis je trouverai un meilleur cirque où assister aux performances du magicien et voir si je peux y trouver de l’inspiration.
Il sortit sa montre à gousset en or, la consulta et monta en voiture, de bonne humeur.
…
Quartier Hillston, au Club Quelaag…
Comme Klein passait au moins deux fois par semaine, les préposés se souvenaient de lui. Il n’avait donc pas à montrer sa carte de membre ni son badge de la Constellation du Givre
On était mercredi. La plupart des membres du Club Quelaag appartenant à la classe moyenne avec un emploi régulier et décent, ils ne pouvaient guère venir au club que le dimanche, à l’heure du thé ou encore durant leurs congés.
La salle spacieuse et lumineuse semblait étrangement vide, à l’exception de quelques personnes assises dans le coin où trônaient tables basses et canapés.
Le jeune homme regarda autour de lui, avisa une connaissance et s’approcha pour le saluer :
– « Talim ! Par un temps aussi magnifique, vous devriez être au club hippique ! »
L’homme n’était autre que le noble professeur d’équitation qui l’avait introduit au club à la demande de Mme Mary Dumont. Il lui avait même donné une mission : protéger Mike Joseph, le journaliste du Daily Observer, lorsqu’il s’était rendu à la Rose d’Or pour enquêter.
Talim leva les yeux, toucha ses courtes boucles brunes et sourit.
– « Ça alors ! Voici notre honorable grand détective. Que faisiez-vous dernièrement ? Il y longtemps que je ne vous ai pas vu. »
C’est parce que vous n’êtes venu au club depuis des jours… Se dit le jeune homme en prenant place à côté de lui.
– « J’aidais la police dans l’affaire des meurtres en série. Même s’il n’y a pas nécessairement de résultats, la prime est assez tentante. De plus, il est très important pour nous autres détectives privés de tisser de bonnes relations avec la police », répondit-il en souriant.
Vantardise, pensait-il intérieurement. Je ne suis qu’un quidam qui a été convoqué…
L’un des quelques membres assis sur le canapé derrière eux, un homme qui semblait être un agent de change, lança une discussion sur les dernières actions de la Western Railway et de la Plantation de Balam Est.
Talim, qui ne doutait pas un instant de Klein, eut un petit rire :
– « Voilà de quoi occuper un grand détective. »
Après quelques civilités, l’homme se mit peu à peu à réfléchir.
Klein était sur le point de lui faire ses adieux et de descendre stand de tir lorsque Talim, brusquement, se tourna vers lui :
– « M. Moriarty, puis-je vous poser une question ? Euh… Vous me facturerez la consultation. »
– « Celle-ci est gratuite. Et appelez-moi Sherlock », répondit en souriant le jeune homme.
Talim hocha doucement la tête et parut hésiter :
– « J’ai un ami qui est tombé amoureux de quelqu’un et qui n’aurait pas dû. Comment gérer une telle situation ? »
Même si j’ai toujours pensé que toute personne qui pose une question précédée de “J’ai un ami” parle en réalité d’elle-même, la couleur émotionnelle de Talim laisse à penser que ce n’est pas le cas en ce qui le concerne. Il est en proie à un dilemme, mais je ne vois aucune trace de douleur… Se dit Klein après avoir activé sa Vision Spirituelle.
Il se pencha légèrement en arrière, croisa les mains et répondit :
– « Je suis désolé mais je ne suis ni psychiatre, ni l’un de ces experts en question émotionnelles qui travaillent pour les journaux ou magazines. Le seul conseil que je puisse vous donner est de ne pas enfreindre la loi.
« Héhé, je plaisantais ! Tout d’abord, voyons ce qu’il en est de “n’aurait pas dû”. Y aurait-il une querelle entre les deux familles ? »
Talim le regarda :
– « Non », répondit-il, démuni. « Nous ne sommes pas dans Roméo et Juliette ! »
Klein eut soudain l’impression d’entendre un murmure irréel :
Auteur : Roselle Gustav… Auteur : Roselle Gustav… Auteur : Roselle Gustav…
Secouant la tête, il s’excusa auprès de Shakespeare et sourit :
– « Cette œuvre de l’Empereur Roselle est vraiment trop classique. Je ne peux m’empêcher d’y penser lorsqu’il est question d’un amour qui ne devrait pas être.
« Dans ce cas, qu’est-ce qui les empêche d’être ensemble ? »
Talim demeura silencieux quelques secondes.
– « Je dois garder ça confidentiel. Je suis désolé, faites comme si je ne vous en avais pas parlé. »
Confidentiel ? Il doit s’agir d’une personne avec un certain standing… Amoureux d’une personne du même sexe ? Du même sang ?
Réprimant sa curiosité, notre détective écarta les mains :
– « Dans ce cas, tout ce que je peux vous suggérer est de lire des romans passionnés comme La Villa sur la Montagne aux Tempêtes ou encore Amour et Jalousie . »
Les lèvres de Talim frémirent :
– « En dernier recours seulement », soupira-t-il. « À mon avis, les sentiments dont il est question dans ces romans ne se produisent jamais chez les gens normaux. »
– « Je suis bien d’accord ».
Ils échangèrent un sourire, puis Klein prit congé et descendit au stand de tir souterrain. Vers midi, il remonta à l’étage et se rendit directement à la cafétéria.
Un peu plus tôt, il avait pris note du plat du jour servi en quantité limitée : du foie gras poêlé au vin rouge servi avec des pommes tranchées et du pain imbibé de beurre.
Le jeune homme se servit puis porta son plateau jusqu’à la table de Talim. Le chirurgien Aaron Ceres – l’autre personne qui l’avait recommandé auprès du club – était là lui-aussi.
Avant même de s’asseoir et après avoir posé le plateau, Klein remarqua une béquille appuyée contre la chaise du célèbre praticien.
– « Que vous arrive-t-il, Aaron ? » demanda-t-il avec inquiétude.
L’homme grand et mince aux lunettes à monture dorée et à l’air froid tapota légèrement sa jambe droite :
– « Ne m’en parlez pas ! J’ai joué de malchance ! Je suis tombé dans les escaliers et comme j’ai une fracture assez grave, j’ai dû recourir au plâtre. »
– « Ce n’est vraiment pas de chance », soupira le détective en coupant un morceau de foie gras qu’il trempa dans la sauce.
Le parfum qui s’en dégageait en fondant dans sa bouche stimulait toutes ses papilles gustatives.
– « Voilà longtemps que je n’ai plus de chance », fit Aaron en remontant ses lunettes et en se massant les tempes.
Il regarda Klein, puis Talim et demanda, hésitant :
– « Monsieur Moriarty, est-ce que…est-ce que… »
Le jeune homme leva les yeux :
– « Quoi donc ? »
Aaron baissa la voix :
– « Vous qui êtes un célèbre détective, vous devez connaître beaucoup de gens, non ? »
– « Tout à fait », répondit Klein qui ne voyait pas où le chirurgien voulait en venir.
Aaron regarda à nouveau Talim et prit une profonde inspiration.
– « Connaitriez-vous une sorte de sorcier guérisseur de village ? Ou plutôt un voyant compétent ou un amateur d’occultisme ? J’ai le sentiment que la malchance qui me poursuit depuis un moment est tout sauf normale…
« Je sais qu’il y a des chances pour que ce soit un charlatan ou une arnaque, mais je n’ai aucun autre moyen de me débarrasser ma malchance. J’ai bien tenté d’aller à l’église, de prier, de faire des dons, d’assister à la messe, mais ça n’a rien donné. »
Bon voyant et amateur d’occultisme… C’est de moi dont vous parlez ?
Klein réfléchit :
– « Aaron, racontez-nous en détail ce qui vous arrive. »
Talim, de son côté, hocha la tête en signe d’approbation.
– « Ne vous inquiétez pas, je suis peut-être un fidèle du Seigneur, mais je ne rejette pas ce qui touche à l’occultisme. »
Aaron eut un soupir de désarroi :
– « Il y aurait beaucoup à dire. Des erreurs sur la table d’opération, par exemple, ou encore un accident de train… En rentrant chez moi, j’ai découvert que ma maison avait été cambriolée et en me rendant à l’hôpital, je suis tombé dans les escaliers… Pensez-vous qu’on ait pu me jeter un sort ? »
Voyons, j’ai déjà entendu Aaron mentionner quelque chose comme ça… Se dit Klein, les sourcils légèrement froncés.
En tant qu’ancien Faucon de Nuit, il fit aussitôt le rapprochement avec un certain Artefact Scellé : la Marionnette en Chiffon du Malheur !
Serait-ce un objet similaire ? Il activa sa Vision Spirituelle et se tourna vers le chirurgien :
– « Réfléchissez bien, Aaron. Avant que ces événements malheureux ne commencent à se produire, auriez-vous… ou plutôt votre famille, vécu d’autres désagréments de ce type ? »