Livre 2, Chapitre 95 – Capitaine

La vallée était parsemée de cicatrices de ses récents bombardements. Des volutes de fumée s’élevaient des cratères déchiquetés, marques de ces armes anciennes. Le complexe lui-même avait été complètement détruit, et ses docks s’étaient écrasés sur le sol en contrebas. Dix vaisseaux de guerre élyséens avaient été réduits à l’état d’épaves fumantes. Deux à trois cents vétérans de l’armée des enfers avaient été tués. Alors que l’armée avait été dévastée, les stagiaires s’en étaient plutôt bien sortis, à la surprise générale. Dix avaient perdu la vie. Vingt avaient été éliminés lors des tests, et le reste était officiellement devenu des apprentis de la vallée des enfers. Heureusement, le camp d’entraînement lui-même était toujours opérationnel.

En regardant le terrain ravagé, les élèves avaient du mal à croire que tout cela avait été fait en une seule attaque. Dark Atom était arrivé, avait tout détruit sur son passage et était reparti avec moins de pertes que ses ennemis. Pendant ce temps, les soldats de la vallée des enfers avaient été forcés d’assister impuissants à leur départ. Ils n’avaient plus que leur responsabilité envers cette nouvelle génération de jeunes gens.

Les terres élyséennes n’étaient-elles pas censées être invincibles ? N’étaient-elles pas connues pour balayer impitoyablement les terres désolées ? La vallée des enfers n’avait-elle pas été une base où les vétérans les plus accomplis avaient été stationnés ?

« Cette situation est une marque de honte pour notre domaine, pour nous tous, les combattants ! » Drake serra les poings à ses côtés. Une fournaise brûlait derrière ses yeux durs. « Le jour viendra où je conduirai personnellement nos armées pour raser n’importe quel taudis que Dark Atom appelle maison ! Seul le sang paiera le sang. Œil pour œil ! »

C’était un jeune commandant, encore vert. Alors que Drake avait peut-être la ferveur et les compétences, il n’avait pas encore été testé. Toutes les missions auxquelles il avait participé auparavant étaient contre des petits groupes de blasphémateurs et de bêtes mutantes. Pour la première fois, il avait fait face à une perte désastreuse. Il ne pouvait pas accepter le fait que la dignité de son peuple ait été si profondément foulée aux pieds par la racaille du désert.

Claudia comprenait la rage que ressentait ce grand homme. Il y a six mois, elle avait ressenti à peu près la même chose. Mais cette fois-ci ? Il y avait certainement de la colère, mais pas de honte. Son esprit était tourné vers la perte qu’elle avait subie pendant sa mission dans les terres désolées.

Sa perte avait également été désastreuse.

Tant de sang souillant l’âme. Les os de tant de soldats loyaux cuisant au soleil des terres désolées. Tant d’âmes de ces pauvres martyrs désorientés, perdus dans les étendues sans fin.

Et quelle avait été la réponse de Skycloud ? Rien. Tout avait été balayé sous le tapis. Aucune vengeance n’avait été demandée au nom des morts. De quoi Skycloud avait-il peur ? Ils étaient censés être pratiquement invincibles. Leur peuple était censé être inégalé dans sa foi.

Cloudhawk !

Le nom s’était frayé un chemin à travers son cœur blessé. C’était le seul nom de sauvage qu’elle connaissait.

L’effet qu’il avait eu sur Claudia était total. C’était lui qui avait pris la vie de son compagnon, Raith, et des braves soldats qui les accompagnaient. Ce sauvage avait porté un coup dur à sa foi, puis avait traversé Skycloud en commettant des actes de trahison et de terrorisme.

Et comment cela s’est-il terminé ?

Cloudhawk était resté en sécurité dans le manoir du Grand Général. D’une manière ou d’une autre, il était devenu une charge de la famille Polaris. Le déchet crasseux était même devenu un ami proche d’Aurore, une jeune femme de sang noble… Non, le plus grand coup avait été porté à leur fierté. Leur complexe de supériorité avait été coupé aux genoux et traîné dans la boue. Leur colère était celle que vous ressentez quand vous ne pouvez pas admettre la défaite.

Claudia avait autrefois regardé les vastes étendues avec mépris, remplie de la fierté des chasseurs de démons. Maintenant, elle avait vu la vérité de ce qui se cachait là-bas. Elle avait vu la méchanceté, la ruse, et le pouvoir. Son ancien elle était comme une grenouille au fond d’un puits, regardant la lumière brillante du domaine de Skycloud.

Elle était toujours une fidèle servante des dieux, mais elle avait appris à ne pas sous-estimer les terres désolées. Ainsi, alors qu’elle contemplait la tragédie que ses sombres agents avaient provoquée, elle n’était pas submergée par la colère ou l’indignation. Elle avait appris à faire face à l’échec sans le laisser la consumer. La colère seule n’aurait servi à rien. Ce n’est qu’une fois que vous avez accepté la défaite que vous pouvez réfléchir et revoir ce que vous avez appris pour grandir au-delà.

Dans cet aspect, Claudia avait largement dépassé la plupart de ses pairs. Pourquoi une femme comme elle, issue d’une famille si riche, se trouverait-elle ici sinon ?

Les vingt à trente élèves restants s’étaient rassemblés en ligne et avaient récupéré leurs affaires. Gabriel, qui se grattait la tête à travers une tignasse de cheveux dorés ressemblant à de la mauvaise herbe, regardait autour de lui avec une expression timide. Il ne pouvait s’empêcher de murmurer ses pensées : « Je ne l’ai pas vu depuis tout ce temps. Est-il mort là-bas ? »

Drake fronça les sourcils et regarda également autour de lui. C’était vrai. Où était passé Cloudhawk ?

Il ne pouvait pas dire qu’il était terriblement déçu, mais à travers leur conflit, il avait développé un respect pour lui. Il avait presque tué Drake dans la forêt morte, mais cette grave blessure lui avait donné une leçon précieuse. De plus, pénétrer un mur de plus de mille soldats pour tuer un chef de tribu était un exploit que même lui devait admirer.

Les indigènes avaient été anéantis. Cloudhawk avait-il réussi son assassinat ? S’il avait survécu, avait-il choisi de s’enfuir ?

Drake ne savait rien, mais en tant que soldat, il était un adversaire de taille.

« Si les envahisseurs l’ont tué, ça me va. » Claudia ponctua ses mots d’un reniflement et ne fit aucun effort pour dissimuler sa haine. « C’est mieux que je n’aie pas à me salir les mains avec son sang impur. »

« Comment peux-tu dire quelque chose d’aussi vil ? » Le tempérament de Drake s’enflamma. « Tu continues à manquer de respect à nos soldats ! »

« Une crapule comme lui ne pense jamais qu’à lui, quoi qu’il fasse. Il n’est pas digne d’être appelé un soldat. » Les yeux bleu azur de Claudia étaient aussi aiguisés que des poignards. Elle les utilisa pour clouer Drake sur place. « Et un homme comme vous qui est prêt à retourner sa main contre les gens quand ils sont faibles – ne me parlez pas de respect ! »

Les femmes étaient des créatures déraisonnables, aussi obstinées que des rochers. À la guerre, les meilleures tactiques étaient celles qui permettaient de gagner la bataille. Si les chefs de l’armée agissaient comme elle l’avait cru autrefois, tous honnêtes et francs, alors la lumière des dieux aurait été éteinte depuis longtemps. Les deux hommes se regardaient fixement et étaient sur le point d’échanger des coups. Pendant ce temps, Gabriel était resté en dehors de tout ça.

Un officier des provisions blessé passa, soignant son bras et boitillant sur une jambe blessée. Il était couvert de sang de la tête aux pieds mais ne faisait pas attention à ses blessures. « Hey , celui dont vous parlez. Cheveux et yeux noirs, non ? Maigre, mais il a l’air de pouvoir prendre soin de lui ? »

« Hm ? » Gabriel regarda dans sa direction, perplexe. « Vous l’avez vu ? »

« Il est plutôt bon. Il s’est débrouillé tout seul. Tuer le chef des balayeurs a rendu tout le clan fou. Sans lui, l’élimination des indigènes nous aurait coûté beaucoup plus de temps et de soldats. Nous aurions manqué tout ce qui s’est passé ici. Les choses auraient été bien pires. Ils auraient même pu détruire toute la vallée. Des centaines de nos frères seraient morts. Il est responsable du fait qu’ils respirent encore. »

Le vétéran mit une cigarette tachée de sang entre ses lèvres et tira une longue bouffée. Il était visiblement très reconnaissant de ce qu’il avait fait. Claudia, Drake et Gabriel étaient tous silencieux. Il semblait que le chef indigène avait vraiment été tué par lui. Mais, si c’était vrai, ils ne pouvaient pas comprendre pourquoi il avait ignoré sa propre sécurité pour eux trois. S’échapper seul aurait été le choix le plus sage.

« J’étais avec les trois instructeurs. On a tout vu. Mec, c’est un sacré gars. Il a tenu bon jusqu’à notre arrivée, en retenant plusieurs centaines de soldats à lui tout seul. Franchement, ça faisait longtemps que je n’avais pas vu un combattant comme lui. C’est dommage qu’il soit mort. »

Mort ? La nouvelle les frappa différemment. Drake semblait désolé. Claudia semblait en conflit.

Bien que Claudia ait été prompte à cracher du vitriol, elle ne croyait pas qu’il était mort. Quelqu’un capable de faire ce qu’il faisait n’allait pas se laisser abattre si facilement. Il était sa némésis, certes, mais il était aussi la référence à laquelle elle se mesurait. S’il mourait avant qu’elle n’ait eu la chance de le surpasser, cela l’irriterait terriblement.

Gabriel demanda, « Comment est-il mort ? »

« Ce n’est pas tout à fait clair. Il a été gravement blessé, mais il nous a rejoints ici à la base. Lui et un groupe d’autres personnes ont combattu les blasphémateurs et sont entrés dans l’enceinte principale. Ils ont combattu, et puis… eh bien, vous avez vu ce qu’il en reste. » Avec un lourd soupir, le soldat pointa du doigt les restes de leur base. Les feux brûlaient encore en grandes colonnes de flammes qui ne voulaient pas s’éteindre.

Quiconque était pris à l’intérieur devait être mort. « Nous ne l’avons pas vu, ni lui, ni personne d’autre, ressortir. » Les trois stagiaires fixaient les ruines, envoûtés par les feux. C’était impensable. Blessé et épuisé, il ignorait encore des dangers clairs et présents pour courir au combat.

Le vétéran lança à Claudia un regard significatif. « Que ce soit l’armée des enfers ou les propres forces de Skycloud, les gens comme nous considèrent la fierté noble comme un cancer. Si le domaine de Skycloud est un arbre, alors nous sommes les racines. Nous ne voyons jamais le soleil, et nos vies sont passées dans l’humidité et l’obscurité. Ici-bas, vous ne pouvez pas éviter la saleté, mais sans nous, que pensez-vous qu’il arriverait à ceux comme vous, ce feuillage luxueux au soleil ? Vous pouvez regarder nos mains tachées de sang et nous traiter de sales, mais vous n’avez pas le droit de mettre en doute nos qualifications. En ce qui me concerne, qui que ce soit, il était plus soldat que vous tous réunis. »

Il retira le mégot de sa bouche et le jeta dans la terre tachée de sang avant de s’éloigner en clopinant.

Ses mots étaient aussi faux que n’importe qui dans toute l’histoire de l’humanité. Comment Claudia ne pouvait-elle pas savoir exactement quel genre de personne il était ?

Son visage brûlait, et un rougissement marquait ses joues pâles. Même les sourds auraient entendu les mots durs de ce soldat. Il n’avait rien laissé de côté. C’était comme s’il l’avait frappée sur le nez et l’avait traitée de mauvaise fille. Mais elle savait qu’il n’était pas du tout comme ces hommes. C’était une canaille des terres désolées qui avait réussi à se faufiler dans les terres élyséennes. Le sang des soldats et des chasseurs de démons souillait ses mains. Elle dut combattre l’envie de hurler cela au soldat et de le réduire en bouillie.

Elle se ravisa.

Peu importe. Il était mort, et si c’était la fin de leur inimitié, alors qu’il en soit ainsi. Autant que Claudia aimerait le nier, il lui avait sauvé la vie. Serait-elle encore capable de planter une épée dans son cœur dégoûtant ? Mais… si elle ne le tuait pas, qu’en serait-il des compagnons qu’il avait tués ? La mort était une bonne chose.

Ils avaient tous récupéré leur équipement.

Celui de Drake était une armure en acier tungstène et une grande épée. L’acier de tungstène était le matériau le plus solide des terres élyséennes. Avec les défenses naturelles de Drake aussi fortes qu’elles l’étaient, l’armure était un ajout puissant. Un chasseur de démons devrait se battre durement juste pour les traverser.

Claudia reprit son bâton d’exorciste, le torque du chercheur, et Tempête. La relique de Gabriel, par contre, était plutôt unique. C’était un cordon noir qu’il gardait enroulé autour de sa main. Une relique de ce genre n’était pas courante dans les terres élyséennes – il devait s’agir de quelque chose qui n’avait pas beaucoup d’histoire. Il était difficile de deviner à quoi elle pouvait servir.

Les stagiaires avaient été amenés à la clinique de la base et avaient dû se tremper dans un bain médicinal. Les concoctions quasi-mystiques des Élyséens étaient très efficaces. En un jour et une nuit, leurs corps seraient entièrement guéris, et aucune trace de blessure ne subsisterait.

Un son de cloche assourdissant se fit entendre à l’extérieur. Vingt-huit jeunes gens s’étaient levés et s’étaient disposés en quatre rangées.

Les trois instructeurs étaient présents. Cutter s’avança tandis que Natessa et Dumont se tenaient silencieusement en place. L’homme à la cicatrice hideuse promena son regard terrifiant sur les stagiaires. Et quand il prit la parole, sa voix était méprisante. « Eh bien. Je dois dire que vos performances durant ce test ont été une véritable déception. Un seul a été à peine satisfaisant. Sortez d’ici ! »

Les regards de tous s’étaient tournés vers celui qu’il commandait.

Il n’était ni grand ni petit, et n’était pas particulièrement fort. Il portait une nouvelle robe, mais ses courts cheveux noirs corbeau étaient encore un désordre noué. Une simple armure de chasseur de démons le protégeait, et une cape grise en lambeaux était drapée sur ses épaules. Une épée en acier noir était rengainée sur son dos. Son visage était caché derrière un masque de démon grimaçant.

Les étudiants avaient partagé des regards perplexes.

N’était-ce pas le même gars qui avait été le premier à enlever tous ses vêtements ? L’effronté. La phrase suivante de l’instructeur Cutter fit grincer des dents.

« À partir d’aujourd’hui, vous êtes tous une équipe. Voici votre nouveau capitaine d’équipe : Cloudhawk ! »

Le jeune homme souleva le masque pour révéler ses traits grossiers, couleur blé. Il n’était pas le plus beau des hommes, mais son visage était bien ordonné, et ses traits étaient délicats. Ses yeux noirs, en particulier, étaient vifs et intelligents. Il sourit effrontément aux autres, son regard s’arrêtant sur les trois visages familiers près du fond. Il leur fit un clin d’œil comme pour dire : « Oh, alors vous êtes tous encore en vie. »