Livre 6, Chapitre 55 – Pouvoir mystérieux
La matinée battait son plein. Le ciel était lumineux et calme.
Sélène était assise devant une table chargée de documents. Elle éteignit la lanterne à laquelle elle lisait et se dirigea vers la fenêtre. Tirant les stores, elle regarda Skycloud.
La lumière vive du matin venait de l’est, projetant sa chaude lueur sur le visage de Sélène. C’était son troisième jour de travail continu et l’épuisement commençait à se faire sentir. Cependant, son acuité mentale n’était pas affectée.
Elle baissa la tête, regardant le dernier rapport des services de renseignements. Lorsqu’elle releva les yeux, on pouvait y lire une pointe d’humour. « Cloudhawk… il ne cesse de me surprendre. »
Elle tenait un rapport de surveillance des terres désolées. Il contenait beaucoup d’informations sur les activités de l’Alliance verte depuis la bataille de Fallowmoor, il y a plusieurs mois. Au cours des soixante derniers jours, Cloudhawk avait accompli des exploits impressionnants, dont la construction d’une capitale des Terres désolées.
À en juger par les rapports, la population de cette nouvelle ville avait déjà dépassé le million et demi d’habitants et augmentait chaque jour. C’était difficile à croire. Les Terres désolées étaient un endroit si stérile et si impitoyable. Comment une seule ville pouvait-elle accueillir autant de citoyens ?
Le rapport semblait trop fantaisiste pour être pris au sérieux, mais Cloudhawk y était parvenu d’une manière ou d’une autre. Il avait un penchant pour faire de l’impossible une réalité. Alors qu’elle continuait à lire le rapport, ce trait fut encore prouvé par les descriptions de deux choses que Cloudhawk avait inventées.
La première était une structure capable de créer de l’eau fraîche et propre à partir de nulle part. On l’appelait la Tour des miracles. Son autre réalisation était un objet qui transformait le sable en terre arable. On l’appelait l’épée verte.
Là où il y avait une Tour des miracles, les gens n’avaient jamais à se préoccuper du manque d’eau. Là où se trouvait l’épée verte, la terre prenait vie. Ces deux éléments avaient commencé à se répandre dans les régions désertiques, bénéficiant directement à des millions de personnes. Cela avait également transformé la façon dont ils considéraient les chasseurs de démons et les reliques. Il était à noter qu’on ne les appelait plus chasseurs de démons dans les régions désertiques.
Cloudhawk était le successeur du roi des démons. Wolfblade et Abaddon, les chefs de la région, étaient eux-mêmes des démonistes. Continuer à appeler les éveillés mentaux des chasseurs de démons était inapproprié.
Les terres désolées avaient de nombreux noms pour désigner les talentueux, tels que les Élus, les Chevaliers noirs, les tueurs de dieux, et ainsi de suite. Maintenant que l’Alliance verte était établie et qu’elle en avait le contrôle total, tous ces noms étaient regroupés sous une seule et même bannière : les Éveillés.
Les Éveillés étaient la ressource la plus précieuse des Terres désolées.
Les tours miracles et les épées vertes ne pouvaient être utilisées que par des Éveillés. Le pouvoir psychique était ce qui les galvanisait, ce qui signifiait que les Éveillés étaient nécessaires pour transformer les terres désolées en un paradis vert.
« Il est vraiment en train de changer les terres désolées… » Sélène sentit un léger frémissement dans son cœur.
Les progrès de Cloudhawk étaient lents, mais les implications étaient énormes. Grâce à ses efforts, les déserts sans limites pourraient un jour devenir des forêts. Le monde pourrait redevenir ce qu’il était avant la Grande Guerre. Au moins, sa vision donnait de l’espoir aux habitants des terres incultes.
Il se donnait à fond pour poursuivre son rêve. Comment l’orgueil de Sélène pouvait-il lui permettre de se laisser distancer ? Son amour pour Skycloud était profond, et elle était prête à faire tout ce qui était en son pouvoir pour la protéger. Peut-être qu’avec le temps, les barrières entre son monde et celui de Cloudhawk pourraient être balayées, et qu’un seul peuple unifié pourrait émerger.
À cette fin, Sélène était plus fervente et plus motivée qu’Arcturus ne l’avait été. Le jeu en valait la chandelle. Skycloud était stable. La paix et l’ordre avaient été rétablis. Peu à peu, sa réputation auprès du peuple s’améliorait.
Deux personnes dans deux endroits très différents, travaillant de toutes leurs forces pour que leur vision devienne réalité. Peut-être qu’à eux deux, ils pouvaient vraiment changer le monde !
Après ses cinq minutes de repos, Sélène se préparait à se remettre au travail. Elle retourna à sa table et ouvrit un rapport, mais avant qu’elle ne puisse en lire un mot, elle sentit un spasme déchirant parcourir son corps. Un mal de tête foudroyant la rendit presque aveugle, une douleur spirituelle l’envahit jusqu’à l’âme.
« Bon sang de bonsoir ! Encore ! »
La douleur transcendait toute description. Elle dominait complètement ses sens.
Elle se manifestait par vagues, depuis qu’elle avait accepté l’héritage du Temple. À chaque vague, ses capacités mentales augmentaient, mais le prix à payer était une douleur atroce qui s’aggravait à chaque fois. Sans sa volonté de fer, elle serait morte depuis longtemps.
Celle-ci était particulièrement intense. Pourquoi ? Que lui arrivait-il ?
La douleur dura plus de dix minutes avant de s’atténuer soudainement. Ses yeux s’ouvrirent, révélant des cornées argentées, chacune semblable à une lune glorieuse suspendue dans le ciel nocturne.
Peu à peu, la douleur disparut de son visage, s’effaçant au profit d’une indifférence absolue, presque un détachement ou un mépris.
Elle regarda autour d’elle. La douleur l’ayant fait tomber de la chaise, elle se ramassa sur le sol. D’un seul coup, elle semblait être une autre personne, étayée par l’éclat de lumière de ses yeux qui la rendait encore plus anormale.
Sélène baissa les yeux sur la table et prit un rapport au hasard. C’était le même rapport sur les terres incultes qu’elle avait lu plus tôt. Elle y jeta un coup d’œil rapide, puis jeta le papier sur le côté.
« Mortel bien-pensant ».
Elle bondit hors de la pièce et sortit dans la cour en contrebas. Elle tourna la tête vers l’horizon, vers le temple qui flottait paresseusement au-dessus de la ville. De l’énergie se dégagea d’elle, comme si elle essayait d’envoyer un message ou un signal à la structure.
A cet instant, de nombreux citoyens de Skycloud entendirent un grondement strident.
Bientôt, les citoyens proches du temple virent une silhouette massive, semblable à du jade, s’envoler. Bien qu’ils n’aient jamais vu cette créature auparavant, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait de la légendaire protectrice de la ville, Anima.
Elle ressemblait à un mélange de lion et de tigre, avec une paire d’ailes gigantesques sur le dos. Sa chair avait une sorte de qualité de porcelaine, comme si elle avait été sculptée à partir d’un seul morceau de pierre précieuse. On aurait dit une œuvre d’art vivante, à peine une créature de chair et de sang. Sa taille était immense. À quatre pattes, elle mesurait plus de trois mètres et demi de haut, ce qui lui donnait une allure majestueuse et dominatrice.
« Bête divine ! »
« C’est une bête divine ! »
Les habitants de Skycloud sursautèrent, les yeux écarquillés par le choc en regardant Anima traverser le ciel. Cette créature était le mystérieux protecteur de la ville, et peu de choses étaient connues à son sujet.
On disait qu’Anima était totalement autonome. Même le Grand Prêtre n’avait aucun moyen de contrôler ce qu’elle faisait. Pendant plus de mille ans, la bête n’avait jamais quitté l’enceinte du Temple, jusqu’à cet instant. Mais pourquoi ?
Anima décrivit un large cercle au-dessus de Skycloud. Il finit par repérer sa cible et atterrit. Les gens en parlaient encore lorsqu’ils aperçurent, quelques minutes plus tard, la bête décoller de la zone située près du manoir du gouverneur. Une silhouette était assise sur son dos, vêtue d’habits blancs comme la neige et d’une beauté sans pareille.
Ses longs cheveux d’un noir de corbeau contrastaient fortement avec ses yeux argentés étincelants. Au-dessus de la ville, elle était comme une déesse surveillant le monde des mortels. Si ce n’était pas le nouveau gouverneur de la ville, qui était-ce ?
Qu’est-ce qui avait bien pu pousser Anima – grand protecteur de leur cité – à quitter son poste au Temple pour servir de monture à Sélène ? Une telle chose était inouïe, voire historique, au-delà de ce que l’on pouvait imaginer ! Personne dans l’histoire de la cité n’avait jamais pris le contrôle de la bête divine, pourtant sous la main de Sélène, elle était aussi docile qu’un chien de chasse puissant mais fidèle.
Les deux – la femme et la bête – retournèrent ensemble au Temple sous les yeux du public. Lorsqu’elle arriva, les habitants du Temple étaient encore sous le choc. Oracles et templiers trébuchaient les uns sur les autres alors que Sélène et Anima revenaient devant les grandes portes. Elle ne descendit pas de cheval. Au contraire, la bête divine la conduisit à travers les portes du Temple proprement dit.
« Gouverneur ! Vous ne devez pas… »
Un groupe de clercs lui barra la route. Anima répondit en ouvrant sa gueule et en les consumant dans un feu blanc-bleu. Tout le monde regardait avec horreur. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser ce protecteur docile à devenir soudain si hostile ! Sélène était l’Apôtre du Temple, mais elle ne l’était plus. Qu’est-ce qui lui permettait de croire qu’elle pouvait entrer à sa guise ?
Les trois principales organisations de Skycloud – le temple, le manoir du gouverneur et l’armée – étaient censées être autonomes. Il leur était interdit d’interférer directement les unes avec les autres. C’était particulièrement vrai pour le temple. Sans l’invitation du Grand Prêtre, ceux qui n’appartenaient pas à l’organisation n’étaient pas autorisés à y entrer.
Un autre groupe s’approcha pour l’arrêter. Sélène balaya ses yeux argentés sur eux et chacun se figea, comme frappé par la foudre. Ils n’avaient jamais vu une telle insensibilité dans les yeux d’une personne – un mépris total, comme si leurs vies étaient insignifiantes. La peur et le besoin de se soumettre envahirent leurs corps. Même ces guerriers martiaux endurcis se retrouvèrent privés de moral.
Entendant le vacarme, la Grande Prêtresse Aquaria se précipita sur les lieux. À présent, Sélène avait franchi les portes et s’approchait rapidement de la zone interdite.
Le temple était un lieu ancien, qui existait avant même la fondation de la terre élyséenne. Son intérieur était vaste, complexe, et il y avait des endroits dont même le Grand Prêtre ne pouvait comprendre l’utilité. C’était dans l’une de ces salles mystérieuses que Sélène s’approchait.
Immédiatement, Aquaria reconnut quelque chose de différent chez Sélène. Qui que soit cette personne, elle n’était pas la gouverneure. Elle semblait plutôt être sous l’emprise de quelqu’un d’autre. Le pouvoir émanait de ses yeux.
Aquaria était membre du Temple depuis des décennies et occupait désormais le poste de grande prêtresse. Elle connaissait de nombreux secrets de l’organisation. Son prédécesseur, Ramiel, avait utilisé l’un de ces secrets pour résister au pouvoir croissant d’Arcturus.
Son intention était de lui conférer les pouvoirs latents du Temple et de lui faire hériter de ce que les dieux avaient laissé. Ce que Sélène avait accepté, c’était l’implantation d’une relique dans son propre corps. Ses yeux.
Elle avait utilisé cette relique lors de la bataille de Fallowmoor. Tout le monde avait vu le résultat. Ses yeux lui permettaient de voir le cours du temps !
La mort de Ramiel avait été trop brutale. À un moment donné, il avait révélé qu’en acceptant la capacité divine, elle obtiendrait le pouvoir. Cependant, il avait tempéré cela en assurant qu’il y aurait un prix à payer. Ce qu’il entendait par là n’avait jamais été révélé à personne. Aquaria était donc restée dans l’ignorance, ses connaissances étant limitées.
Aujourd’hui, la réponse semblait plus claire. Quelque chose contrôlait Sélène ! Tout ce qu’elle faisait maintenant n’était pas le fruit de sa propre volonté. Ses actions étaient dirigées par une puissance mystérieuse.
Le mont Sumeru !
Une foule de personnes suivit Sélène et Anima alors qu’elles se dirigeaient vers la zone interdite. C’était l’une des parties les plus sacrées du Temple, mais elle était entièrement vide. Il n’y avait qu’une seule porte au centre de la pièce. Elle était en bronze de haut en bas. Personne ne connaissait sa fonction.
Sélène descendit lentement de la bête divine. Anima se retourna et montra ses grandes dents aux autres. C’était un avertissement clair de ne pas s’approcher ou d’interférer.
L’un des clercs appela : « Grand Prêtre ! Que devons-nous faire ? »
Les sourcils d’Aquaria se froncèrent tandis qu’elle se débattait avec le problème. « Le dieu des nuages n’est pas revenu depuis qu’il a quitté le temple. Nous… ne pouvons rien faire d’autre que de regarder. »
Sélène tendit les mains en direction de la porte. Les spectateurs sentirent une vague d’énergie mentale envahir la chambre et entrer en résonance avec le portail. Des runes gravées dans le cadre de la porte prirent vie et commencèrent à briller. La porte s’ouvrit à une vitesse glaciale.
Sélène essayait-elle d’ouvrir la porte ? Cela devenait clair, mais la question restait entière : Quelle était cette porte ? A quoi servait-elle ? Aquaria n’en savait pas plus que les autres, mais quelque chose la mettait mal à l’aise.
Elle ne savait pas où cette porte menait, mais une chose était sûre.
Rien de bon n’en sortirait.