Garcia fit son entrée dans la pièce principale de l’appartement n° 0827. Apparemment, elle venait de prendre un bain. Elle avait troqué son habituel survêtement matinal contre une tunique d’arts martiaux rouge et blanche. Avec ses longs cheveux soyeux et humides qui lui descendaient jusqu’aux épaules et sa beauté héritée des gènes de la famille Wimbledon, la jeune femme était vraiment agréable à regarder.
– « Voulez-vous boire quelque chose ? » Demanda-t-elle en agitant le verre qu’elle tenait en main ?
Au bout de tout ce temps, elle n’avait guère changé et semblait toujours aussi froide et distante que la première fois qu’il lui avait rendu visite.
– « Non, merci. Y’a-t-il une compétition aujourd’hui ? » Demanda Roland, curieux.
– « Avez-vous déjà vu un athlète se changer et se préparer chez lui ? Tout sport exige que l’on reste bien au chaud avant une compétition », répondit Garcia en se versant un verre de lait. Elle s’assit en face de lui et reprit : « Il y a un vestiaire dans tout stade, fut-il le pire. Il m’arrive de me demander si l’Érosion n’a pas avalé votre bon sens. »
Roland se mit à rire pour tenter de cacher son embarras :
– « Je pensais que, peut-être, les Martialistes avaient une façon particulière de se préparer avant un match. »
– « Aux yeux du public, c’est un sport comme un autre, à la différence près que celui-ci est plus excitant et les prix plus intéressants », répondit-elle. « Si je porte cet uniforme, c’est parce que nous n’allons pas tarder à devoir tirer parti de l’influence des Martialistes ».
– « Vous allez tourner une publicité ? »
– « Non, je vais manifester! » S’écria-t-elle, frustrée. « Ne lisez-vous jamais les journaux ? La Société du Trèfle a l’intention d’abattre les murs autour de la rue TongZi North. Si nous ne faisons rien pour les en empêcher, notre immeuble sera leur prochain objectif et votre appartement ne sera bientôt plus qu’une ruine. »
– « Eh bien… je vous souhaite tout le meilleur », répondit Roland qui avait failli oublier l’évènement.
– « Vous…! »
– « Je suis nouveau et n’ai encore jamais participé à une compétition. Personne ne me connait et je n’ai même pas d’uniforme », expliqua-t-il, feignant le regret. « Quand bien même je vous accompagnerais, je ne vous serais pas d’une grande utilité. »
– « Ne vous a-t-on jamais dit que, l’union faisant la force, tout devient possible ? » Garcia poussa devant lui une liste posée sur la table basse : « Voyez un peu tous ces noms. Combien d’entre eux sont des Martialistes ? Tous ces gens habitent le rez-de-chaussée de l’immeuble, mais ils sont disposés à venir manifester avec moi! Si, sous prétexte que nous ne sommes pas connus, nous préférons garder le silence, personne ne saura que nous existons! »
Garcia avait une telle détermination dans le regard que Roland sentit grandir sa motivation. Que ce soit dans la vie quotidienne ou pour faire face à l’Érosion, cette fille d’apparence froide et indifférente était beaucoup plus enthousiaste que la plupart des gens.
Était-elle obligée de vivre là ? Étant donné son profil et ses compétences, la jeune femme pourrait certainement s’offrir un nouvel appartement au centre-ville. Si elle restait c’était uniquement dans l’intérêt des autres habitants de l’immeuble, pour la plupart des gens ordinaires ne disposant que de maigres salaires. Ils n’avaient donc pas les moyens d’accéder à un logement disposant de la moitié des installations et des liens sociaux de cette localité.
Bien que conscient du fait que tous ces gens n’étaient que des illusions du Monde des Rêves et les habitants de l’immeuble des âmes vaincues et capturées par Cléo, ce monde évoluant de lui-même vers un avenir inconnu, Roland n’était plus aussi certain de ses convictions. En effet, il ne pouvait plus distinguer les illusions des véritables personnes et il lui était difficile, par exemple, de considérer cette jeune femme vibrante et radieuse comme une coquille vide, un personnage imaginaire. Plus il passait de temps dans ce monde onirique, plus ce sentiment s’intensifiait.
Mais puisqu’elle lui avait rapporté le livre, le moins qu’il puisse faire pour la remercier était de l’accompagner.
Roland était sur le point de lui donner son accord lorsque soudain, il aperçut sur la liste un nom familier : Barolotsim.
C’était le nom du locataire de l’appartement n ° 0510, le seul Diable de l’immeuble!
Ce patronyme dont la longueur l’avait particulièrement frappé lorsqu’il avait pris connaissance des informations recueillies par les sorcières de Taquila au sujet des résidents, lui était apparu au premier coup d’œil.
Surpris, Roland se dit que si ce locataire figurait sur cette liste, cela signifiait qu’il allait quitter son appartement pour participer à la manifestation. Ce serait l’occasion idéale pour lui de jeter un coup d’œil à son fragment de souvenirs.
Il se racla la gorge :
– « J’ai bien peur d’avoir un rendez-vous prévu cet après-midi… je ne pourrai donc vous apporter qu’un soutien moral », dit-il en détournant les yeux pour faire celui qui n’avait pas vu le nom.
N’importe qui, à la place de Garcia, aurait utilisé le livre comme monnaie d’échange. Mais ce n’était pas son genre.
– « J’aurais dû savoir que j’usais ma salive pour rien à vous expliquer tout ceci », s’écria-t-elle, furieuse. Après quoi elle se leva, disparut dans sa chambre et en revint presqu’aussitôt, un vieux livre de cuir rouge à la main.
À voir son air, on aurait dit qu’elle allait le lui jeter au visage, mais soudain, elle se radoucit :
– « Voici le livre dont parlait mon Maître. Vous avez ce que vous vouliez, alors partez maintenant! »
Roland l’ouvrit avec désinvolture et vit qu’à la place du nom de l’auteur, il y avait simplement écrit : “inconnu”.
– « Personne ne sait qui est l’auteur ? »
– « Si c’était le cas, pourquoi aurait-on noté « inconnu » ? Répondit fermement Garcia. « Les livres les plus populaires parmi tous ceux que renferme la bibliothèque de l’Association ne le sont pas en raison de leur contenu mais de leur auteur. Apparemment, celui-ci est décédé avant d’avoir pu finir son livre et l’association n’a pas réussi à savoir qui il était. »
« Il est mort alors qu’il rédigeait ce livre ? » Stupéfait, Roland se demanda s’il s’agissait d’une mort soudaine. Il aurait voulu avoir une conversation privée avec l’auteur. Cinquante ans n’étant pas une longue période, avec un peu de chance, il pourrait être encore en vie. Quand bien même ce ne serait pas le cas, le Roi pourrait obtenir des informations à son sujet. En effet, à cette époque, les fichiers faisaient déjà partie intégrante du système judiciaire. Par ailleurs, l’auteur était un martialiste éveillé aux Forces de la Nature.
De toute évidence, quelque chose clochait.
– « Que se passe-t-il ? Auriez-vous peur ? » Garcia éclata de rire : « Cela vous aurait-il rappelé des histoires de personnes maudites poursuivies par des fantômes ? Ne vous inquiétez pas, rien ne prouve que quiconque lit ce livre est condamné à mourir*, sans quoi je ne vous l’aurais jamais conseillé. Mais si vous ne voulez vraiment pas le lire, je ne me moquerai pas de vous ni ne le dirai à personne. »
« Je suis certain que vous allez… »
Roland attrapa le livre avec un signe de tête :
– « Merci beaucoup! »
– « Hmmm », fit Garcia en détournant le regard.
Roland retourna aussi vite que possible à l’appartement n° 0825 et verrouilla la porte. La manifestation ne commençant que l’après-midi, il lui restait quelques heures pour satisfaire sa curiosité.
La couverture de ce livre, qui portait en effet le titre de “Raison d’Être”, était faite d’un cuir rouge désormais introuvable reposant sur une fine couche de bois, ce qui lui conférait une certaine robustesse. Le sujet étant lié aux divinités, Roland pensait y trouver de nombreuses références spirituelles qu’il ne comprendrait peut-être pas. À sa grande surprise, en tournant la première page, il fut immédiatement saisi par la beauté de l’écriture.
Le texte était à gauche et à droite se trouvaient des images jaunies ou des extraits tirés de journaux ou de magazines. Tout en bas de chaque page étaient inscrits des chiffres qui se référaient très précisément au contenu. Ce livre ne ressemblait en rien à un ouvrage prophétique, mais bien plutôt à une rigoureuse thèse dérivée.
À l’époque d’internet, il n’était pas courant de trouver des documents manuscrits illustré à l’aide de ciseaux et de colle. Le contenu de ce livre, d’apparence plutôt vieillotte, étant incroyablement fluide et facile à comprendre, il n’eut donc aucun problème à le lire.
L’ouvrage commençait par cette phrase : les divinités nous ont trompés.
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NDT : *Personnellement, j’y vois une discrète allusion à la trilogie cinématographique « The Ring », à la différence qu’il s’agissait d’une cassette vidéo et non d’un livre. Sur le même thème, il existe aussi un film dont le titre est « le nombre 23 », un film sans prétentions mais intéressant ? Come on, just for the fun!