Les premières lueurs de l’aube se levaient à peine sur les remparts et le centre-ville que déjà, la capitale était pleine de curieux.
Jamais la Cité de Lumière n’avait été aussi animée.
À la différence des ventes aux enchères, accessibles seulement aux riches hommes d’affaires et aux aristocrates, ce “carnaval” était destiné à tous. Ces gens qui, à l’origine, n’avaient aucun lien avec la classe supérieure et considéraient les Chevaliers, pourtant les plus bas parmi les nobles, comme supérieurs à eux avaient l’occasion d’assister à un changement de pouvoir au plus haut niveau. Ceux qui, pour aller de l’avant, avaient suivi le Comte Quinn, avaient même l’impression de contribuer au changement.
Peu nombreux étaient ceux qui parlaient de “trahison”, la plupart préférant l’expression de “lutte pour le trône”.
En effet, cette bataille serait déterminante pour savoir qui allait être le Roi de l’Aube.
– « On dirait bien que vous avez acquis une renommée extraordinaire », dit Hill Fawkes qui chevauchait aux côtés du Comte Quinn. « Je pensais que l’opinion publique ne changerait que lorsque vous auriez pris possession des quartiers du palais! »
– « Sans doute est-ce lié au fait que j’ai consacré une bonne moitié de ma vie à réorganiser la patrouille et à gérer les affaires internes », répondit le vieux Comte avec un soupir. « Avez-vous vécu cela aussi lorsque vous dirigiez le cirque ? »
Même si Hill n’était qu’un roturier et que le statut de saltimbanque était inférieur à celui d’un homme libre, jamais Rodolphe n’aurait osé le mépriser. En effet, d’après Andrea, cet homme était le véritable représentant du Roi de Graycastle et occupait une position plus élevée que l’ambassadeur Joël. Après le départ de ce dernier, Hill était resté sur place et avait pris la direction de plusieurs troupes de saltimbanques, dissimulant ainsi son identité tout en ayant des espions aux quatre coins de la ville. Le Comte se sentait donc en devoir de témoigner du respect à cet homme talentueux qui avait su gagner la confiance de Roland.
Par ailleurs, il avait bien besoin de son aide.
– « Les désirs du peuple sont très importants, Monseigneur », approuva Hill. « Même si, aux yeux de la haute aristocratie, ce ne sont que de modestes grains de sable ou des agneaux imposables à souhait, il arrive parfois que le sable ensevelisse les gens ou que les agneaux aient raison du berger. Si cela s’était produit à la Cité Sans Hiver, les choses auraient sans doute été très différentes. »
– « À votre avis, que va-t-il se passer ? » Demanda le Comte Tokat, qui chevauchait de l’autre côté du Premier Ministre.
– « Tant que les signes perdureront, Sa Majesté n’aura même pas eu le temps d’intervenir que déjà, le peuple aura dénoncé les révoltés à l’Hôtel de Ville », répondit Hill en souriant.
– « Hill… Pardon, Monsieur… » Intervint Orian Tokat, le meilleur ami d’Otto Luoxi en se raclant la gorge, « Est-ce vous qui avez demandé à ces Rats de nous suivre ? » Demanda-t-il en désignant un groupe derrière eux.
– « Il se trouve que je connais bien leur chef », répondit franchement Hill. « Ne pensez-vous pas que cela nous donne l’air plus dynamiques ? »
« C’est vrai », pensa le vieux comte, « avec leurs armures de cuir offertes par les Marchands Noirs, cette troupe de plus d’un millier de Rats semble plutôt crédible. »
Sans eux, en effet, son équipe, composée uniquement d’une quarantaine de Guerrières du Châtiment Divin, de ses gardes et de ceux du Comte Tokat, ne serait pas aussi dissuasive. Ceci dit, ces Rats n’avaient guère d’autre utilité et en sa qualité de haut aristocrate, il ne se sentait guère à sa place accompagné de ces gens des bas quartiers.
En outre, les Rats étaient tristement célèbres pour être des faux-jetons et réclamer plus qu’ils ne le devraient. Le Comte Quinn se demandait quel genre d’accord Hill avait bien pu passer avec eux.
– « Ne craignez-vous pas qu’ils ne se rebellent ? » demanda Orian qui, apparemment, ne pouvait cacher ses sentiments. « Vous savez pourtant que chez eux, la trahison est monnaie courante. »
– « Cela dépend aussi de ce qu’ils ont à gagner », dit Hill en se tournant vers le Comte Quinn. « Je leur ai promis de votre part le statut d’hommes libres et leur ai dit que si vous deveniez Roi de l’Aube, c’en serait terminé pour eux de cette vie précaire et ils deviendraient des citoyens à part entière de la Cité de Lumière sous votre protection. »
Rodolphe ne put s’empêcher de froncer les sourcils :
– « Bien que les rats soient en effet haïs et méprisés par la plupart des gens, les véritables raisons pour lesquelles ils sont dégénérés relève plutôt de la pauvreté et de la faim qu’à la reconnaissance d’autrui. Si les choses ne changent pas, j’aurai beau leur faire grâce pour leurs crimes passés, leur nouveau statut ne leur sera d’aucune utilité. Tôt ou tard, ils redeviendront des Rats. »
– « Le fait que ces gens soient prêts à prendre un tel risque pour se faire une identité prouve qu’ils ne sont ni stupides ni paresseux. Peut-être ont-ils simplement manqué d’opportunités », répondit Hill sur un ton désinvolte. « Pour ce qui est des causes de leur dégénérescence… Rassurez-vous. Lorsque les messagers de Sa Majesté viendront, vous constaterez qu’il existe beaucoup plus de possibilités d’emploi que vous n’auriez pu l’espérer. Vous n’aurez plus à les nourrir car ils subviendront eux-mêmes à leurs besoins. »
L’imposante troupe traversa le marché et prit l’Avenue du Soleil Levant. Le mur entourant les quartiers du château et derrière lequel la famille Misra vivait depuis des générations était juste devant eux.
En regardant le palais et la haute tour illuminée par l’aurore, Rodolphe se sentit soudain nerveux. Premier Ministre depuis plus de dix ans, il avait connu trop de péripéties. Hormis lorsqu’il avait découvert que sa fille était une sorcière et lorsque Fiona était morte, il s’était rarement senti aussi inquiet. Voilà que, comme par hasard, il se trouvait au seuil d’un nouveau domaine.
Même s’il ne serait Roi que de nom, le véritable souverain étant le Roi de Graycastle, la famille Quinn allait atteindre le summum de ce que l’aristocratie peut espérer, à savoir devenir la famille royale d’un pays!
Certes il n’avait pas suivi les conseils de ses ancêtres, mais il avait permis à sa famille de sortir de son cocon.
– « Ais-je raison de laisser ma fille prendre part à cette bataille ? » Demanda le vieux Comte, en proie à des sentiments complexes.
– « Bien sûr. Vous ne le savez peut-être pas, mais Andrea n’est plus cette noble dame incapable de se passer de votre protection. Elle est aujourd’hui une sorcière de combat exceptionnelle et c’est elle qui tirera la première lors du siège », répondit Hill en souriant. « Pensez, je vous prie, à préparer votre discours avant l’assaut final, non pas pour les guerrières Extraordinaires ou les Rats, mais à l’attention des gens qui nous ont accompagnés ici. Faites-leur savoir qu’une nouvelle ère approche pour le Royaume de l’Aube. »
Debout au dernier étage du beffroi, sous le vent, Andrea observait le palais.
C’était le seul endroit du centre-ville d’où elle pouvait voir le mur de pierre, qui se trouvait pourtant à six cent mètres de là. Vu de loin, elle avait l’impression de pouvoir entourer cet immense palais de ses bras, ses habitants n’étant pas plus grands que de petites fourmis.
Pour le quartier du château, il s’agissait d’une distance de sécurité absolue. Même une lourde catapulte ne pourrait pas, de cet endroit, menacer le mur de pierre.
C’était pourtant de là qu’elle ouvrirait une brèche pour les Sorcières du Châtiment Divin.
Soudain, elle vit une flamme rouge s’élever au-dessus de l’Avenue du Soleil Levant, signe indiquant le début des combats.
La jeune femme prit le fusil à verrou fabriqué spécialement à son intention, mit en place le chargeur contenant six balles, ouvrit la lentille de visée et leva le fusil.
Apercevant un chevalier en armure, Andrea prit une profonde inspiration et dirigea la magie dans son corps. C’était un sentiment merveilleux, comme si de douces mains lui soutenaient délicatement les bras, les coudes et les doigts. Sous cette étreinte, elle sentit qu’elle entrait dans un univers mystérieux, aussi dur qu’un rocher et aussi léger qu’une plume.
Elle avait à la fois l’impression de tenir fermement son arme et de ne faire qu’un avec le vent, se balançant doucement avec la brise qui caressait ses joues. Lorsque les deux sensations se combinèrent en une, Andrea appuya sur la gâchette…
Il y eut un grand rugissement accompagné de chaleur. La balle jaillit en tournoyant du canon et descendit droit vers le mur de pierre.