Bouleversée par le brusque revirement de situation, Azéma se détourna et se tut.
Sophia attendit que les pleurs de Doris aient cessé et reprit la parole :
– « Beaucoup parmi vous sont sans doute dans la même situation, dans la mesure où étant constamment en fuite, vous n’avez jamais eu l’occasion de prendre des nouvelles de vos familles. Quand bien même vous seriez revenues, ç’aurait été pour retrouver votre terre natale en ruine. Si nous vous incitons à communiquer des informations personnelles à l’Hôtel de Ville, c’est précisément pour pouvoir vous donner des nouvelles sitôt que l’un de vos concitoyens arrivera à la Cité Sans Hiver. Certains pourraient même être des membres de vos familles. »
« En outre, l’Hôtel de Ville a déjà envoyé du personnel pour rassembler les réfugiés des quatre coins de Graycastle et les ramener à la Cité Sans Hiver. Cela prendra du temps, mais à mesure que la nouvelle se répandra, les réfugiés seront de plus non plus nombreux à affluer vers notre ville. Aussi, si vous restez ici, vous sera-t-il plus facile d’obtenir des informations sur vos familles. Par ailleurs, si nécessaire, le personnel peut même centrer ses recherches aux environs de votre ville d’origine. Sa Majesté en est tout à fait capable. »
– « Vous parlez sérieusement ? » Demanda Azéma en levant les yeux vers Sophia. « Les gros bonnets du palais seraient prêts à nous aider à retrouver nos familles ? »
– « Si par “gros bonnets” vous faites allusion aux responsables de l’Hôtel de Ville, alors j’en fais partie », répondit la Ministre de l’Education. « Notre système de gestion diffère totalement de celui des nobles. Il suffit à une sorcière de réussir l’examen pour pouvoir entrer dans l’administration et devenir fonctionnaire pour le compte du royaume. »
Ces paroles eurent le don de mettre l’assistance en émoi.
« En ce qui concerne la question que vous m’avez posée, la réponse est oui », poursuivit Sophia qui expliqua : « Nous n’avons jamais eu l’intention de vous empêcher de partir d’ici ni de restreindre votre liberté. Ceci dit, je vous déconseille vivement de quitter la Cité Sans Hiver dans l’immédiat. En effet, la guerre fait rage et la famine ravage le pays. De nombreux villages et cités ont été désertées. Il serait non seulement dangereux mais également inutile de quitter la ville. L’armée de Sa Majesté est en train de reconquérir son pays. Lorsqu’il aura unifié le royaume et rétabli l’ordre dans les quatre régions, vous pourrez aller où bon vous semble. »
La Ministre de l’Éducation s’interrompit et reprit les formulaire d’inscription.
« Pensez-vous toujours qu’il est inutile de remplir ces documents ? »
Cette fois, les sorcières ne trouvèrent plus rien à redire.
Alors qu’elles rentraient au château, Wendy s’exclama :
– « Vous avez été formidable, Sophia. Personnellement, je ne savais pas quoi leur répondre. Elles ont dû être impressionnés par l’Association des Sorcières. »
– « J’ai simplement tiré avantage de ma position », répondit son interlocutrice avec un sourire. « Étant donné que quarante-six sorcières viennent d’arriver, nous allons être très occupées ces prochains jours. »
– « Eh bien… » Murmura Wendy.
Sophia s’arrêta net :
– « Que se passe-t-il ? Vous n’allez tout de même pas me dire que vous n’êtes pas apte au poste de responsable ?! Si Sa Majesté vous a choisie, c’est parce que… »
– « Parce que j’ai des qualités que les autres n’ont pas, c’est cela ? » Coupa Wendy en riant sous cape. « Rassurez-vous. Depuis mon dernier entretien avec le Roi, j’ai pris ma décision. Je ne pensais qu’à la façon d’accueillir les nouvelles arrivantes. À l’époque, lorsque nous cherchions la Montagne Sacrée, jamais je n’avais réfléchi pour accompagner mes sœurs, et ce quelle que soient les difficultés rencontrées. Les choses vont beaucoup mieux à présent et si je continuais à dire de telles absurdités, je me sentirais vraiment indigne des Boissons du Chaos que j’ai volées à Rossignol. »
– « Voilà qui est mieux », répondit Sophia, soulagée. « J’avais presque oublié les boissons jusqu’à ce que vous en parliez. Comme je vous ai beaucoup aidée tout à l’heure, vous pourriez peut-être m’offrir un verre, non ? »
– « Pourquoi pas ce soir ? Je demanderai à la cuisine de nous préparer des champignons grillés et des filets de poisson. Nous boirons et passerons du temps ensemble dans ma chambre comme la dernière fois. S’il n’y a pas assez de Boissons du Chaos, j’en emprunterai à Rossignol. De toute façon elle est absente actuellement, je les lui rendrai plus tard. »
– « C’est entendu », répondit Sophia en souriant.
– « Au fait », dit soudain Wendy en regardant d’un air curieux le front de son amie. « Avez-vous vraiment en mémoire les informations personnelles de plus de cent mille citoyens ? N’êtes-vous pas troublée par toutes ces informations ? »
– « Je ne sais pas comment l’expliquer. » Sophia réfléchit un moment : « Au début, lorsque je voulais me rappeler un détail, je devais aller le chercher au fond de ma mémoire. Si, par exemple, je recherchais un nom, il me fallait d’abord me souvenir de la date à laquelle cette personne avait été enregistrée puis de la page exacte du registre. C’était ennuyeux et lorsque je réfléchissais trop, cela me donnait la migraine. Mais avec le temps, je me suis aperçue que le contenu de ma mémoire était bien mieux organisé. »
– « Que voulez-vous dire ? »
– « C’est comme si tous les détails étaient triés automatiquement… Il suffit que je cherche à me rappeler quelque chose pour que toutes les données pertinentes me reviennent. » Sophia marqua une courte pause et ajouta en pesant ses mots : « Le plus étrange, c’est que je peux lire beaucoup de données en même temps, et ce en détails. Peut-être est-ce là ce que l’on entend lorsque l’on dit que la perfection s’acquiert par la pratique. »
– « Je vois », dit Wendy, très impressionnée. « Sa Majesté a dit un jour que la mémoire était bien plus puissante que nous ne pouvions l’imaginer. À l’époque, j’avais peine à le croire mais je m’aperçois aujourd’hui qu’il n’exagérait pas. »
– « En effet, c’est un sentiment merveilleux », approuva la Ministre de l’Éducation. « Désormais, à chaque fois que je commencerai à fouiller dans ma tête, je me sentirai omnisciente. Ceci dit, je ne sais pas si je pourrai me souvenir de tout lorsque Sa Majesté aura unifié Graycastle et étendu son nouveau système de gestion à tous les territoires. »
« Si je comprends bien », se dit Wendy que cette idée enchantait, « Si Sophia parvient à se souvenir de tout, cela signifie que toutes les histoires de vie des gens lui resteront gravées dans la tête. En d’autres termes, elle sera l’histoire à elle seule. »
Elle était sur le point de dire quelque chose lorsque soudain, des bruits de pas pressés résonnèrent derrière elles.
– « Dame Wendy, je vous trouve enfin », dit un jeune employé de l’Hôtel de Ville en s’inclinant devant les deux sorcières. « Il y a un gars dans la salle qui refuse de partir tant qu’il n’aura pas rencontré le chef de l’Association des Sorcières. Nous lui avons proposé de vous transmettre un message de sa part mais il a répondu qu’il voulait vous le dire personnellement. »
– « Quelle est la raison de sa visite ? Et d’abord, comment s’appelle-t-il ? » Demanda Sophia en fronçant les sourcils.
– « Son nom est Posack », répondit le greffier. « Il nous a expliqué pourquoi il était là mais nous pensons qu’il pourrait se tromper. Il aurait trouvé une jeune fille couverte de sang pendant qu’il surveillait le bétail. Il pense que c’est une sorcière, mais comme elle était inconsciente, il n’a pas pu lui poser de questions. Nous avons vérifié le plan de travail du jour : aucune sorcière n’était supposée travailler hors de la ville. Avez-vous une idée de qui il pourrait s’agir ? »
– « Posack est natif de la région et a de bonnes références. Il fait même partie du premier groupe d’élèves du cours d’agriculture. Ce n’est pas le genre d’homme à vouloir causer des problèmes à l’Hôtel de Ville », fit remarquer Sophia qui, perplexe, demanda : « Pourrait-il s’agir de Chloris ? »
– « C’est impossible », objecta aussitôt Wendy. « Personne ne peut lui faire de mal lorsqu’elle est sous la protection du Cœur de la Forêt. »
Étant donné l’urgence du projet agricole cette année-là, Roland avait décrété que tous les nouveaux domaines saisis cette année devraient être ensemencés avec des Dorés II. Aussi avait-il demandé à Chloris, pourtant excellente sorcière de combat, de rester dans la Forêt aux Secrets pour continuer à cultiver les graines plutôt que d’accompagner la Première Armée.
« Si des ennemis étaient entrés dans la zone forestière qu’elle contrôle, nous en aurions entendu parler, soit par les ouvriers chargés du transport des semences, soit par les gardes frontaliers qui surveillent le Secteur Nord de la Cité Sans Hiver. Si nous étions attaqués, ils auraient déjà sonné l’alerte. »
– « Vous pensez donc qu’il se trompe ? »
– « Quoi qu’il en soit, allons d’abord voir cet homme. Même si cette jeune fille grièvement blessée n’est pas une sorcière, rien ne nous empêche de lui venir en aide. »
Cela dit, Wendy était un peu inquiète.
« Aurais-je oublié quelque chose ? »