Roland fronça les sourcils :
– « Il a changé de nom ? Que s’est-il passé ? »
– « Probablement parce qu’il est plus facile de fusionner avec une autre famille que de gérer seul ses terres », répondit Guillaume, surpris de l’attention particulière que le Roi accordait à ce petit noble. « Il faut beaucoup d’argent si l’on veut mener une vie décente, aussi, s’il n’est pas en mesure de gérer ses affaires, son domaine sera plus un fardeau qu’un atout. »
– « Pensez-vous qu’on aurait pu faire pression sur lui ? Pour prendre ses terres, par exemple… »
– « Hmm… cela m’étonnerait », répondit le Comte d’un air pensif. « Même si je n’ai jamais vraiment eu de conversation avec eux, je les ai déjà vus à des réceptions. Apparemment, ce Gilen, qui a changé de nom, semble bien s’entendre avec les Somi. Je n’ai pas l’impression qu’il ait subi une quelconque pression. Si vous désirez en savoir plus, je peux envoyer chercher le Vicomte Somi… »
– « Ce ne sera pas utile », coupa Roland suite au message de Rossignol. « Ce n’était que pure curiosité de ma part. Ceci dit, je ne crois pas que les Gilen soit présents ce soir », ajouta-t-il, pensant que si son frère Hyde avait assisté à la réception, la sorcière l’aurait reconnu.
– « C’est ma faute », répondit le Comte, la main sur le cœur. « Lorsque j’envoie mes invitations, je m’en tiens généralement à nos traditions. »
Roland comprit immédiatement ce qu’il voulait dire. Bien que les Gilen soient devenus une branche de la famille Somi, ils ne figuraient pas sur la liste des invités. Quoique l’exploitation minière en plein essor de la Cité D’Argent ait stimulé le commerce et les échanges et fait de cette cité une ville plus ou moins similaire à la Cité de Lumière en termes de moyens de subsistance et de style, les habitants semblent attacher plus d’importance à la richesse et au pouvoir qu’aux titres et à la notoriété. En un sens, la réponse de Guillaume reflétait également le fait que la gloire et la fierté de la famille Gilen avaient presque disparu des mémoires.
Hyde ayant hérité du titre de Vicomte après le départ de Rossignol, c’était vraiment pathétique de le voir réduit à une telle pauvreté.
De retour au camp, Roland tira les rideaux de la tente. Rossignol sortit aussitôt de sa brume pour s’expliquer :
« Sachez, Votre Majesté, que ce que fait Hyde ne m’intéresse pas. En quittant la Cité D’Argent, j’ai rompu toute relation avec la famille Gilen. Faites-moi confiance, je vous en prie. Il se trouve simplement qu’à l’époque, j’ai été quelque peu surprise. »
En voyant la sorcière prendre un air aussi sincère dans l’espoir de le convaincre, Roland réprima à grand peine l’envie de la taquiner. Mais voyant à quel point elle s’obstinait, il changea d’avis, ne voulant pas d’ennuis.
Il s’éclaircit la voix et répondit d’un ton léger :
– « Je sais. Vous m’avez toujours dit la vérité à ce sujet. »
– « Vous ne me croyez pas! Vous ne croyez rien de ce que je vous ai dit! » Rétorqua aussitôt la sorcière.
Apparemment, sa réponse n’était pas tout à fait convaincante, car elle avait réussi à déceler la nuance moqueuse. Il prit donc une profonde inspiration, vida son esprit, la regarda droit dans les yeux et répondit cette fois d’un ton sérieux :
– « Si, je vous crois. »
À son tour, Rossignol demeura stupéfaite. Le rose lui monta aux joues et elle détourna aussitôt le regard.
– « J’ai simplement été surprise. Je n’ai plus rien à faire avec quelqu’un qui m’a trahie. »
Roland aurait voulu lui dire qu’il était normal de s’inquiéter pour son frère, mais étant donné la situation, il jugea préférable de jouer son jeu.
– « Qu’est-ce qui vous a autant surprise ? »
– « La famille Somi entretenait d’excellentes relations avec mon père », murmura la jeune femme. « À sa mort, ils sont souvent venus me voir au manoir, jusqu’à ce que le vieux Gilen apprenne que j’étais une sorcière, après quoi il m’a interdit de les revoir. J’ai été stupéfaite d’apprendre que le Vicomte Somi avait adopté Hyde. »
Roland, qui vivait dans ce monde depuis déjà de nombreuses années, comprit immédiatement le sous-entendu. Si, comme elle le prétendait, les deux familles étaient en si bons termes, les Somi auraient dû aider le frère de Rossignol à ressusciter la maison après la mort du vieux Gilen, comme il était de pratique courante chez les nobles. Les uns aident les autres à reprendre le pouvoir suite à quoi ils étaient récompensés par de multiples richesses. Il arrivait même parfois qu’ils marient leurs enfants afin d’unir les deux familles.
Mais demander à l’unique héritier de changer de nom de famille… c’était une toute autre histoire. En effet, cela signifiait la fin de la lignée des Gilen, auquel cas leur titre ne serait pas transmis.
Pour Roland, qui avait décidé de supprimer tous les droits féodaux, le statut de noble n’avait aucune importance. Mais du point de vue de la tradition aristocratique, contraindre un héritier à changer de nom était bien pire que le voler. Cela ne ressemblait pas au comportement d’une famille avec qui les Gilen avaient toujours eu de bonnes relations…
– « Si vous avez l’impression que quelque chose n’est pas normal, essayez de vous renseigner. » Roland s’assit à son bureau et déroula une pile de parchemins dans l’intention d’examiner les statistiques de la population et la situation financière du gouvernement local, comme il avait coutume de le faire à chaque nouvelle ville visitée. « Sylvie et les Sorcières du Châtiment Divin sont là pour me protéger, je ne risque donc rien dans ce camp. Il n’est pas utile que vous restiez ici tout la journée. »
Rossignol parut hésiter :
– « Mais tout ceci ne me concerne pas, ce sont les affaires de la famille Gilen. »
– « Si, dans la mesure où il s’agit avant tout du domaine de votre père. Par ailleurs, je crois savoir que le manoir où vous avez grandi se trouve précisément sur ces terres. Puisque nous sommes sur place et que vous n’avez plus à craindre d’être poursuivie par l’Église, vous devriez saisir l’occasion et aller revoir votre ancienne demeure. »
« Même si, désormais, toutes ces terres appartiennent au royaume », se dit-il en lui-même.
L’allusion à la “maison où elle avait grandi” parut déclencher quelque chose chez la sorcière.
– « Entendu », répondit-elle après un long silence. « Mais promettez-moi de m’avertir si jamais vous quittez le camp. Je ne ferai que l’aller-retour, c’est tout. »
« Compris », répondit Roland, amusé.
S’il avait l’étrange impression de forcer Rossignol à retourner sur sa terre natale, il était persuadé qu’elle ne pourrait résoudre ses problèmes familiaux qu’en les affrontant courageusement.
Mais à vrai dire, la sorcière était encore un peu… jeune pour comprendre la philosophie de la vie.
Dès l’aube, Rossignol quitta le camp et longea la rue principale en direction de l’Est.
Dans ses souvenirs, la demeure en question était un grand manoir de deux étages situé non loin d’une terre agricole assez vaste pour qu’on n’y remarque pas les empreintes de pas. Un ruisseau provenant de la forêt serpentait tout autour. Elle allait souvent, l’été, y pêcher des crabes. Plus à l’Est se trouvait un profond ravin dont sa famille avait coutume de dire qu’il dissimulait peut-être une mine de pierres précieuses. Ils lui avaient même promis qu’elle pourrait choisir la plus grosse à titre de dot lorsqu’elle se marierait.
Avant de quitter la ville pour rejoindre l’Association de Coopération des Sorcières, la jeune femme ne savait pas que son domaine familial, dont la taille était à peu près similaire aux territoires des chevaliers ordinaires, était le plus petit de tous les fiefs aristocratiques de la Cité D’Argent. Ce ruisseau étant leur seule source d’eau, cela limitait considérablement l’expansion des terres agricoles. Quant à la fameuse mine de pierres précieuses, ce n’était apparemment qu’un rêve et même si vraiment elle avait existé, jamais ils n’auraient eu assez d’argent pour en développer l’exploitation.
Après toutes ces années, cet endroit n’avait pas beaucoup changé, même si les terres agricoles où foisonnaient les mauvaises herbes semblaient légèrement plus petites qu’autrefois. Ses souvenirs d’enfance eurent tôt fait de redonner la vie à ce domaine.
Rossignol comprit alors ce que voulait dire Wendy lorsqu’elle affirmait qu’oublier les cauchemars d’autrefois ne signifiait pas nécessairement renoncer à son passé.
En approchant du manoir, la jeune femme resta muette de stupéfaction.
Elle qui pensait trouver une maison abandonné et délabrée s’aperçut, à sa grande surprise, qu’on l’avait non seulement rénovée mais aussi agrandie. La sorcière entra dans la cour où elle vit bon nombre de personnes pauvrement vêtues, certaines aussi misérables que des mendiants. Des serviteurs leurs distribuaient du porridge et de temps à autres, elle en entendait quelques-uns exprimer leur gratitude envers leur bienfaiteur.
« Distribueraient-ils des repas de secours ? » Se Demanda-t-elle.
Regardant par-dessus-la foule, Rossignol aperçut, tout au bout de la cour, un homme debout sur le seuil de la maison qui souriait aux paysans reconnaissants. Ses vêtements comme ses manières étaient ceux d’un gentilhomme de bonne famille.
Elle reconnut aussitôt Hyde, son frère cadet perdu de vue depuis longtemps.