Deux jours plus tard, la flottes de Roland Wimbledon arrivait à l’embarcadère de la Cité Écarlate.

Depuis qu’il avait appris la nouvelle, le Comte Delta, qui prenait l’affaire très au sérieux, avait fait nettoyer à fond tous les quais et ordonné qu’on les décore de satin et de banderoles. Le jour de l’arrivée de Roland, il précéda personnellement les nobles, dont George Néri et Guy Luriane faisaient partie, à l’entrée de la ville pour le saluer avec un enthousiasme surpassant celui qu’il avait manifesté lors de la précédente venue de la Première Armée.  

Il faut reconnaitre que la présence du nouveau Roi était vraiment impressionnante. Même si George avait déjà vu, six mois auparavant, ce navire d’acier nommé Roland, cependant, il était toujours aussi impressionné. Les bateaux s’alignèrent avec un soin particulier. On aurait dit que la fumée qui émanait de leurs cheminées touchait le ciel. Il regarda avec admiration les soldats en uniforme descendre sur le quai. Si la famille de la Crête Rocheuse possédait une telle armée, il pourrait se battre pour gagner non seulement la Cité Écarlate mais également le trône de la capitale.

– « J’ignore comment cet imbécile a acquis une telle prestance », dit-il. « Lorsqu’il y a cinq ou six ans, je l’ai vu à la Cité du Roi, il était vraiment stupide. Rien à voir avec ses frères et sœurs, car même à peine sortie de sa coquille, sa plus jeune sœur le surpassait déjà. »

– « Ne pensez-vous pas que le Prince Roland est le plus averti ? » dit Le Comte des Trois Rivières. « Pour avoir pu développer à ce point la frontière et évincer tous ses frères et sœurs, il n’est certainement pas stupide. Souriez et faites preuve d’hospitalité. »  

– « Je sais », répondit négligemment George. « Même s’il est stupide, c’est tout de même un membre de la famille royale. Soyez tranquille, je ferai de mon mieux. »  

– « Formidable! »

Au même moment, un puissant son de corne retentit en direction de la jetée et la foule commença à s’agiter.  Il sut alors que Roland Wimbledon, Seigneur de la Région de l’Ouest et nouveau Roi de Graycastle, arrivait.

– « Comment se passent vos préparatifs ? »  Demanda George dans un souffle.

– « J’ai envoyé cinquante et un de mes hommes au château », répondit Guy sans quitter son poste et faisant mine d’être impatient de voir l’arrivée de Sa Majesté. « J’enverrai les autres dans deux jours. »

– « Moi aussi », dit George avec un léger sourire, « comme il semblerait que nous ayons davantage de temps, nos chances de réussir n’en seront que meilleures. »

À plusieurs reprises, Gui et lui avaient envisagé ce que ferait Roland une fois arrivé à la Cité Écarlate, le plus plausible étant qu’il s’entende avec le Comte Delta avant d’annoncer la fin de leurs pouvoir féodaux. La Cité Écarlate étant une grande ville aux nombreux domaines aristocratiques, il lui faudrait plus de temps qu’il n’en avait mis à Willow.

Compte tenu du tempérament hésitant de Delta, il mettrait sans doute plusieurs jours à se décider. Il faudrait encore quelques jours avant que la nouvelle ne se répande et que les autres nobles y réagissent. Pendant ce temps, George pourrait placer tous les hommes nécessaires dans les passages secrets sans qu’ils ne se fassent remarquer.

Aux douze coups de minuit, ceux-ci envahiraient le château. L’arme à poudre ne servirait à rien et avec davantage de monde que nécessaire et une bonne position géographique, Roland Wimbledon ne pourrait pas s’échapper.  

– « Le voici », dit Guy à George.

Aussitôt, George s’avança, le sourire aux lèvres. La première rangée du comité d’accueil était composée des membres de la famille du Comte Delta, et la seconde des nobles que le Comte présenta au nouveau Roi. En voyant son visage rond, son large sourire flatteur et son double menton tremblant, George eut la nausée en se remémorant qu’il avait joué des mêmes odieuses flatteries lorsque Timothy et son armée étaient arrivés à la Cité Écarlate.

– « Votre Majesté, voici le Comte George Néri, Seigneur de la Crête Rocheuse », dit Delta lorsque ce fut son tour.

– « Mes hommages, Votre Majesté », dit George de son ton le plus cordial, en s’inclinant profondément, la main sur le cœur. « Ce serait un grand honneur pour moi si vous veniez me rendre visite à la Crête Rocheuse. Nous avons la meilleure liqueur de fruits et un thé de plus parfumés. »

– « Vraiment ? Où se trouve votre domaine ? » Demanda Roland, à la grande surprise de George.  

« En tant que dirigeant, n’aurait-il pas dû répondre que cet honneur lui revenait et qu’il me rendrait visite à sa convenance ? » Se demanda le Comte qui, aussitôt, répondit :

– « Le domaine de la famille Néri se trouve à l’Est de la ville, deux kilomètres après la première montagne que vous apercevez. »

– « Cet endroit doit être agréable, j’espère que vous le chérirez », répondit le Roi en lui tapotant l’épaule avec un sourire.

« Le chérir ? Que veut-il dire par là ? » Pensa Georges, étonné. Mais il n’en laissa rien voir et répondit :

– « Bien sûr, Votre Majesté. »

La cérémonie de bienvenue se déroula sans heurts et lorsque tous eurent été présentés à Roland, le Comte Delta annonça qu’il organisait le soir même un grand banquet qui aurait lieu dans sa villa au bord du lac, après quoi il ordonna à ses chevaliers d’ouvrir la voie et d’escorter le Roi jusqu’à la ville.

Tout se passa encore mieux qu’il ne l’avait prévu. Au lieu d’entrer dans la ville, l’armée du Roi établit son campement dans la zone portuaire située à la périphérie. Seule une centaine de gardes accompagnaient Roland, ce qui signifiait qu’il y aurait environ vingt personnes pour garder sa chambre lorsqu’il résiderait au château.

Ils ne pouvaient que réussir.

Mais sans savoir pourquoi, il se sentait un peu inquiet. L’étrange sourire de Roland lui faisait froid dans le dos.

George secoua la tête pour chasser ses pensées :

« Je me trompe peut-être », pensa-t-il. « Quand bien même il mijoterait quelque chose, une fois arrivé au château, cela n’aura plus d’importance et lorsqu’il sera entre mes mains, je lui parlerai de ce qui s’est passé précédemment.  Le moment venu, je n’aurai plus à faire l’hypocrite et il ne sera sans doute pas d’humeur à sourire de cette étrange façon. »

À la nuit tombée, comme tout le monde était au courant de l’arrivée du descendant de la famille Wimbledon qui allait certainement devenir le Roi de Graycastle, la ville en fête était aussi lumineuse qu’en plein jour, tout comme la villa au bord du lac. Cette demeure était le lieu idéal pour recevoir des invités de marque. Sa salle à manger, construite au-dessus du lac relié à la Rivière Écarlate, reposait sur des dizaines de tronc de mélèzes vieux de plusieurs siècles. Un couloir semblable à un pont menait jusqu’au rivage et la salle était même équipée de l’eau courante.  

Afin de faire plaisir au nouveau roi, le Comte Delta n’avait pas ménagé ses efforts pour présenter à sa table tous les plats gastronomiques de saison existant dans les environs, dont certains mets que George n’avait encore jamais vus.  

Mais ce n’était pas la nourriture qui l’intéressait car outre les gestes de Roland, il devait également surveiller les nobles qui soutenaient le Seigneur de la Cité Écarlate.

Lorsque le Roi entra dans la salle à manger, George ne put s’empêcher de froncer les sourcils : sa garde toute entière était composée de femmes.