Le Comte George Néri se trouvait dans sa demeure de la Crête Rocheuse lorsqu’il reçut la lettre de la Région de l’Ouest. Il la décacheta et au fur et à mesure qu’il lisait, son visage s’assombrit.
– « De quoi est-il question ? » Demanda un Baron avec inquiétude.
Il portait sur sa poitrine le kamon du Dieu de la Rivière, signe qu’il appartenait à la célèbre famille Lévitan dont le domaine était situé à la croisée des cours d’eau.
En effet, la moitié des nobles féodaux des environs, soit plus de vingt, étaient réunis dans le bureau du Comte.
George ne répondit pas immédiatement. Il lui lança un regard froid, tendit la missive à Guy Luriane, Comte des Trois Rivières et attendit qu’il l’ait lue, après quoi il prit la parole :
– « Roland Wimbledon a retiré tout pouvoir au Seigneur de Willow et pris possession de son domaine. »
– « Le nouveau Roi… aurait fait cela ? »
– « Bon sang! Son but est-il de nous priver de tous nos titres, comme le laissent sous-entendre les informations que nous avons reçues ? »
– « De quel droit agit-il ainsi ? Ce titre me vient de mon grand-père! »
– « Willow est une très petite ville assez proche de la Forteresse. Vous ne pensez tout de même pas qu’il s’apprête à faire la même chose à la Cité Écarlate! »
– « Je suppose que s’il ne s’est pas encore emparé de toute la Cité du Roi, c’est qu’il n’en a pas la capacité. Peut-être devrions-nous attendre. »
En entendant cela, George ne put s’empêcher de ricaner :
– « Quelle est la ville la plus éloignée de la Région de l’Ouest ? La Cité Écarlate ou la Ville de la Nuit Éternelle ? Vos domaines ne sont-ils pas plus vastes que la Région du Nord tout entière ? Êtes-vous aveugles ou stupides ? Le fait que Roland Wimbledon veuille priver tous les nobles de leur pouvoir n’est pas une nouveauté. Vous avez vu ce qui s’est passé dans la Région du Nord! Les commerçants l’ont laissé entendre à maintes reprises, la ville de Willow en est le meilleur exemple et vous vous demandez maintenant qui sera la prochaine victime ? »
– « Surveillez votre langage, Votre Excellence. »
En effet, ses remarques mesquines et grossières avaient choqué tous les aristocrates présents dans la salle.
– « Laissez-moi vous expliquer », dit Guy avec un signe de la main à l’adresse du Comte de la Crête Rocheuse. « Je pense que tout le monde s’est rendu compte que le nouveau Roi n’était pas quelqu’un d’ordinaire, dans la mesure où tout ce qu’il a fait depuis qu’il est arrivé à Border Town dépasse l’entendement. Il est donc vain de juger de ses actions à travers les vieilles convenances et le passé, c’est pourquoi j’ai envoyé quelques-uns de mes hommes dans la Région de l’Ouest. Roland Wimbledon ne fait pas mystère de ses intentions. Il envisage effectivement de priver les nobles de leur pouvoir féodal et de ne leur laisser que leurs titres. Il a fait de cela le slogan de son territoire, jusqu’à l’afficher sur la place de la ville. »
Sa voix réconfortante apaisant l’humeur des nobles, il poursuivit : « Vous me direz : la Cité Écarlate ne lui appartient pas. Cependant, ce n’était pas le cas non plus de la Forteresse de Longsong ou encore de la Région du Nord. Tôt ou tard, Roland Wimbledon sera couronné Roi de Graycastle et si, ce jour-là, il affirme que tout le royaume lui revient, nous n’aurons pas d’autre alternative que d’accepter. Cela se produira, soyez-en certains. » Il marqua une courte pause et ajouta : « Si nous perdons notre domaine et nos sujets, que nous restera-t-il ? »
– « Mais que pouvons-nous faire ? » Demanda le Baron Huth, impatienté. « Le Roi Timothy et l’Église ayant été vaincus, qui d’autre pourrait l’arrêter ? Nous les avons vu se battre la dernière fois que son armée est venue à la Cité Écarlate! Leurs armes à poudre de neige sont invincibles dans un rayon de soixante mètres, si bien que même les chevaliers en armure n’ont pas pu s’approcher. Comment pourrions-nous résister face à une telle puissance ? »
Ces paroles eurent aussitôt des répercussions dans l’assistance.
– « Bien entendu, il existe une solution », dit froidement George. « Toutes puissantes que soient ces armes, elles ont cependant des défauts. Utilisées dans un espace ouvert, elles sont en effet très efficaces mais leur puissance est limitée dans un environnement confiné. »
– « Un environnement confiné…? »
– « Le château du Seigneur, par exemple », répondit-il en appuyant chaque mot. « Lorsque Roland Wimbledon arrivera à la Cité Écarlate, il résidera forcément là-bas. Comme on ne peut y loger que quelques gardes, il nous suffira d’y placer davantage d’hommes et nous serons en position de force. »
– « Le Seigneur Delta est-il d’accord pour coopérer ? » Demanda Lévitan, surpris.
– « Vous le connaissez, jamais il ne fera une chose pareille. Quand bien même il aurait un couteau sous la gorge, il serait incapable de résister », dit George sur un ton dédaigneux. « Mais il m’a rendu de nombreux services. Il existe au sein du château plusieurs passages secrets qui mènent à la périphérie de la ville. Il nous suffira d’y envoyer nos hommes par avance, personne ne s’apercevra de leur présence. »
– « Comment avez-vous appris tout ceci ? »
– « Le Comte Delta aime creuser çà et là dans la ville, aussi j’ai soudoyé les maçons pour obtenir des informations. Comme dit le proverbe, un homme rusé a plus d’une cachette et j’ignore si c’est par prudence ou par crainte », ajouta-t-il avec un rire moqueur. « Au départ, j’envisageais d’utiliser ces passages pour le tuer, mais ce sera tout aussi efficace avec le Prince Roland. »
– « Mais c’est de la trahison… » murmura Huth. « Par ailleurs, si jamais Roland Wimbledon venait à être assassiné, son armée nous réduirait aussitôt en poussière! »
– « Qui a dit que nous allions le tuer ? » S’écria George, mécontent, en frappant sur la table. « Il nous suffira de l’enlever et nous contrôlerons la situation. Jamais l’armée du Roi n’osera mettre sa vie en danger. Peut-être même pourrons-nous les contraindre à se retirer et lorsque la nouvelle se répandra, ces nobles se rangeront certainement de notre côté. N’oubliez pas que la Région de l’Ouest est le seul domaine sur lequel il ait vraiment la mainmise. Le jour venu, qui sait si le Duc de la Région du Nord continuera à le soutenir… »
– « Mais tout de même, c’est le… »
– « Il n’est pas encore vraiment roi, Baron Huth », coupa Guy Luriane, « dans la mesure où il ne s’est pas proclamé comme tel et n’a pas encore été couronné. En cherchant bien, nous pourrions trouver dans la capitale un parent à lui qui respecterait les traditions et croirait à l’aristocratie, et le faire roi. »
– « D’ici là, peut-être que quelqu’un se lèvera sans que nous ayons à chercher. » Baissant le ton, George ajouta : « Et nous savons tous ce qui est en jeu. Entre tout perdre ou faire la gloire de votre famille, il n’y a pas à hésiter. »
Ses paroles provoquèrent des remous parmi les nobles, qui, de toute évidence, se trouvaient face à une décision difficile.
George Néri ne fut pas vraiment surpris, les nobles qu’il avait convoqués étant d’anciens partisans de Timothy. Jamais ils ne se rangeraient aux côtés de Roland avec qui ils étaient en conflit d’intérêts. En outre, les avantages potentiels étaient suffisants pour inciter ce groupe de lâches à prendre des mesures audacieuses.
Cependant, leur capacité étant limitée, il fallait absolument quelqu’un pour les diriger. Or il était le seul qualifié pour devenir Seigneur de la Cité Écarlate et gouverner la Région Centrale.
Au bout d’un moment, Lévitan et les siens, qui, visiblement, avaient pris leur décision, demandèrent :
– « Qu’allons-nous faire alors ? »
– « Confiez-moi quelques-uns de vos plus fidèles chevaliers… et attendez », répondit George avec assurance.