Cela faisait dix jours qu’ils naviguaient sur la Rivière Écarlate.  

D’une humeur plutôt héroïque, Roland se tenait à l’avant de la canonnière et contemplait les eaux scintillantes.

Une imposante flotte le suivait.  Certes certains des navires avaient pris la direction de l’est trois jours auparavant, mais les dix bateaux à aubes et à vapeur offraient un spectacle rarement vu sur des voies de navigation intérieures. Peinte d’un blanc immaculé, leurs cheminées se dressaient comme une forêt de fer et la fumée qui en sortait faisait comme un nuage noir au-dessus de la rivière.  

Une fois entrés dans la Région Centrale de Graycastle, Roland s’aperçut que le nombre de navires en circulation avait considérablement diminué, signe que le centre commercial du Royaume s’était déplacé vers l’ouest. Cependant, l’influence de plusieurs grandes villes de la région centrale était encore présente, à en juger par la beauté des voiliers comparée aux nombreux navires à un mât de la Région de l’Ouest.

Tous les navires marchands rencontrés en cours de route gardaient leur distance. Des marins audacieux, penchés par-dessus le bastingage, pointaient du doigt le vaisseau amiral avec des exclamations admiratives tandis que les capitaines ou les marchands qui avaient reconnu le drapeau s’inclinaient et saluaient au passage du navire d’acier.  

Si Roland était très satisfait d’avoir pu amasser autant en trois ans, le plus gratifiant pour lui était encore ces jeunes fonctionnaires formés par l’Hôtel de Ville.  

Ceux-ci n’étaient pas issus d’une lignée centenaire, pas plus qu’ils ne venaient de familles riches et puissantes. Ils savaient simplement lire et écrire et avaient reçu l’instruction universelle de base. Autrefois, tout au plus auraient-ils pu réaliser divers travaux administratifs pour le compte de nobles mais à la Cité Sans Hiver, ils avaient fini par devenir des piliers dans chaque département.  

Tous soutenaient pleinement Roland car nul autre que lui n’aurait fait appel à des gens du peuple sans statut.

N’ayant jamais occupé de poste de direction, ils se montraient prudent, se conformant aux lois et au règlement et lorsqu’ils rencontraient quelque difficulté, ces fonctionnaires, qui étaient loin d’être arrogants ou vaniteux comme les nobles, n’hésitaient pas à demander conseil à leurs supérieurs.  

Choisis parmi les sujets ordinaires, ils avaient l’habitude de gérer seuls leurs tâches. Les fonctionnaires du Ministère de l’Agriculture incitaient les agriculteurs à cultiver le blé tandis que ceux du Ministère de la Construction expliquaient aux nouveaux ouvriers les caractéristiques du ciment. C’était chose courante à la Cité Sans Hiver et ces gens faisaient exactement ce qui était requis dans la mesure où, s’il veut exercer son potentiel de manière rapide et efficace, un gouvernement centralisé doit avoir un contrôle strict sur les gens dès les niveaux de base.  

Bien entendu, les civils ayant accédé à ces postes de responsables avaient aussi des défauts.  

Tout comme un homme pauvre qui n’a jamais rien possédé et qui soudain s’enrichit, il était très facile pour eux de tomber dans le piège de la cupidité et de l’étroitesse de vue. Le niveau d’éducation n’étant guère élevé à la Cité Sans Hiver, ces gens n’avaient sans doute pas d’éthique personnelle et professionnelle. Fort heureusement, Rossignol et les contrôles internes du Bureau de la Sécurité étaient là pour y remédier de façon efficace. Après plusieurs tris et punitions sévères, ceux qui continuaient de travailler à l’Hôtel de Ville avaient compris les limites de Sa Majesté.

Le nombre sans cesse croissant de jeunes fonctionnaires, sur lequel reposait le plan de Roland pour la conquête du royaume, était son principal atout pour étendre son pouvoir.  

Il avait désormais les bases nécessaires pour unifier le pays.  

– « Informez l’État-Major que je les attends à l’observatoire pour une réunion », ordonna Roland à Rossignol. « Il est grand temps d’élaborer un plan en ce qui concerne la Cité Écarlate. »  

En fait, ce n’était pas la première fois que la flotte de Roland se rendait à la Cité Écarlate. En effet, la Première Armée y était déjà venue lors de la “Campagne d’Extraction de Dents”.  

Les membres de l’État-Major lui donnèrent donc un avis censé :

– « Votre Majesté, la Cité Écarlate est la seconde ville de la Région Centrale après l’ancienne capitale. C’est un vaste territoire qui compte beaucoup de nobles, aussi est-il à craindre que nous ne puissions pas les contraindre à la reddition comme nous l’avons fait à Willow Town. »

– « À voir les impôts prélevés à la Cité Écarlate, son Seigneur, le Comte Delta, n’est pas un homme ambitieux », ajouta Sir Eltek, le père de Lumière du Matin. « En effet, dans la mesure où il contrôle le carrefour fluvial, il pourrait facilement exiger davantage. Voilà plusieurs générations que la famille Delta gouverne la région, aussi continuerait-elle de mener une vie aisée quand bien même elle abandonnerait le manoir. Je pense que le Comte saura prendre une décision judicieuse eu égard à la rébellion. »   

« Ceci dit, cela ne signifie pas que les autres nobles le suivront. Il n’est pas facile de concilier leurs opinions, en particulier celles des familles Trois Rivières et Crête Rocheuse, dont on dit qu’elles ne seraient pas en bon termes avec le Comte. » Puis, montrant un endroit sur la carte, il ajouta : « Par ailleurs, une fois que vous aurez fait connaître vos revendications, il est très probable que les opposants se regrouperont, comme autrefois dans la Région de l’Ouest. Notre avis est que la Première Armée sera certainement contrainte de recourir à la force si nous voulons qu’ils renoncent à leur pouvoir. »

« Cela étant, ce n’est pas une mauvaise chose, dans la mesure où anéantir les rebelles pourrait réduire les soucis de gestion ultérieurs. Par ailleurs, votre puissance impressionnante sera sans doute dissuasive pour les autres marginaux. C’est pourquoi nous vous conseillons de convoquer d’abord le Comte Delta pour le convaincre avant d’annoncer votre décret, même si les aristocrates sont plus ou moins au courant de vos intentions. Si, par la suite, certains refusent d’obéir, vous n’aurez alors plus qu’à envoyer des troupes pour les éliminer. »

Roland acquiesça d’un signe de tête et examina silencieusement la carte.

Il ne voyait aucun inconvénient à recourir à une opération militaire pour faire céder l’adversaire, l’armée n’en étant pas à sa première expérience. Cependant, les paroles de Sir Eltek l’inquiétaient. En effet, il avait mis plus de temps pour éliminer les cinq grandes familles que pour prendre la Forteresse de Longsong et la Cité du Roi, dans la mesure où celles-ci détenaient des fiefs bien plus vastes qu’une ville.  Il lui avait donc fallu quelques jours de plus pour faire un détour. Or il y avait, dans les environs de la Cité Écarlate, un manoir bien plus grand que toutes les villes de la Région de l’Ouest. Entre l’opération nettoyage et les mesures d’apaisement consécutives, il lui faudrait compter deux à trois semaines.

– « N’y a-t-il pas un moyen plus rapide ? »

– « Votre Majesté, plus rapide signifierait… »

– « Je ne tiens pas à y passer trop de temps », coupa Roland. « Nous aurons d’autres villes à gérer et si toutes requièrent autant de mesures, d’ici que nous arrivions à la Crête du Vent Glacé, nous aurons déjà passé la moitié de l’été. »

– « Mais… »

Le comte et les autres gardèrent un moment le silence.  

– « Il existe bien une solution, mais elle pourrait nuire à votre réputation », murmura Edith. « Il faudrait tous les rassembler et leur annoncer de but en blanc. »

– « Vraiment ? » Dit Roland. « Poursuivez je vous prie. »

– « Je me suis déjà trouvée dans une situation similaire et pire encore », répondit la Perle de la Région du Nord qui lui expliqua ensuite comment elle s’y était prise pour éliminer les familles Hawes et Lista. « Si, conformément aux traditions aristocratiques, je leur avais fait part de nos intentions avant d’agir, la Région du Nord serait sans doute encore entre leurs mains. »

Les membres de l’État-Major en eurent le souffle coupé.

– « Votre Majesté, c’est… »

– « Sans preuves et sans procès, il est difficile de convaincre! »

– « Si cela vient à se savoir, je crains que cela n’éveille la méfiance des autres nobles. »

– « Avez-vous oublié qu’il n’y a pas d’autre noble à Graycastle que Sa Majesté ? », répondit Edith, impassible. « Et aucun procès n’était requis lorsque les nobles réglaient les questions du peuple. » Elle se tourna vers Roland : « Mais cela dépend de vous. Après tout, la réputation… »

– « Seul le vainqueur est en mesure d’écrire l’histoire », interrompit Roland, « Si vous ne dites rien, nul ne saura jamais ce que vous avez fait. Je tiens à vous remercier pour votre confiance et puisque, de toute façon, cela ne se saura pas, nous agirons donc conformément à votre suggestion en ce qui concerne la prise de la Cité Écarlate. »  

À ces mots, une étrange lueur passa dans le regard d’Edith tandis que sa respiration semblait s’accélérer.

Mais très vite, elle se reprit et inclina la tête :

– « Comme vous voudrez », Votre Majesté.