Joël suivit donc les conseils de Hill. À la lueur dorée du coucher de soleil, leur voiture quitta la Cité de Lumière.
Les cochers étaient d’anciens employés de la troupe d’acrobates, tous au service de Hill. Pour avoir transporté plusieurs fois des esclaves à la suite de la caravane, ils connaissaient par cœur l’itinéraire emprunté. Ils allèrent bon train jusqu’à ce que le soleil ait totalement disparu derrière les montagnes et suivirent encore le cortège durant deux heures à la lueur des lampes à huile avant de planter leur tente en pleine nature.
Les cochers s’assirent en cercle autour d’un feu de camp. Un jeune homme, surnommé Clown, s’empressa d’aller chercher de l’eau pour préparer le porridge tandis qu’un grand gars nommé Rockhill nourrissait les chevaux. Le magicien était chargé de patrouiller et de mettre en place des sentinelles tandis que les frères Chom installaient des pièges… Ces personnes ressemblaient davantage à des soldats qu’à une troupe d’acrobates.
Du coup, Joël n’avait rien d’autre à faire que d’attendre que le délicieux porridge lui soit servi, accompagné d’une assiette de bacon et d’une pomme.
Il comprenait maintenant pourquoi Hill avait décidé de transporter simultanément du blé et des fruits.
Les soit disant “marchandises à vendre” contenues dans les deux wagons suffiraient à les nourrir même si leur voyage devait durer deux mois.
Joël se demanda s’il y avait longtemps que Hill se préparait à fuir le Royaume de l’Aube dans la mesure où il avait fait vite pour charger toute cette nourriture. Par ailleurs, il était, paraît-il en contact avec les Rats.
« Mon Dieu » pensa-t-il. « Ce type est-il vraiment un acrobate comme il le prétend ? »
C’était décidé : sitôt rentré à Graycastle, Joël poserait la question à son vieil ami.
Respectueux, les cochers prirent leur porridge et s’éloignèrent du feu de camp afin de céder la place à Joël, N° 76 et aux quatre sorcières.
– « Je vous présente mes excuses pour ce que j’ai pu dire et faire l’autre jour », dit Annie sur un ton cordial. « Même si vous ne nous avez pas dénoncées au Roi de l’Aube, je ne parviens pas à vous faire entièrement confiance. »
– « Pourquoi ? » Demanda Amy, perplexe. « Il n’a pas l’air de quelqu’un de mauvais. »
Joël, qui ne s’était jamais considéré comme un homme bon, rougit à ce compliment. Heureusement pour lui, personne ne s’en aperçut, la couleur de ses joues étant atténuée par le faible éclairage du feu de camp.
Il se racla la gorge : « Je pense que Mlle Annie se méfie de la simplicité de l’organisation des sorcières du Royaume de Graycastle. »
– « Que voulez-vous dire ? »
– « Certains aristocrates, par exemple, se plaisent à utiliser les sorcières comme des jouets… »
– « En effet, mais ce n’est pas uniquement cela qui me préoccupe », coupa Annie. « Qu’il s’agisse de Graycastle ou de Wolfheart , toutes ces organisations, dans le fond, se ressemblent à partir du moment où elles répandent des mensonges pour attirer et tromper les sorcières . Si vraiment vous avez raison au sujet de celle de Graycastle, je promets de vous présenter officiellement mes excuses. »
– « Cela n’a aucune importance », répondit Joël en haussant les épaules. « J’ai pour mission de vous emmener auprès du Roi Roland. Pour le reste, ce n’est plus mon affaire. Vous n’aurez sans doute pas l’occasion, quand bien même vous le voudriez, de me présenter des excuses car il est probable que vous ne me revoyiez plus jamais. »
Durant quelques secondes, on n’entendit plus que le crépitement du feu de camp.
Joël, qui d’habitude était plutôt sociable et doué pour entretenir la conversation, n’avait aucune envie de discuter avec ces sorcières. Celles-ci avaient non seulement perturbé sa vie tranquille d’Ambassadeur mais également fait prendre des risques à la délégation. S’il était normal de se montrer prudent, le fait que chacun de ses actes soit passé au crible le contrariait vraiment.
Enfin, N° 76 rompit le silence :
– « Êtes-vous toutes originaires du royaume de Wolfheart ? » Demanda-t-elle. « Amy m’a dit que vous vous connaissiez depuis longtemps. »
Annie acquiesça :
– « En effet, même si nous ne sommes pas nées dans la même ville. »
– « Wolfheart est désormais entre les mains de l’Église. Vous avez dû beaucoup souffrir avant d’arriver au Royaume de l’Aube. » La jeune femme se pencha et, touchant le pantalon d’Héroïne, demanda à voix basse : « Est-ce en les fuyant qu’elle a perdu ses jambes ? »
Héroïne se mordit la lèvre et baissa tristement la tête.
– « Ce sont les gens qu’elle s’évertuait à protéger qui les lui ont coupées », répondit Annie à la surprise générale. « Pour s’être démarquée lorsque Wolfheart City a connu la plus grande crise de son histoire, tout ce qu’Héroïne a eu en retour, c’est la haine de son peuple. »
– « Par les gens qu’elle protégeait ? »
Annie acquiesça :
– « Si vous le voulez, je peux tout vous raconter. Mais c’est une triste histoire. »
N° 76 regarda un moment Héroïne et répondit d’un ton sérieux :
– « Je veux savoir. »
Joël, qui faisait mine d’être totalement absorbé par le bacon qu’il était en train de déguster, tendit l’oreille.
– « Lorsqu’il y a un an, l’Armée de l’Église a attaqué Wolfheart City, les soldats ont jeté dans la ville une bonne quantité de cadavres infectés par la peste démoniaque pour tenter d’anéantir les forces de la capitale comme ils l’avaient fait au Château de la Dent Brisée. » Annie ajouta deux brindilles au feu de camp qui se mit aussitôt à lancer des étincelles : « Grâce à sa capacité, Héroïne a empêché le fléau de se propager en le transférant à d’autres créatures vivantes. C’est ainsi que la peste a pu être maîtrisée. »
– « Quel genre de créatures vivantes ? »
– « Des rats, des chats, des chiens, des vaches, des moutons… y compris des êtres humains », répondit calmement Annie. « Les citoyens ont creusé dans les taudis une énorme fosse auprès de laquelle les personnes infectées se rassemblaient afin qu’elle puisse transférer leur maladie à des animaux qu’ils brûlaient ensuite dans le trou. Progressivement, les gens ont commencé à voir Héroïne comme la planche de salut de Wolfheart City. C’est de là que lui vient son surnom. Amy et moi avons également bénéficié de son traitement. »
« Mais les choses ont empiré. Si un gros animal suffisait à prendre la maladie de cinq ou six patients, les chats et les chiens ne pouvaient en délivrer qu’un, voire deux au maximum tandis que, de son côté, l’Église continuait à répandre la peste démoniaque. Même si les habitants de la capitale étaient parvenus à capturer toutes les créatures vivantes, cela n’aurait jamais suffi. Elle ne pourrait pas sauver tous les patients. »
« Comme la guerre se prolongeait, les gens ont commencé à se tourner vers l’humain. »
À ces mots, Joël sentit le froid lui transpercer les os.
N° 76 s’approcha d’Héroïne et serra doucement la sorcière contre sa poitrine.
– « Ce n’était pas votre faute. »
À la lumière vacillante du feu, Annie avait un visage grave.
– « Vous avez raison. À aucun moment ces gens ne lui ont laissé le choix. Ils ont d’abord brûlé des prisonniers, des criminels et des volontaires avant de s’en prendre aux anciens, aux soldats blessés et aux prisonniers de l’Armée des Juges. »
« Mais Héroïne ne pouvait se résoudre à faire ce que ces fous lui demandaient et tuer des innocents, en particulier des soldats qui aspiraient à la vie et des mineurs qui avaient capitulé. C’est ainsi que l’attitude du peuple envers elle a changé. Les gens se sont mis à croire qu’elle était de connivence avec l’Église et protégeait leurs ennemis. De sauveur, elle est devenue traîtresse. Puis Héroïne a été jetée en prison et sans sa capacité, elle aurait depuis longtemps été envoyée à la potence. »
« Par la suite, l’Église a lancé une autre attaque. En un jour à peine, son armée s’est emparée des remparts de la capitale. Le même jour, le geôlier, qu’Héroïne avait autrefois soigné, lui a coupé les jambes avec une hache avant de mettre le feu à sa cellule. Il soutenait que la chute du Royaume de Wolfheart était la résultante d’une connivence entre elle et l’Église et qu’en tant que traîtresse, elle devait périr brûlée avec la ville. »
Sur ces paroles, Annie se tût un instant avant de conclure :
– « Mais le geôlier n’aurait jamais imaginé qu’Héroïne, qui avait perdu toute capacité de s’enfuir, serait sauvée par des captifs de l’Armée des Juges. »