– « Votre Majesté, l’Hôtel de Ville n’a aucun problème pour mettre en place ce programme, mais avons-nous vraiment besoin d’autant de professeurs de niveau secondaires ? »
Sachant qu’Edith deviendrait bientôt membre officiel de l’Hôtel de Ville, Barov semblait un peu dépité. Cependant, il restait concentré sur le sujet de la discussion. Roland fut heureux de voir une telle preuve de maturité.
Le Prince fit l’inventaire des autres emplois susceptibles de convenir à ces étudiants et dit :
– « Tous ne sont pas appelés à devenir des enseignants de niveau secondaire. Cependant, mieux instruits, ils pourront choisir de devenir chercheurs ou gestionnaires dans les usines. Ils seront en mesure de comprendre les principes qui sous-tendent ces machines au lieu de simplement apprendre à les faire fonctionner. Ils seront qualifiés pour former des ouvriers, entretenir ou, pourquoi pas, améliorer le matériel. Le Ministère de l’Éducation doit absolument s’efforcer de faire d’un maximum de gens du personnel industriel, sans quoi le fait de bénéficier d’une importante population n’aurait aucun sens. »
« Du personnel industriel ? » Murmura Sophia.
– « Faites-vous référence aux personnes engagées dans la production industrielle ? »
– « Presque », répondit Roland qui poursuivit : « Les personnes qui auront achevé leur cycle d’instruction générale pourront devenir des ouvriers ordinaires, à savoir des travailleurs industriels subalternes. Certes, plus nous en aurons, plus nous pourrons augmenter notre production, cependant, l’industrialisation n’est pas qu’une question d’échelle… L’Hôtel de Ville ne pourra jamais tout gérer, c’est pourquoi je tiens à ce que deux à trois personnes sur cent aient un niveau d’éducation secondaire, voire supérieur, afin qu’elles puissent occuper des postes de directeur de production et de gestion, tout comme les enseignants du secondaire. En agissant ainsi, nous verrons les usines devenir des organisations indépendantes qui pourront se développer en suivant les instructions de l’Hôtel de Ville. »
Sans éducation, la Cité Sans Hiver ne pouvait pas profiter de son avantage démographique, quel que soit le nombre d’habitants. En raison des ressources limitées en matière d’éducation, Roland ne pouvait pas, dans l’immédiat, généraliser l’enseignement secondaire et supérieur. Comme il n’avait pas beaucoup de temps et afin de sélectionner et encourager au plus vite les personnes compétentes, il avait donc décidé de recourir à ce programme de bourses. Quant à ceux qui auraient terminé leurs études primaires, ils seraient affectés à des postes de base au niveau de la production, un peu comme des rouages dans une machine.
– « Je vois », dit Sophia.
Roland tapota la table :
– « Autre chose : outre l’éducation primaire universelle, il faudra inculquer aux gens des notions idéologiques. Par la suite, je vous communiquerai un plan détaillé d’enseignement », dit-il, se rappelant le contenu du manuel d’éducation idéologique et morale qu’il avait lu dans le Monde des Rêves.
À cette époque, le renforcement de la construction idéologique et morale était aussi important que l’adaptation des machines à vapeur.
Voyant Sophia acquiescer, il se leva et jeta un coup d’œil à la ronde : « En résumé, cette année et l’année prochaine, l’Hôtel de Ville devra mettre l’accent sur l’expansion de la population, le développement de l’éducation et l’amélioration de la production industrielle. Ils seront déterminants quant à l’avenir. Je compte sur vous tous pour donner le meilleur de vous-mêmes avant l’arrivée d’ennemis bien plus redoutables et plus puissants! »
À ces mots tous les fonctionnaires se levèrent et répondirent d’une seule voix :
– « Pour Votre Majesté, nous ferons toujours de notre mieux! »
– « C’est aussi pour vous que vous le faites », dit Roland. Il poussa un soupir de soulagement avant de conclure : « Ce sera tout pour aujourd’hui. La réunion est terminée. Kyle, venez me voir dans mon bureau. »
L’Alchimiste en Chef suivit Roland dans son bureau. La porte refermée, il demanda de but en blanc :
– « Votre Majesté, avez-vous une nouvelle idée ou un nouveau produit à faire ? Dans le cas contraire, j’espère pouvoir retourner au plus vite à mon laboratoire. »
Roland ne put s’empêcher de sourire :
– « Vous êtes toujours si impatient! Venez vous asseoir, j’ai quelque chose d’important à vous remettre. »
Intrigué, Kyle prit un siège tandis que Roland sirotait une gorgée de thé.
– « Comment vont les choses avec les alchimistes de la Cité du Roi ? »
– « Je suppose que tout va bien », répondit son interlocuteur en fronçant les sourcils. « Je ne parle guère avec eux, excepté en ce qui concerne les expériences chimiques. Pourquoi ne leur posez-vous pas directement la question ? »
À voir la réaction de Kyle, les alchimistes de la Cité du Roi avaient sans doute formé un petit clan bien à eux. Si le fait qu’ils aient amené beaucoup d’étudiants s’avérait très utile quant à la production de l’industrie chimique, c’était en même temps une pression sur Kyle et ses étudiants.
Roland garda ses pensées pour lui et changea de sujet :
– « Maintenant que les deux acide liquides et la poudre à canon sans fumée ont atteint une échelle de production considérable, j’envisage de mettre en place un département indépendant pour répondre à la demande sans cesse croissante concernant ces produits. » Il marqua une courte pause : « Vous plairait-il de devenir Ministre de l’Industrie Chimique ? »
– « Si je ne me trompe pas, vous m’en avez déjà parlé… Votre Majesté, je suis désolé mais je ne peux pas abandonner mes expériences en laboratoire pour un banal travail de gestion. Ma réponse est toujours la même. »
– « À votre place, j’y réfléchirais avant de refuser », répondit Roland en haussant les épaules. « Étant donné que vous consacrez votre vie à la chimie et à ses mystères, je sais pertinemment que vous ne voulez pas perdre votre temps à ce genre de choses. Mais que diriez-vous si je vous montrais directement tout ce que vous aimeriez savoir ? »
– « Pardon ? »
Kyle Sichi était stupéfait.
Roland sortit de son tiroir une feuille de papier blanc qu’il déplia lentement devant l’alchimiste. Ce document, rempli de cases, était le tableau périodique des éléments qu’il avait rédigé la veille.
– « Mais c’est… »
Les yeux du vieil alchimiste allèrent droit au but. Il étendit ses mains tremblantes comme s’il voulait le prendre des mains du Roi, mais il avait trop peur de le déchirer.
– « N’avez-vous pas dit…que vous aviez oublié le contenu des cases vides ? »
– « Récemment, je me suis souvenu de nombreux détails, y compris concernant la “Chimie Intermédiaire” Cette fois, je vais pouvoir le terminer », dit Roland en s’éloignant un peu afin que Kyle puisse regarder de plus près.
– « Votre Majesté, je… »
Kyle n’ajouta rien : il avait compris ou le Roi voulait en venir.
Roland sourit :
– « Très bien. Si vous acceptez de devenir Ministre de l’Industrie Chimique, je vous donnerai ce tableau périodique des éléments, ainsi que la version complète de la “chimie intermédiaire” et peut-être même la “chimie avancée”.
Roland, qui admirait l’enthousiasme de l’Alchimiste en Chef pour son travail, savait aussi que, compte tenu des conditions de l’époque, Kyle pouvait difficilement acquérir plus de connaissances en chimie qu’un lycéen à l’époque moderne. Maintenant que les manuels étaient complets, il avait décidé de les montrer à Kyle. Ce faisant, le vieil alchimiste aurait davantage de temps pour enseigner. Il pourrait ainsi former davantage d’étudiants et réduire efficacement l’influence de l’Atelier d’Alchimie de la Cité du Roi.
Il était également persuadé que, bien que Kyle préférât les expériences chimiques à d’insignifiantes questions de gestion, en tant qu’ancien chef de l’Atelier d’Alchimie de la Cité Écarlate, il devait avoir une bonne connaissance de la gestion et maîtriser les bases de l’organisation et de la coordination.
– « J’ai compris », dit Kyle en s’inclinant après un moment d’hésitation. « Je serai votre ministre. »
D’une certaine manière, Roland s’était aperçu que plutôt que d’imposer sa volonté aux autres, il aimait de plus en plus cette méthode consistant à négocier en proposant des conditions qu’il était impossible de refuser.
Il commençait à se demander s’il n’était pas atteint du fameux syndrome du pouvoir.
Quoi qu’il en soit, c’était une proposition où tout le monde serait gagnant.
Il replia le tableau périodique des éléments et le remit à Kyle, en disant :
– « Plus vos élèves seront nombreux, plus les tâches insignifiantes vous seront allégées. Voici une récompense à titre d’avance. Faites de votre mieux et votre nom sera à jamais célèbre dans l’histoire de la chimie. »