Le lendemain, Roland rapporta ces informations à Tilly et aux autres sorcières.
– « Comment a-t-elle osé utiliser les sorcières pour récompenser ces sales nobles ? » S’écria Cendres, incapable de réprimer sa colère, avant même que la Princesse n’ait pu dire un mot. Si Andrea ne l’avait pas arrêtée, elle se serait probablement déjà précipitée dans les soubassements.
– « Mlle Rossignol a-t-elle vérifié la crédibilité de son témoignage ? » Demanda calmement Tilly.
– « Je lui ai d’abord posé quelques questions et elle a fini par tout avouer », répondit Roland qui leur raconta en détails ce qui s’était passé dans la cellule. « Je pensais qu’il nous faudrait du temps pour la contraindre à se rendre, cependant, elle est plus faible que ce que nous aurions pu imaginer. »
En effet, sa visite de la veille n’étant qu’une tentative d’intimidation couramment pratiquée avant l’interrogatoire officiel, il ne s’attendait pas à ce que la prisonnière passe aux aveux complets. De ce fait, il n’avait pas déverrouillé le collier du Châtiment Divin et Heidi ne savait pas que Rossignol détectait les mensonges en observant le pouvoir magique et non au son de la voix.
– « Je vois », acquiesça Tilly. « Merci d’avoir fait cela pour moi. »
– « Ne soyez pas si conventionnelle, je suis votre frère », répondit Roland, saisissant aussitôt l’occasion pour se rapprocher d’elle. « Par ailleurs et d’une certaine façon, Heidi Morgan est une sorcière de l’Île Dormante. Elle devrait vous être remise. »
– « D’accord mais… » Tilly resta un long moment silencieuse : « Que feriez-vous si cela se produisait ici, à la Cité Sans Hiver ? »
Roland regarda ses yeux semblables à des gemmes et s’aperçut qu’au-delà des émotions couvait une colère silencieuse.
Elle avait déjà pris sa décision.
– « Je ferais la même chose », répondit-il pour la réconforter.
Indirectement, ces paroles signaient la condamnation à mort d’Heidi Morgan.
Tilly n’hésita plus. Elle murmura quelque chose à l’oreille de Cendres qui acquiesça et quitta le bureau.
– « À présent, je vais prendre congé, mon frère. »
Roland voyait bien que Tilly était très attristée par l’incident, mais dans ces circonstances particulières, il ne savait que lui dire. Il était sur le point de l’escorter jusqu’à la Résidence des Sorcières lorsqu’un cri exalté déchira le silence. C’était le Sceau d’Écoute, caché dans le sein de Rossignol.
– « Ici Foudre, vous me recevez ? Ici Foudre, répondez ! Assia a réussi à dater l’incident. »
Tous demeurèrent stupéfaits.
– « Qu’a-t-elle vu ? » Demanda Roland.
– « Deux monstres, grande gueule et tentacules. Je ne sais pas comment les décrire. » À sa voix, Roland devina qu’elle était extrêmement excitée. « Nous n’avons jamais vu ce genre de chose. Mon Dieu… Votre Majesté, vous devriez venir le voir par vous-même! »
– « De quoi s’agit-il… » Demanda Tilly, perplexe.
– « Elles sont parties explorer la Cité des Diables, derrière les montagnes enneigées. Il y a une semaine, la brume rouge a complètement disparu. J’avais l’intention de vous en parler aujourd’hui mais… »
– « J’en avais presque oublié les Diables », soupira la Princesse. « Vous m’expliquerez tout en chemin. »
– « En chemin ? » Répéta Roland, légèrement surpris.
– « Pourquoi ? Vous ne voulez pas que je vous accompagne ? » Demanda-t-elle avec un clin d’œil.
Toute jeune déjà, la princesse Tilly avait une force incroyable. Elle savait s’adapter et ne rien montrer de ses sentiments, même face à quelque chose d’extrêmement important. Roland était très étonné de la rapidité à laquelle elle était capable de se ressaisir dans un moment de crise, qualité essentielle pour un dirigeant. Lui-même, hélas, avait encore beaucoup de travail à faire sur lui pour y parvenir.
S’il emmenait Tilly, Cendres et Andrea suivraient certainement. Le voyage serait donc beaucoup plus sûr.
– « Bien sûr que si », répondit Roland qui n’avait aucune raison de le lui refuser.
Appuyée contre les barreaux, Heidi attendait que Roland la libère.
C’en était fini de l’Association du Croc Sanguinaire et Tilly ne lui permettrait certainement pas de retourner à l’Île Dormante. Cependant, en sa qualité de membre de la famille royale Morgan, elle avait trouvé un autre moyen de regagner le trône : la puissance du Royaume de Graycastle.
Plus qu’en la promesse de Roland, Heidi avait placé tous ses espoirs dans la récompense qu’elle lui avait offerte. S’il ne lui avait rien promis directement, c’était sans doute parce qu’en tant que frère de Tilly, il devait une explication aux sorcières de l’Île Dormante quant à ce qu’étaient devenues les sorcières disparues.
Heidi était persuadée qu’aucun noble ne pourrait résister à une proposition aussi tentante. Posséder la moitié du Royaume de Wolfheart apporterait certainement à Roland une renommée et une fortune incommensurables. Son nom entrerait dans l’histoire et passerait à la postérité.
Quant à elle, sa réputation serait entretenue par les nobles des générations suivantes, mais elle n’en avait que faire. Elle était prête à renoncer à tout pourvu qu’elle devienne Reine du Royaume de Wolfheart.
C’était le seul moyen pour la sorcière de se venger officiellement des nobles pour leur trahison envers son père et elle.
Elle s’était juré de les pendre un à un et d’accrocher leurs têtes à la porte de la ville afin que tous voient le sort réservé à ceux qui avaient piégé l’Archiduc Morgan.
Soudain, la porte de fer du cachot s’ouvrit en grinçant, déchirant le silence de mort qui régnait dans la prison.
Heidi se releva aussitôt, s’approcha des barreaux et regarda en direction du couloir.
Ce n’était pas Roland Wimbledon, mais Cendres qui s’avançait vers elle, l’air menaçant.
Soudain, elle sentit une sueur froide lui parcourir la colonne vertébrale :
– « Que faites-vous ici ? Où est Sa Majesté ?
– « Vous savez très bien pourquoi je suis là », répondit Cendres en s’approchant lentement de la cellule. À chaque pas qu’elle faisait, Heidi reculait d’autant mais force lui fut de constater qu’il n’y avait plus d’échappatoire. « Vous auriez dû y penser lorsque vous avez remis ces sorcières innocentes entre les mains des nobles. »
– « Non! » Hurla Heidi. « Sa Majesté m’a promis de ne plus revenir sur cette affaire! Il m’a déjà pardonné! Vous ne pouvez désobéir à un ordre du Roi! Où est-il ? Je demande à le voir! »
Cendres saisit les barreaux de fer et par sa seule force, les écarta. Elle se pencha et entra dans la cellule :
– « Ces sorcières sont venues vers vous dans l’espoir que vous leur viendriez en aide, les nourririez et leur permettriez de se reposer enfin. Mais vous les avez abandonnées et envoyées vous-même en enfer! Ces sorcières, qui avaient échappé à l’Église, ont été trahies par les leurs. Roland vous a peut-être pardonné, mais moi, je ne peux pas faire comme si rien ne s’était passé. »
« Cendres aurait-elle surpris la conversation que j’ai eue avec le Roi ? À moins qu’il n’ait tout raconté à Tilly et aux autres sorcières ? »
Heidi réfléchissait. Horrifiée, elle agrippa le médaillon du Châtiment Divin qui enserrait son cou mais celui-ci était encastré dans un anneau de fer qu’il était impossible d’enlever à main nues.
– « Laissez-moi vous aider », dit Cendres en s’approchant.
Elle tendit la main et souleva Heidi par le cou.
L’anneau de fer se resserra et Heidi se mit à étouffer. Elle se contorsionna comme un poisson hors de l’eau pour tenter de reprendre pied sur le sol mais en vain. À mesure que sa vision se brouillait, la silhouette de Cendres s’éloignait de plus en plus.
« Pourquoi devrais-je finir ainsi ? » Pensa-t-elle. « Je ne veux pas mourir ici, moi, la seule héritière du trône, la Reine de Wolfheart… »
Le Trône semblait s’éloigner d’elle.
À nouveau, elle entendit les moqueries des nobles résonner à ses oreilles.
Il y eut un craquement et l’anneau de fer s’enfonça dans son cou.
Heidi avait cessé de lutter.