Il fallut beaucoup de temps à Heidi pour comprendre ce qui s’était passé.
Elle toucha sa cuisse guérie puis dévisagea Rossignol. Tournant enfin son regard vers Roland, elle demanda :
– « Votre Majesté, vous m’avez guérie ? »
– « Oui, sans quoi vous auriez épuisé Crépuscule », répliqua Roland. Il prit une chaise et s’assit devant la cellule : « Dites-moi, où avez-vous envoyé les sorcières que vous avez rejetées ? »
– « Est-ce … Ivy qui vous en a parlé ? »
– « Oui, Annie était son amie. »
Heidi serra les dents et ne répondit rien. Ses yeux étaient pleins de haine.
– « Vous auriez pu leur donner un abri », reprit Roland. « L’Île du Grand-Duc est le domaine de l’Archiduc Morgan dont vous êtes l’héritière. Il est donc impossible que vous n’ayez pas les moyens d’héberger une douzaine de sorcières auxiliaires. Alors qu’il vous aurait suffi de leur offrir un peu de gruau chaque jour, vous avez préféré les abandonner. Vous pensiez qu’elles étaient inutiles mais vous vous trompiez : les auxiliaires sont beaucoup plus puissantes que vous ne pouvez l’imaginer. Le revolver avec lequel Andrea vous a blessée est une arme qui a été fabriquée conjointement par les sorcières et les gens ordinaires. Elle est très simple d’utilisation. Avec elle, un fermier qui a travaillé toute sa vie dans les champs peut facilement tuer un chevalier expérimenté. »
À ces mots, le visage de Heidi changea. Très vite, elle releva la tête :
– « Vous dites que même les gens ordinaires peuvent l’utiliser ?
– « Pensiez-vous que c’était uniquement grâce aux sorcières que j’avais pu m’emparer de la capitale et devenir Roi de Graycastle ? » Roland s’appuya contre le dossier de sa chaise et poursuivit : « Si elles étaient si puissantes, jamais elles n’auraient été opprimées par l’Église et les Seigneurs laïcs. »
– « Et… comment ont-ils fabriqué cette arme ? »
Roland fixa froidement Heidi qui finit par réaliser qu’elle venait de poser une question inappropriée, puis, d’un ton sarcastique, il lui dit :
– « Vous croyez vous dans une réception pour parler ainsi ? »
Heidi ravala avec peine sa salive :
– « Cette dame à côté de vous est… »
– « Rossignol. Elle travaille pour moi, pas pour Tilly. Je réitère ma question : où avez-vous envoyé les sorcières que vous avez rejetées ? » Demanda Roland d’un ton grave.
– « Je les ai laissés partir à la recherche d’autres organisations de sorcières. J’ignore où elles sont. Certaines se sont sans doute rendues dans des villes voisines et d’autres au Royaume de l’Aube… »
Elle n’avait pas terminé ses explications que Rossignol s’écria :
– « Vous mentez! Rien de tout ce que vous venez de dire n’est vrai! »
– « Non, Votre Majesté! Cette femme ne sait rien de moi… »
– « À d’autres, Heidi », répondit Roland en secouant la tête. « Rossignol a le pouvoir de distinguer la vérité du mensonge. Face à elle, il est inutile de tenter de mentir. À présent, vous savez pourquoi Tilly vous a emmenée dans la Région de l’Ouest. Si vous ne voulez pas souffrir, je vous conseille de tout me dire. Ma patience a des limites. »
À la faible lumière du feu, le visage de Heidi semblait incertain. De toute évidence, elle ne s’attendait pas à la capacité de Rossignol. Elle demeura un moment silencieuse, puis, s’agrippant aux barreaux, s’écria :
– « Votre Majesté, le Royaume de Wolfheart a été annexé par l’Église. Le Roi ayant disparu, je suis actuellement la seule descendante de la famille royale Morgan. Si vous m’aidez à regagner mon royaume, je saurai me montrer généreuse! Je vous donnerai de l’or, des pierres précieuses et… oui, même des sorcières! L’Association du Croc Sanguinaire sera également à votre disposition! »
– « Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? »
– « Je vous donnerai la moitié du Royaume de Wolfheart! Les terres situées à l’ouest de la Falaise Noire seront à vous! »
– « Arrêtez! » Coupa Roland, impatienté. « Je veux seulement savoir ce que vous avez fait des sorcières! »
– « Quoi ? Mon royaume ne vaut-il pas ces sorcières ? » S’exclama Heidi, stupéfaite.
Lassé, Roland répondit :
– « Ne comprenez-vous pas ? D’une part, le Royaume de Wolfheart ne vous appartient pas et d’autre part, je ne m’intéresse pas à des territoires aussi éloignés. Je suis venu vous voir pour vous poser la question mais si vous refusez d’y répondre, je connais bien d’autres méthodes qui sauront vous contraindre à dire la vérité. Vous êtes bien mieux placée que moi pour savoir ce qu’est la torture. Vous n’avez aucun intérêt à vous enfermer dans votre mutisme aussi, pendant que je suis là, dites-moi ce que vous avez fait aux sorcières. Je vous épargnerai peut-être. »
Heidi vit dans ces derniers mots une planche de salut.
– « Votre Majesté… vous me promettez de m’épargner ? »
– « Je suis un homme de parole. »
Heidi baissa la tête et, après avoir longuement hésité, confessa :
– « Je les ai remises aux nobles. »
Le cœur serré Roland demanda :
– « Vous voulez dire : vendues ? »
– « Non, c’était un compromis. » Elle prit une profonde inspiration et poursuivit : « Si j’avais dû compter uniquement sur les jeunes filles qui s’éveillaient sur l’Île du Grand-Duc, jamais je n’aurais réussi à recruter suffisamment de sorcières. Pour les attirer, il fallait que je fasse connaître le nom de mon association à travers tout le Royaume de Wolfheart. »
– « Vous auriez pu engager des Rats, ils auraient fait le travail pour vous. En quoi cela a-t-il un rapport avec la noblesse ? »
Roland avait lui aussi tenté d’attirer l’attention des sorcières par le biais de la propagande, mais Tilly l’ayant devancé, il n’en avait pas recruté beaucoup.
– « Les Rats eux-mêmes sont manipulés par les nobles. Par ailleurs, si l’Église avait découvert le secret de l’Île du Grand-Duc, j’aurais eu de gros problèmes. »
– « Si je comprends bien, vous avez payé les nobles en leur offrant des sorcières ? »
– « Oui, j’ai fait en sorte que les nobles et moi soyons sur le même bateau : étant donné qu’ils dissimulaient eux-mêmes des sorcières et étaient en situation illégale, ils observaient naturellement les actions de l’Église et s’arrangeait pour contrôler les Rats. Ils allaient parfois jusqu’à détourner l’attention de la Cité Sainte. Avant de diffuser la nouvelle sur leurs terres, je voulais être certaine que les Seigneurs locaux étaient disposés à accepter les sorcières. Je minimisais ainsi les risques », murmura Heidi.
Roland n’avait pas besoin de lui poser la question pour savoir ce qu’il était advenu de ces sorcières auxiliaires. On les avait sans doute enfermées dans des pièces sombres toute leur vie durant et la plupart avaient dû mourir suite à la morsure de leur pouvoir magique au jour anniversaire de leur éveil. Si certaines avaient eu la chance de vivre jusqu’à l’âge adulte, leur destin, de toute façon, était scellé. Elles étaient sans doutes mortes des mains des nobles après qu’ils les aient utilisées pour satisfaire leurs propres désirs ou remises entre les mains de l’Église qui obligeait les nobles à leur livrer les sorcières.
Percevant la colère de Rossignol, Heidi recula d’un bond en disant :
– « Votre Majesté, vous m’avez donné votre parole! »
Roland tendit le bras pour arrêter Rossignol :
– « Qui se chargeait de tout ceci ? Ivy m’a dit que vous n’aviez jamais vu Annie. »
– « Céleste… mais elle est morte, tuée par Cendres. »
– « Personne d’autre ? Les autres sorcières de l’Association du Croc Sanguinaire n’étaient donc pas au courant de vos agissements ? »
Heidi hocha la tête.
– « Parlez! »
– « …Non »
Roland laissa échapper un soupir de soulagement :
– « Dernière question : dans quel but votre association recrutait-elle autant de sorcières de combat ? »
Après un court silence, Heidi avoua :
– « Je voulais simplement aider mon père à s’emparer du trône qui aurait dû lui revenir. »
Heidi s’interrompit, cependant Roland devinait sans peine : Une fois l’Archiduc Morgan disparu, l’Association était devenue un outil au moyen duquel Heidi entendait assouvir son propre désir de pouvoir.
Tandis qu’ils quittaient les soubassements, Rossignol saisit brusquement la main de Roland : – « Comptez-vous vraiment épargner cette meurtrière ? »
– « Heidi Morgan étant une sorcière de l’Île Dormante, ce n’est pas à moi d’en disposer. Si Tilly me l’a amenée, c’était uniquement pour que je l’aide à découvrir la vérité. »
À ces mots, les yeux de Rossignol se mirent à briller :
– « Vous voulez dire que… »
– « Je n’ai pas à décider pour les sorcières de l’Île Dormante », répondit Roland en écartant les mains.