Très surprise, Cendres répondit :

– « Que dites-vous là ? Je n’ai jamais pensé à vous quitter. »

Voyant que son amie l’avait mal comprise, Tilly rectifia :

– « Ce n’est pas ce que je voulais dire… Pour être honnête, cet endroit est plutôt plaisant… et vous vous y plaisez, n’est-ce pas ? »

Après un moment d’hésitation, Cendres hocha la tête :

« Si l’Association de Coopération des Sorcières a décidé d’élire domicile ici et de travailler pour Roland, elle doit avoir ses raisons, mais nous ne sommes pas dans la même situation. Nous avons notre propre foyer… »

– « Pour nous, il n’y a que trois issues possibles à cette guerre : Si nous sommes vaincus par l’Armée du Châtiment Divin, nous mourrons dans un fossé de la Région du Nord et dans ce cas, ni l’Île Dormante ni la Cité Sans Hiver n’auront d’importance pour nous », coupa Tilly.  

– « Madame, je vous jure sur ma vie que jamais vous ne mourrez dans ces conditions », dit Cendres avec respect en posant précipitamment la main sur la bouche de la Princesse.

Tilly la regarda en souriant et attendit que son amie retire sa main :  

– « Ce n’est qu’une hypothèse. Je ne pense pas, moi non plus, que je serai tuée par l’Église »

– « Dans ce cas, n’en parlez pas », dit Cendres, visiblement inquiète. « Vous dites souvent que… »

– « Cela pourrait devenir une prophétie auto-réalisatrice », acheva la Princesse. Elle se dirigea vers la petite fenêtre de la cuisine et contempla les jardins du château pleins d’énergie et de vitalité.  « C’est bien pourquoi je vous ai fait part de cette possibilité en premier. Une autre hypothèse est que Roland perde cette guerre. Dans ce cas, le Royaume de Graycastle ne sera plus en mesure de résister à l’Église. La Cité Sans Hiver sera prise dans les flammes et Roland n’aura plus qu’un refuge possible. »

– « L’Île Dormante ? »

« En effet. Nous poursuivrons notre lutte contre l’Église jusqu’à ce que commence la Bataille de la Divine Volonté. L’espèce humaine ne disparaîtra peut-être pas avant des centaines d’années, cependant, nous ne pourrons rien faire car nous ne serons plus de ce monde. »

– « Et la troisième possibilité ? »

– « Si nous parvenons à vaincre l’Église et à prendre le contrôle d’Hermès, toutes les sorcières seront libérées de la tyrannie et de la persécution. L’Île Dormante aura accompli sa mission. »  

– « Rempli sa mission ? Que voulez-vous dire ? »

– « C’est une cachette provisoire pour les sorcières dans l’immédiat. Si nous éradiquons l’Église, nous n’aurons plus à nous terrer sur une île des Fjords. Ce n’est pas vraiment le meilleur endroit pour vivre : l’approvisionnement est limité et le temps imprévisible. Il va de soi que nous n’abandonnerons pas l’Île et poursuivrons nos activités au sein des Sortilèges de l‘ Île Dormante mais nous pourrons enfin choisir de vivre là où nous nous sentons le mieux. »  

– « Même en enfer et entourées de démons, je resterai toujours à vos côtés. »

– « Et dans le monde plein de poisson salé et de soupe de poisson ? »

À ces mots, Cendres, soudain, ne sut plus que répondre.

Tilly ne put s’empêcher de rire.

– « Détendez-vous, si j’en mange trop, cela me rend malade moi aussi. Je viendrai sans doute de temps en temps passer un moment à la Cité Sans Hiver : cela ne me fera pas de mal de changer de régime alimentaire. »

– « Hey, de quoi parlez-vous ? » Demanda Andrea en passant la tête par l’entrebâillement de la porte. Elle était vêtue d’un peignoir et portait une bassine de bois posée sur sa tête.  

Cendres fronça les sourcils :

– « Qu’allez-vous faire ? »

– « Prendre un bain », répondit la jeune femme en pinçant les lèvres. « Après dix jours passés sur le bateau, je sens mauvais. Bien sûr, je ne suis guère surprise que certaines personnes ne remarquent même pas cette forte odeur de poisson. Dame Tilly, voulez-vous m’accompagner ? »

– « Avec plaisir. Attendez-moi un instant, je vais me changer », répondit la Princesse.

– « Hem … dans ce cas, je viens aussi », dit Cendres, feignant d’ignorer les sarcasmes d’Andrea.

Celle-ci lui adressa un regard furibond :  

– « Voyons, je ne vous ai pas invitée! »

– « C’est Tilly que j’accompagne, pas vous ! Ne vous méprenez pas. »

La Princesse, qui les regardait s’affronter des yeux, se détendit. S’ils parvenaient à vaincre l’Église, toutes les sorcières pourraient mener une vie simple et joyeuse comme c’était le cas actuellement.

Roland était dans son bureau depuis longtemps lorsque Rossignol arriva, un poisson séché à la main.  

Contre toute attente, Tilly, qui, lors de son dernier séjour, ne l’avait pas reconnu comme son frère aîné venait de l’appeler “grand frère”. À la fois ravi et perplexe, il se demandait si elle le voyait enfin comme le Prince Roland ou simplement comme un ami et un gardien de confiance.  

– « En effet, elle vous a appelé “grand frère”. Et alors ? Si cela vous fait plaisir, je peux faire de même », dit Rossignol qui ne prenait guère cela au sérieux.

« Vous avez trois ans de plus que moi. Où sont passées les valeurs aristocratiques ? » soupira Roland intérieurement. « Quand j’y pense, ce serait peut-être bien d’avoir une sœur aînée comme… Non, cesse d’y penser! » se dit Roland. Chassant ses considérations, il demanda :

– « À votre avis, qu’est-ce qui a pu la faire changer d’attitude envers moi ? »

– « Peut-être s’est-elle rendu compte de votre sincérité lorsqu’elle a constaté que vous n’utilisiez pas les sorcières de l’Association du Croc Sanguinaire pour diviser l’Île Dormante et que vous n’aviez pas tardé à déclarer la guerre à l’Église. Les actes sont plus convaincants que de vaines promesses. Peut-être aussi que sa langue a simplement fourché », répondit Rossignol.

« En effet.  Au fond, peu importe la raison, ce sont les faits qui comptent. Si Tilly s’est rapprochée de moi, cela signifie que je suis davantage reconnu par les sorcières de l’Île Dormante », pensa Roland.   

– « À présent, il est temps pour nous de rencontrer Heidi Morgan », dit-il.

Lorsque Roland descendit dans la prison située dans les soubassements du château, il aperçut la sorcière, inconsciente, allongée sur un lit de paille.  Sa blessure était parfaitement guérie. Il ne restait plus sur sa jambe que des traces de sang rouge et noir.

– « Pour assurer la sécurité de Naela, j’ai assommé Heidi Morgan avant qu’elle ne commence son traitement, sans quoi il aurait été trop dangereux d’ôter la Pierre du Châtiment Divin qu’elle porte sur elle. J’ai appris par l’autre sorcière de leur association qu’elle avait tenté de prendre Andrea en otage au moment où elle s’est fait prendre », murmura Rossignol à l’oreille de Roland.

– « Je vois. Vous avez très bien fait. »

En effet, étant donné qu’Heidi était une sorcière de combat particulièrement puissante, ils avaient dû lui enserrer le cou et les poignets dans des cercles de fer incrustés de Pierres du Châtiment Divin. Sans l’aide d’outils spécifiques, il était impossible de les Ôter.  

Elle était en mesure de causer des dommages irréparables à tous les objets dans un rayon de dix pas en les faisant s’effondrer vers l’intérieur. Selon Tilly, rien ne pouvait affecter ce genre d’effondrement, quel que soit le récepteur qu’Heidi choisissait d’affecter. Le bois serait écrasé et le métal chiffonné.

Les cavités abdominale et thoracique d’un être vivant s’effondreraient de la même manière, expulsant les entrailles. Pour Roland, cela revenait à presser un tube de dentifrice.

Heidi serait plus à sa place dans une usine qu’au combat.  

L’utilisation la plus élémentaire de sa capacité aurait pu être d’agir comme une presse pour mouler la matière. Roland était persuadé que si elle avait pu étudier et s’apercevoir qu’il existait un espace entre les atomes formant les molécules, elle aurait eu un grand potentiel.  

Hélas, il était trop tard pour elle.  

– « Réveillez-la », dit Roland.

Rossignol hocha la tête et se précipita dans la prison. Elle souleva Heidi et l’entraîna vers les barreaux d’acier.

Roland la regarda avec condescendance :

– « Je suis Roland Wimbledon, Roi de Graycastle.  J’ai entendu dire que vous souhaitiez une conversation privée avec moi. Vous pouvez parler à présent. »