En un instant, un nuage de poussière et de cendres jaillit de la rue. À peine entendit-on le bruit des tirs que les ennemis s’arrêtèrent net. On aurait dit qu’ils éclataient en panaches de sang. La grêle de balles semblait former un mur invisible qui empêchait les soldats drogués d’avancer.

– « Bien fait! »

– « À mort, les monstres! À mort! »

Tout excité, Neil joignit les mains. Des étincelles jaillissaient des armures tandis qu’ils bombardaient les ennemis avec leurs mitrailleuses lourdes, bien plus puissantes et efficaces que les revolvers. Celles-ci étaient capables de tuer un homme d’un seul coup porté à la tête ou à la poitrine et pouvaient causer de graves blessures aux membres alors qu’un revolver était juste en mesure d’empêcher un ennemi d’attaquer. Mieux encore, les mitrailleuses lourdes, qui tiraient en continu, étaient pratiquement assurées de toucher la cible, quand bien même quelques balles passeraient à côté.

Lorsque le bruit des tirs se dissipa, des brins de fumée blanche s’échappèrent du museau des canons et s’élevèrent dans les airs. Incapable de faire face aux mitrailleuses, l’armée de forcenés, affolée, battit en retraite, laissant derrière elle de nombreux cadavres. Les blessés graves gisaient sur le sol, gémissants. Non seulement ils ne pouvaient plus se battre mais ils n’avaient même plus la force de se tirer d’affaire. Neil aperçut de la terreur dans leurs yeux.

– « Levez vos armes! » Cria d’une voix forte le chef d’unité.

À la pensée de son compagnon d’arme violemment coupé en deux devant lui, Neil obtempéra sans la moindre hésitation.

Une fois la route dégagée, l’armée put enfin progresser.

Lorsque les cinq commandos arrivèrent à la porte du palais, ils formèrent aussitôt un champ de tir ainsi qu’on le leur avait enseigné au cours de l’entraînement, tout en surveillant les mouvements dans les rues. Pour empêcher que les ennemis ne les prennent en tenaille, l’armée chargée de prendre possession du centre-ville se divisa en trois groupe. Chacun remonterait l’une des trois rues principales et couvrirait les autres par le flanc. De cette façon, la Première Armée serait en mesure de se défendre quelle que soit la direction par laquelle l’ennemi surgirait.  

Cependant, Neil s’aperçut que le combat réel était beaucoup plus compliqué que l’entraînement. La Rue du Sud étant la proie des flammes, il leur était quasiment impossible de passer. Par ailleurs, ses propres troupes, gênées par des débris de pierres, se dispersaient au fur et à mesure que la bataille progressait. Pendant ce temps, les soldats, submergés par l’ampleur des contre-attaques qu’ils avaient rencontrées, en avaient totalement oublié de surveiller les signaux que Foudre leur adressait avec son fanion. Un commando qui aurait dû appartenir à son aile manquait et on entendait des coups de feu partout dans le centre-ville.  

Heureusement, son équipe fut la première arrivée sur les lieux du rassemblement.

Une demi-heure plus tard, les autres escadrons arrivèrent l’un après l’autre aux porte du palais, suivies par l’artillerie de campagne qui avançait lentement.  

À nouveau, le ballon apparut au-dessus du palais. Les quatre bombes ayant eu raison de la muraille qui entourait les jardins et de la porte de fer, la prise d’assaut du château, étape ultime de cette bataille, put commencer.  

– « Votre Majesté, ils sont déjà aux portes du palais! Je vous en prie, fuyez, il en va de votre vie! » S’écria, Osborne, le garde du corps du Roi, au comble de l’inquiétude. « Le temps presse! »

Timothy, silencieux, était au bord de son lit, totalement immobile. Il y a plusieurs années, c’était exactement à cet endroit que son père avait mis fin à ses jours et de toute évidence, son tour était venu.

C’est en usurpant le pouvoir du Prince Gerald, son principal rival, à qui il avait fait porter la responsabilité de la mort du Roi Wimbledon III, qu’il était monté sur le trône. En un an, après avoir successivement unifié les régions de l’Est et du Nord et chassé Garcia, sa troisième sœur, il était devenu l’homme le plus puissant du pays.

Timothy était persuadé que bientôt, il occuperait également la Région de l’Ouest et unifierait la totalité du Royaume de Graycastle. Ce n’était qu’une question de temps. Cependant, il ne s’attendait pas à ce que, brusquement, la situation se détériore. Le revirement était si soudain et sévère qu’il se trouva totalement pris au dépourvu.

D’abord, l’armée droguée, chargée d’attaquer et de conquérir Border Town, avait échoué et l’explosion inattendue qui s’en suivit acheva d’ébranler sa confiance.

En trois jours, il avait perdu tous ses avantages.

En recevant le message de la Cité Écarlate, jamais il n’aurait pensé n’avoir que trois jours pour se préparer. Dans la Région du Nord, la neige n’avait pas encore fondu et comme les agriculteurs étaient occupés à labourer pour le printemps, il était encore trop tôt pour entreprendre les enrôlements de force. Il avait aussitôt envoyé une lettre au nouveau Duc de la Région de l’Est pour lui demander de l’aide, mais ce dernier, qui venait probablement de la recevoir, n’avait sans doute pas encore eu le temps de la lire.  

Finalement, il se retrouva contraint d’affronter l’ennemi à la hâte, à l’aide de nombreux combattants bien entraînés dont les Chevaliers de la Cité du Roi, les mercenaires, les patrouilleurs ainsi que les gardes et les écuyers des nobles environnants. Néanmoins, à son grand étonnement, les imposants remparts, dans lesquels il avait tant confiance, s’étaient effondrés dès le premier jour de la bataille.

– « Salaud! » Rugit Timothy en lançant de toutes ses forces le chandelier de la table de nuit sur le sol. « Maudit bâtard! Vous n’auriez jamais pu me vaincre si vous n’aviez pas pactisé avec les sorcières et ne vous étiez pas livré aux démons! »

– « Votre Majesté… »

– « Tout à fait! Les démons! » Hurla-t-il, furieux, d’une voix à la fois sèche et tremblante. « L’Eglise n’est qu’une bande d’incapables! Ils ont promis d’exterminer les sorcières et au lieu de cela, ils laissent Roland Wimbledon agir à sa guise! Sans l’aide des sorcières, comment aurait-il fait pour avoir des armes à feu plus puissantes que les miennes ? Qui d’autre lui aurait permis de lancer aussi facilement une attaque depuis les airs ? … J’ai beaucoup plus d’ouvriers et d’alchimistes que lui et je suis des centaines de fois plus riche… Il n’y a qu’une seule explication possible : il est aidé par les démons des enfers ! »

Deux explosions retentirent en bas du palais et les vitres se mirent à trembler. Dehors, on entendait des cris sourds :  c’étaient les dernières tentatives de ses gardes pour repousser l’ennemi.

« Non, je ne peux pas mourir ! » Pensa Timothy, amer. « Je ne vais pas lui faire la joie de me suicider maintenant alors que c’est mon frère qui devrait aller en enfer ! »

– « Prenons le tunnel secret. »

Il tenta de se lever, mais ses jambes tremblantes ne le portaient plus. Ses gardes se précipitèrent et le prirent par le bras pour le soutenir.   

– « Bien, Votre Majesté », répondit Osborne, soulagé. Il chargea Timothy sur son dos et demanda aux gardes qui se tenaient à la porte de les rejoindre. Ensemble, ils se dirigèrent vers la cheminée.

Le tunnel secret était équipé d’une trappe et d’une porte fixe. Une fois la porte refermée, l’entrée du tunnel serait définitivement bloquée. Ce labyrinthe souterrain était rempli de Pierres du Châtiment Divin et de pièges cachés. Sa structure était si complexe que Timothy n’avait pas encore eu l’occasion de l’explorer complètement. Il était possible que ce tunnel existât bien avant la construction du palais.

Tous les six débouchèrent dans une grande salle et Timothy leur ordonna de s’arrêter pour se reposer en attendant une opportunité de fuir.

Même si le tunnel possédait de nombreuses sorties, la plus éloigné conduisant hors des murs de la ville, il était très risqué de passer à l’action en plein jour. Timothy se souvenait que Roland disposait d’une sorcière capable de transporter de la poudre à canon dans le ciel.

Il était plus prudent d’attendre que la nuit tombe et que le calme revienne pour sortir du tunnel. Comme celui-ci était entièrement protégé par les Pierres du Châtiment Divin, les sorcières ne pourraient jamais s’y faufiler.

– « Votre Majesté, étant donné que nous ne sortirons pas avant minuit, je vous en prie, prenez un peu de repos », conseilla son garde du corps. Il prit dans un coffre une couverture qu’il déroula sur le sol.

Timothée s’allongea. Au contact de la couverture humide à l’odeur de moisi, il fronça les sourcils. Anxieux et désorienté, le nouveau Roi avait du mal de trouver le sommeil.

« Où irai-je ensuite ? Au Nord, à l’Est ? »

Il y avait, dans ces deux régions, des nobles en mesure de le soutenir et les Ducs venaient d’être nommés.  Cependant, lorsque ceux-ci apprendraient que la Cité du Roi était tombée, se montreraient-ils toujours aussi dociles ?

Ou encore… l’Eglise ?

Sitôt que l’idée de se tourner vers l’église pour obtenir de l’aide lui eut traversé l’esprit, elle persista. Tous ces grands nobles n’étaient que des parasites. Même s’ils savaient pertinemment que son frère pactisait avec les sorcières, une fois sous la menace et la contrainte, ils n’hésiteraient pas à soutenir Roland, tout comme les aristocrates de la Forteresse de Longsong avant eux.  Mais l’Eglise… L’Eglise qui prétendait ne pas tolérer la moindre sorcière n’admettrait certainement pas qu’un noble puisse en soutenir une flopée.

Ces scélérats n’étaient peut-être que de vaniteux illuminés mais ils n’étaient pas stupides au point de fermer les yeux et de laisser les démons étendre leur pouvoir au sein du Royaume de Graycastle.

Afin d’obtenir le soutien de l’Eglise, il était même prêt à sacrifier le royaume de son père.

Tant qu’il n’aurait pas envoyé Roland à la potence et torturé à mort ces maudites sorcières, jamais il ne renoncerait!

À la faible lumière des torches, Timothy prit sa décision.

Le groupe attendit minuit puis s’engagea dans le plus long tunnel dans l’objectif de quitter la Cité du Roi.

Sortis de là, ils traversèrent tranquillement la campagne à la périphérie de la ville. Ils n’avaient pas parcouru huit cent mètres que soudain, des centaines de torches s’allumèrent dans les champs.

– « Fuyez, Votre Majesté… »

Les paroles d’Osborne s’étranglèrent dans sa gorge.  

En cet instant, toute explication était superflue. De toute évidence, depuis longtemps, l’ennemi avait parfaitement planifié les choses.  Tous les six se retrouvèrent pris en embuscade, totalement encerclés par les soldats ennemis qui bloquaient toutes les issues possibles.

Le sang de Timothy se glaça. Cette fois, il n’y avait plus d’échappatoire.