Ferlin ayant rompu avec sa famille, il n’était guère opportun de retourner au domaine, cependant, ce n’était pas pour lever ses doutes qu’il agissait ainsi mais pour son père.
Au cours de ce fameux banquet, Sir Eltek avait fait un discours très émouvant au sujet de la dame peinte sur le portrait, affirmant que la lignée n’existait que grâce à sa bienveillance et qu’elle avait été trahie par ses ancêtres. Ferlin, à cette époque, n’avait pas compris le sens de ce discours mais l’expression de son père, qui manifestement éprouvait du remords pour le comportement de ses ancêtres, le rendit mémorable.
« Etant donné ces sentiments, y’a-t-il une chance de remédier à la situation ? Peut-être la femme que j’ai vue est-elle la descendante de la fondatrice de ma famille… »
Après tout, s’il avait quitté les siens, c’était uniquement parce qu’il ne voulait pas se séparer d’Irène. En tant que fils aîné, ceux-ci ne pouvait accepter qu’il épouse une roturière. Ce n’était qu’une divergence d’opinion, sans quoi il n’avait aucun autre souci avec sa famille.
Après son mariage, même si son père ne lui avait jamais rendu visite, sa mère, qui s’était arrangée pour que quelqu’un leur apporte quotidiennement des provisions lui avait fait remettre une lettre dans laquelle elle écrivait que celui-ci lui avait pardonné.
C’est la raison pour laquelle Ferlin avait décidé de rentrer chez lui et de les informer de ce qu’il avait vu.
À cause des conditions difficiles durant les Mois des Démons, les navires qui faisaient la navette entre les deux villes étaient beaucoup moins nombreux. Il avait dû attendre trois jours pour qu’un navire marchand arrive de la Forteresse. Etant donné le temps requis pour décharger la cargaison, il ne serait à Longsong que dans une semaine.
Lorsqu’enfin il descendit du navire, Ferlin ressentit aussitôt une impression de vide. La neige lui arrivait à hauteur des chevilles et à part quelques ruelles dans lesquelles on voyait des empreintes de pas, les rues étaient intactes, ce qui indiquait que, depuis longtemps, personne n’était passé par là. À Border Town, les rues grouillaient de monde. On n’aurait jamais dit que la Forteresse était la plus grande ville de la région de l’Ouest.
La propriété des Eltek se trouvait au nord de la forteresse et comprenait un village de près de deux mille acres. Si même la forteresse était vide, nul doute que le village devait l’être plus encore. Tandis que le coche roulait le long de la route en direction du manoir familial il aperçut les corps de personnes mortes de faim. Si chaque année la neige se mettait à tomber dès l’automne, la plupart des pauvres seraient pris au dépourvu. N’ayant pas suffisamment de nourriture et de bois de chauffage, la moitié d’entre eux ne tiendrait pas jusqu’au printemps suivant. Même si ce spectacle était très courant durant les Mois des Démons, jamais l’ancien chevalier ne s’y habituerait.
Ils passèrent devant quelques huttes dispersées et Ferlin arriva enfin aux portes de la maison familiale. C’était la première fois depuis des années.
La grille de fer était fermée à clé et la cour avant couverte de neige, à l’exception des dalles du chemin qui menait au manoir. De toute évidence, quelqu’un dans la famille prenait soin du domaine.
Il frappa fortement à la porte de fer. Quelques instants après, deux gardes sortirent de la maison. L’un deux reconnut aussitôt Ferlin et, étonné, lui dit :
– « Vous êtes… le jeune maître! »
– « Je voudrais voir Sir Eltek, » dit Ferlin d’un ton placide.
Tous ceux qui vivaient au manoir savaient que Lumière du Matin avait rompu les liens avec sa famille, mais comme cette affaire regardait les aristocrates, les gardes n’osèrent pas s’interposer. Ils ouvrirent la porte de fer et le conduisirent dans le hall tandis que l’un d’eux allait prévenir le majordome.
Ferlin ne s’attendait pas à ce que la première personne à se précipiter soit son frère cadet, Miso Eltek.
– « Vous ne vivez plus ici, pourquoi êtes-vous revenu ? » Il fronça les sourcils et dévisagea son frère aîné. « Vous êtes venu à pied ? Où est l’écuyer ? »
– « Je ne suis plus Chevalier », répondit Ferlin en riant. « Je n’ai donc plus d’écuyer. »
– « J’avais presque oublié que vous aviez été brutalement vaincu par le Prince de Border Town et que vous étiez à présent devenu son prisonnier. Vous aurait-il libéré ? » Demanda Miso en reniflant. « Vous n’avez pas suffisamment d’argent pour passer l’hiver ? Je peux vous en donner un peu, mais ensuite, vous devrez partir. »
Devant l’attitude de son frère, Ferlin soupira. Miso Eltek étant actuellement l’héritier présomptif de la famille, il était tout à fait compréhensible qu’il n’ait aucune envie de le voir revenir et lui causer des complications.
– « Je ne suis pas venu vous emprunter de l’argent et je n’ai pas l’intention non plus de vous disputer l’héritage », dit doucement Lumière du Matin. « Son Altesse m’a nommé enseignant et je suis très satisfait de ma vie actuelle. »
– « Enseignant ? » s’écria Miso, étonné. « Je ne me souviens pas que vous soyez instruit au point de pouvoir enseigner au sein de l’aristocratie. »
– « Je n’enseigne pas aux nobles. J’apprends à lire et à écrire aux roturiers. »
« Aux roturiers! » railla Miso. « Vos mensonges deviennent de plus en plus intéressants! Cette femme du peuple vous aurait-elle fait perdre la tête ? »
– « Assez! » Gronda faiblement une voix derrière lui. Miso frémit. Ferlin se retourna et aperçut son père, Sir Eltek. « Mme Irène n’est pas inférieure à la noblesse. Il ne lui manque qu’un statut. Il serait irrespectueux de poursuivre cette discussion. »
– « Père! » s’écria Miso.
Sir Eltek l’ignora :
– « J’ai entendu le garde mentionner que vous aviez des informations à me communiquer. »
– « En effet », répondit Ferlin en s’inclinant.
– « Venez dans mon bureau. »
Ferlin suivit son père au deuxième étage. En traversant la salle, il profita de l’occasion pour regarder le mur aux portraits. La femme aux cheveux bleus ressemblait trait pour trait à celle qu’il avait vue au marché. Son portrait, minutieusement détaillé, était plus vivant que les autres. On apercevait jusqu’au grain de beauté qu’elle portait au coin de l’œil.
En entrant dans le bureau, son père, le premier, prit la parole.
– « Lors d’une représentation en automne, j’ai eu la chance de voir votre femme. Elle avait plutôt bonne mine et ses talents d’actrice n’avaient rien à envier à ceux de Mademoiselle May. Il semble que vous vous entendiez bien. »
Ferlin sentit soudain ses yeux se remplir de larmes. Il ne s’attendait pas à ce que son père commence par cette remarque. Après un bref moment de silence, il dit :
– « En effet. À Border Town, nous avons notre propre maison et prévoyons d’avoir un enfant après les Mois des Démons. »
– « C’est merveilleux. » Eltek prit une gorgée de thé : « Il n’a pas dû être facile pour vous de faire le trajet depuis Border Town en cette saison. Que vouliez-vous me dire ? »
S’efforçant de contrôler ses émotions, Lumière du Matin annonça :
– « J’ai vu une femme au marché. Elle ressemble trait pour trait à la dame dont le grand portrait est accroché dans le hall. »
Les mains du père se mirent à trembler. Il faillit renverser sa tasse de thé.
Il leva la tête et ouvrit de grands yeux :
– « Qu’avez-vous dit ? »
– « Elle avait des cheveux bleus comme on en a rarement vus et était d’une beauté indéniable. Je suis certain que je ne me suis pas trompé », répondit Ferlin. « Se pourrait-il qu’il s’agisse d’une descendante de la dame du portrait ? »
– « C’est impossible, cette personne était… » Il marqua une pause : « elle ne pouvait pas avoir d’enfants. »
– « En êtes-vous sûr ? » Ferlin baissa les yeux : « Dans ce cas, je me suis peut-être trompé. »
– « Et vous avez fait tout ce chemin simplement pour me dire ça ? »
– « Oui, car je me souviens que vous avez… exprimé des remords à son égard. »
Sir Eltek baissa la tête et réfléchit un moment :
– « La ressemblance était-elle à ce point ? »
– « En dehors d’une légère différence dans la longueur des cheveux… » Se remémora Ferlin, « Elle lui ressemblait en tout point. Vous savez, de toute ma vie, je n’ai jamais vu cette couleur de cheveux que sur ce portrait, c’est pourquoi je l’ai regardée très attentivement. »
– « Il ne peut s’agir d’une descendante », dit Sir Eltek avant d’ajouter, hésitant : « Cependant, il n’est pas exclu qu’il s’agisse de la dame du portrait en personne. »
Ferlin eut peine à croire ce que son père venait de dire. Cette idée lui semblait au-delà de l’imagination.
– « En personne ? Vous sous entendez… qu’elle aurait vécu plus de quatre cents ans ? »
– « Je ne voulais pas vous en parler », répondit Sir Eltek en se levant, « comme il s’agit d’une sorcière, tout est possible. Suivez-moi. »
– « Où donc ? »
– « Dans les soubassements. J’ai quelque chose à vous montrer », répondit doucement son père. « L’héritage de nos ancêtres comprend une relique qui lui appartenait. »