– « Alors, considérez-vous ceci comme un Grand Éveil ? » demanda le Prince.

Ayesha resta un long moment sans rien dire. Une pensée accaparait son esprit : comment cela était-il possible ?

La Ville Sainte était depuis longtemps oubliée et l’Union avait été détruite. Les sorcières n’ayant plus nulle part où recevoir une formation et des conseils, il aurait été logique que leurs pouvoirs diminuent. D’où venait qu’une jeune sorcière à peine adulte ait déjà passé deux stades ? Cela ne pouvait être dû à la chance. Même au sein de l’Union, la patrie des génies, une sorcière comme celle-ci était plutôt rare.

En outre, si elle avait bien compris, il y avait trois autres femmes tout aussi talentueuses qu’Anna ?

Immobile, Ayesha fixait l’homme aux cheveux gris. Elle mit un certain temps avant de reprendre ses esprits :

– « Il doit s’agir d’un Grand Éveil en effet, mais comme je n’ai pas de Pierre d’Évaluation, je ne peux pas mesurer les changements. » La gorge sèche, elle marqua une pause. « Puis-je me permettre de vous demander ce qu’Anna a ressenti durant son éveil ? Il semble qu’elle ne soit adulte que depuis peu. Ces deux éveils auraient-ils pu se succéder au cours de ces deux dernières années ? »

Ce n’est que lorsqu’elle eut terminé de parler qu’elle réalisa s’être adressée à lui en termes respectueux. Le statut d’une sorcière n’était pas héréditaire. Même dans une grande communauté de gens du commun, il n’était pas certain qu’il y ait un jour une sorcière dotée de telles capacités. C’est pourquoi on décidait du rang d’une sorcière en fonction de ses capacités et non de ses origines. À en croire celles d’Anna, au sein de l’Union, elle aurait été qualifiée de membre de haut niveau. Cette jeune femme était au moins aussi puissante qu’elle, sinon davantage.

Toute sorcière ayant vécu le Grand Éveil  méritait le respect.

– « Mon premier éveil s’est produit après que j’aie épuisé mon pouvoir magique en luttant contre les bêtes démoniaques. Quant au second, je pense qu’il résulte des connaissances que j’ai acquises. »

– « Des connaissances ? » Demanda-t-elle surprise. « Quel genre de connaissances ? »

– « Ahem, nous en discuterons plus tard », dit le Prince en s’éclaircissant la gorge.

« Revenons plus tôt à ce dont nous parlions précédemment. Qu’est-ce qu’Alice a à voir avec l’Armée Expérimentale du Châtiment Divin ? »

« En effet, si ce qu’il dit est vrai, ces connaissances doivent être exceptionnelles, c’est ce qui expliquerait qu’Anna ait pu s’éveiller à une nouvelle capacité au moyen d’une révélation. Je comprendrais que le Prince n’ait pas voulu aborder le sujet tant qu’il n’a pas entièrement confiance en moi », se dit Ayesha, soudain pleine d’enthousiasme. Le fait de pouvoir augmenter leurs chances d’évoluer avait une signification extraordinaire pour les sorcières. Si elle parvenait à comprendre ce mécanisme, peut-être pourrait-elle ressusciter l’Union.

« Là encore, d’où tient-il ces connaissances ? Cet endroit n’est qu’une terre désolée. Comment des paysans comme lui pourraient-ils comprendre  les secrets du pouvoir magique ? » Elle était confuse. « Qu’est devenu le monde pendant ces 400 ans? »

Ayesha décida dans l’immédiat de mettre de côté ces problèmes insolubles.

– « Alice était si puissante que même avec l’aide de la Pierre du Châtiment Divin, une troupe de Seigneurs des Enfers n’aurait pu la vaincre. Cependant, les Transcendantes étaient trop peu nombreuses. Autrement, c’est le manque de diversité dans nos capacités qui nous a menées à la défaite. »

– « Le manque de diversité ? »

– « En effet. Avant son éveil, une sorcière ne sait pas quelle capacité elle aura. Selon les calculs de l’Union, seules dix pour cent étaient aptes au combat. Le même ratio pouvant également être appliqué aux Extraordinaires. Quant au pourcentage des sorcières de combat qui vivraient le Grand Éveil, cela restait une inconnue. Il y a eu une période où pas une seule sorcière n’a évolué en cinquante ans. En réalité, la capacité de combat de l’Union était très instable. »

« Si je comprends bien, vous voulez dire que les mortelles peuvent s’éveiller, que l’éveil ne signifie pas que la sorcière soit apte, pas plus que l’expérience du combat ne mène à l’évolution de la capacité », dit le Prince en se caressant le menton.

– « C’est à peu près ça », soupira Ayesha. « Nous avons formé une troupe de gardes composée de mortels pour compenser le manque de sorcières, mais… les mortels ne pouvaient pas vaincre les démons. Même équipés de Pierres du Châtiment Divin, ils ne pouvaient venir à bout des Diables Fous. Devant l’urgence de la situation, Alice ordonna à la Société de Recherches de travailler sur un type de guerriers capables de franchir les limites du corps humain. À en juger par ces notes, il semblerait qu’elle ait réussi… »

– « Il semblerait ? » Demanda le Prince, curieux. « N’avez-vous pas dit que vous étiez vous-même membre de la Société de Recherches ? »

« C’est exact, mais après en avoir reçu l’ordre, j’ai quitté la Société de Recherches de Taquila et fondé mon propre laboratoire dans la Forêt aux Secrets. » Elle se mordit la lèvre et hésita un instant avant de poursuivre : « Ils ont rapidement trouvé la solution, qui consistait à unir les sorcières et les mortels par la force avec l’aide de la Pierre du Châtiment Divin mais… ce processus les aurait contraints à sacrifier la vie des sorcières. Je ne pouvais pas accepter cette approche. J’étais d’avis que la Société de Recherches devrait se concentrer sur l’exploration de la Pierre du Châtiment Divin plutôt que d’utiliser les sorcières comme des ressources consommables. La note dans ce livre dit vrai : une telle attitude n’aurait apporté que destruction aux sorcières. »

Le Prince semblait un peu choqué.

– « Utiliser des sorcières comme ressources consommables ? »

– « Alice a fait cela parce qu’elle n’avait pas d’autre solution. Taquila était au bord de l’extinction », répondit Ayesha en pensant que le Prince était plus agréable à regarder lorsqu’il manifestait ce genre de sympathie. « Mais le fait que l’Union ait aujourd’hui disparu prouve qu’ils n’ont pas pu poursuivre cette approche. Cela ne se reproduira sans doute jamais. »

Sur ces paroles, elle baissa la tête et se mit à feuilleter le livre qu’elle tenait toujours dans ses mains : « Escalader les montagnes, traverser les eaux… » Comme ces phrases lui étaient familières! « Mais où êtes-vous à présent ? Comment ferais-je, seule, pour reconstruire l’ordre ? »

– « Mais l’Armée du Châtiment Divin existe toujours. »

À ces mots, les doigts maladroits d’Ayesha se figèrent. Elle regarda le Prince, incrédule.

– « Qu’est-ce que… vous avez dit ? »

– « Je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’une simple coïncidence », répondit doucement Roland. « L’Eglise… cette organisation dont vous n’aviez jamais entendu parler, a créé deux cités dans la grande ouverture au milieu de la Chaîne des Montagnes Infranchissables. Elle les a appelées ײCités Saintesײ et c’est dans ces villes que la chasse aux sorcières a commencé. Ces gens étaient également à la recherche de jeunes orphelines qu’ils ramenaient ensuite dans leur monastère. Wendy fait partie de celles qui ont réussi à s’enfuir.  

« L’Eglise a sa propre armée et son propre territoire. Ses plus forts guerriers sont issus de l’Armée du Châtiment Divin, des monstres qui ont perdu toute santé mentale et presque aussi puissants que les Extraordinaires. Il se pourrait même qu’ils aient avec eux un certain nombre de puissantes sorcières, c’est pourquoi je vous ai mis un Médaillon du Châtiment Divin pour vous empêcher temporairement d’utiliser vos pouvoirs. »

Le Prince étendit les mains : « Avant d’entendre votre récit, nous pensions que c’était l’Eglise  qui avait établi la ville sainte de Taquila, combattu les Diables et abandonné la tour de la Forêt aux Secrets. »

Ayesha ne sut que répondre. Comment était-il possible qu’une organisation composée de mortels ait emporté les plus importants secrets de l’Union, chassé les sorcières et construit l’Armée de la Punition de Dieu pour consolider son règne ? Elle avait une migraine épouvantable.  « Ainsi, l’Armée du Châtiment Divin n’a pas disparu! Elle est tombée entre les mains d’une organisation qui déteste les sorcières! Que diable ont bien pu faire les membres de l’Union ? »

Wendy avait dû sentir son épuisement et son inconfort car elle repoussa doucement Ayesha sur les oreillers et dit à voix basse :

– « À chaque jour suffit sa peine. Dormez bien, et rassurez-vous, nous découvrirons la vérité à ce sujet. »

La sorcière sentit que l’on détachait quelque chose de sa cheville : Anna venait de lui ôter la Pierre du Châtiment Divin. Une à une, les sorcières quittèrent la pièce. Le Prince aux cheveux gris sortit le dernier.

Lorsque la porte se referma sur lui, Ayesha entendit dire d’une voix calme mais résolue :

– « Vous vous trompez sur ce point: les mortels peuvent vaincre les démons. »